Chapitre 3-2

2024 Words
— Peut-être serait-il quand même plus heureux sans moi… Hang soupira légèrement. — La vie d'un couple connaît parfois des instants délicats, de ceux où des interrogations naissent et provoquent le doute. Tu sais à quel point il a été compliqué, pour Niamie et moi, de désirer un enfant qui ne venait pas. Songe aux moments de tension que nous avons traversés, de ceux où l'envie de rendre l'autre responsable de cette infertilité nous consumait de l'intérieur, parce que nous devions trouver une explication à notre incapacité à concevoir ou, simplement, un coupable pour en porter le poids. De temps à autre, nos paroles ont dépassé notre pensée quand le chagrin devenait trop pesant. Pendant des jours, des mois, des années, nous avons parlé, crié, pleuré, jusqu'au moment où nous avons accepté de renoncer à nos rêves de famille pour pouvoir continuer à vivre heureux, tous les deux. Tu verras, vous surmonterez cette nouvelle épreuve, comme toutes celles qui l'ont précédée. — Je ne sais pas, Hang, je ne sais plus. Étrangement, alors que ce choix de partir prend des allures impérieuses, tout semble s'effondrer autour de moi, comme si je commettais la plus grande erreur de ma vie. J'ai l'impression de vouloir retenir de l'eau entre mes doigts. Même en les serrant très fort, elle s'échappe irrémédiablement par le plus invisible des interstices. Après, il ne me reste plus rien… — Tu y parviendras. Je te connais, tu as toujours possédé l'intuition de la bonne décision. Souviens-toi, tu ne te trompes pas, même quand tout le monde pense que tu as tort. Aila émit un petit rire triste. — Tu embellis la vérité ! Heureusement que mes compagnons de voyage, à la fois fidèles et précieux, ont su m'ouvrir les yeux sur des chemins que je n'avais pas envisagés seule… — Ces amis sont encore autour de toi, et l'un d'entre eux te dit que tu as raison de t'éloigner quelque temps. Pourquoi ne pas le croire, lui ? Pardon ne renoncera pas à toi aussi facilement, j'en suis sûr. — Mais Naaly… — C'est une adolescente dans toute sa splendeur, plutôt du genre à mordre la main tendue, surtout celle qui, quoi qu'il advienne, ne lui sera jamais enlevée. Bientôt, elle mûrira et les problèmes actuels s'estomperont d'eux-mêmes. Ne t'inquiète pas. De plus, Niamie, qu'elle adore, la convaincra tôt ou tard de nuancer son jugement. — Merci, Hang. Un grand sourire sur les lèvres, il ouvrit ses bras au creux desquels elle plongea. Entourée par la chaleur de son ami, elle perçut le lien puissant qui existait entre eux depuis tant d'années qu'elle ignorait comment elle pourrait s'en passer. Fermant les yeux pour mieux s'imprégner de sa présence rassurante et fraternelle, elle regretta de ne plus éprouver le même réconfort auprès de Pardon, consciente qu'à présent, elle hésitait trop souvent à se rapprocher de lui. Hang lui glissa à l'oreille : — Ne tarde quand même pas trop à rentrer, tu me manqueras beaucoup trop… Aila sourit. — Mon grand dadais… Pour rien au monde, je ne raterai la naissance de votre enfant ! — Hé ! Mais il n'est prévu que dans trois mois ! Tu songes à nous quitter aussi longtemps ? — Peut-être… Si cette durée est nécessaire pour revenir sereine, je la prendrai. Hang hocha la tête avant d'ajouter : — Allons voir ma petite maari d'amour maintenant. Elle attend ta visite avec impatience. Avec un peu de chance, ton adolescente de fille sera déjà repartie et tu pourras reporter votre prochaine rencontre à plus tard. Bras dessus-dessous, ils progressèrent lentement, tandis que Hang racontait à Aila des histoires dénuées d'intérêt, simplement pour la distraire de ses sombres pensées. Au détour d'un bosquet, une maison se révéla avec, sur son seuil, une femme aux longs cheveux bouclés, qui, les mains sur son ventre arrondi, semblait les guetter, un large sourire sur les lèvres. Aila décida d'oublier momentanément ses problèmes pour se consacrer à son amie. — Voilà deux des êtres les plus chers à mon cœur ! s'exclama Niamie, alors qu'ils la rejoignaient. Tu peux rentrer sans crainte, Naaly a déserté rapidement les lieux de peur que tu arrives trop vite à son goût ! Exprimée de cette façon, la relation épineuse entre mère et fille apparaissait comme une plaisanterie sans conséquence. Aila la bénit pour cette magie toute personnelle que Niamie avait possédée bien avant son passage chez les fées : quelques mots lui suffisaient pour détourner les peines de leur cours. D'avance ravie de ce moment en sa compagnie, elle s'efforça de relâcher la tension qui l'habitait pour lui offrir un visage apaisé. Après l'avoir enlacée avec douceur, elle saisit ses mains avec force. Niamie, son amie la plus ancienne, comme la sœur qu'elle aurait adoré avoir en plus d'Aubin. — Tu es plus radieuse chaque jour. Comment te sens-tu ? — Merveilleusement bien ! Il me tarde de le voir arriver ! — Encore un peu de patience ! Les traits de Naaly se figèrent brièvement. — Nous l'attendons depuis tant d'années… Le regard de la jeune femme, empli de tendresse, remonta lentement vers son mari. Face à ce désir inassouvi d'enfant, leur couple aurait dû se briser tant la difficulté à surmonter cette douleur intime les avait confrontés à eux-mêmes et entre eux, au fil de ces années infructueuses. Chaque jour, ils avaient dû lutter, puis, finalement, renoncer à former une famille. Ensuite, comme un pied de nez à tous leurs efforts, six mois plus tôt, la nature avait repris ses droits. Au début, Niamie n'y avait pas cru, puis elle avait bien dû se rendre à l'évidence, confortée et rassurée par l'expérience d'Aila. Depuis, toujours avec un soupçon d'incrédulité, elle observait son ventre s'arrondir, se déformer quand le petit être à venir manifestait sa présence à coups de genou, de coude ou de tête. Aujourd'hui, plus que jamais, elle était convaincue par la réalité de ce bébé qui verrait bientôt le jour et qu'elle pourrait serrer dans ses bras. Jamais elle ne s'était sentie à la fois aussi fatiguée, fragile, mais aussi épanouie, comme si rien, absolument rien ne pouvait plus l'atteindre tant que cet enfant se porterait bien. Excepté, parfois, la tristesse qu'elle pouvait déceler dans les yeux de son amie… — Rentrons auprès du feu, proposa Aila, la fraîcheur arrive. Sans résistance, Niamie se laissa entraîner dans la chaleur de son foyer, saisissant au passage les doigts de Hang entre les siens. L'homme l'embrassa avec tendresse, puis s'éloigna, choisissant de leur accorder ce petit moment entre elles. Aila posa son panier sur la table et en sortit quelques préparations concoctées avec amour. Après quelques années à dispenser ses connaissances sur les plantes, elle n'utilisait plus ces dernières que rarement, poussée par une circonstance exceptionnelle, comme la grossesse de Niamie. Installée dans son fauteuil à bascule, son amie se balançait lentement, une main sur son ventre, les paupières closes, si rayonnante et heureuse qu'Aila s'en voulut d'assombrir cet instant par son attitude égoïste. Naturellement, elle s'empressait autour d'elle, la choyant au point de se replonger dans l'élaboration de baumes ou des mélanges d'herbes pour la soulager des maux habituels de son état. Un véritable défi personnel, en fait. Renonçant progressivement à soigner, puisqu'elle ne pouvait plus guérir, le précieux livre offert par Hamelin avait fini rangé à l'abri de son regard. Étrangement, nul besoin de le rouvrir, lui ou n'importe quel autre ouvrage, pour se souvenir du nom de chaque plante et de bien plus encore. Peut-être ses déambulations dans l'Oracle avaient-elles rendu sa mémoire si performante qu'elle n'oubliait rien de ce qu'elle avait appris, même des années plus tôt. À présent, cet objet qu'elle avait chéri au même titre que son kenda lui renvoyait trop d'émotion ou de regrets sur ce qu'elle avait cessé d'être. Malgré sa tristesse, elle esquissa un vague sourire en songeant à l'état pitoyable du présent du mage, qui, après avoir voyagé dans son sac pendant son interminable périple, avait atterri entre les mains de Naaly. Petite, celle-ci le feuilletait avec empressement dès que toutes les deux, rentrant de longues marches en forêt, rapportaient des plantes et des graines à profusion. Si Aila les avait toutes identifiées au premier coup d'œil, en revanche, sa fille s'adonnait à l'époque au plaisir de leur découverte. Enfin, c'était avant… avant que celle-ci commençât à la détester, avant de désirer un troisième enfant, avant de déceler la peine dans les yeux de Pardon… Son sourire s'effaça, mais elle se ressaisit rapidement, en dépit du flot d'idées douloureuses qu'elle ne parvenait pas à arrêter. Vérifiant une dernière fois la composition de chacun des produits posés sur la table, ses pensées se tournèrent vers Aubin. S'il ne participait pas à une mission pour Avotour, dans moins d'une semaine, elle l'aurait rejoint. Son cœur se serra, tandis qu'elle songeait au soulagement qu'elle ressentirait à quitter les siens, mais elle préféra s'absorber dans le plaisir de retourner à Avotour, loin de l'actuelle atmosphère pesante. Là-bas, auprès de lui, de Bonneau ou de Lomaï, elle pourrait souffler, prendre de la distance et, éventuellement, réveiller un peu de joie dans son existence. Entre autres, elle serait ravie de retrouver les jumeaux, derniers enfants de Sérain, Sekkaï et Merielle, qu'elle n'avait pas revus depuis un bon moment. Conçus sur le champ de bataille qui les opposait aux guerriers du Tancral et nés presque six mois après Naaly, le frère et la sœur avaient hérité chacun d'un de leurs parents, comme à l'issue d'un partage net des gènes entre eux deux. Ainsi, si les traits du garçon confirmaient son ascendance wallane, la princesse, elle, ne démentait pas son origine avotourine. De plus, Aila pourrait vérifier par elle-même l'état de Sérain, son roi de cœur, à propos de qui circulaient quelques rumeurs dérangeantes, une, en particulier, annonçait sa volonté de transmettre prématurément sa charge à Adrien. Ce fait n'augurait rien de bon, mais probablement s'alarmait-elle pour rien. Elle n'imaginait pas le souverain autrement que comme celui qu'elle avait toujours connu : un esprit vif, charismatique, épris de justice, une main de fer dans un gant de velours, un monarque clairvoyant derrière lequel Adrien, héritier de la prestance de son père, reprendrait le flambeau avec tous les honneurs. D'ailleurs, peut-être le cadet de la famille royale serait-il également à la forteresse, avec Hara et leur fils, Timoé. Il lui semblait qu'il se déplaçait beaucoup ces derniers temps pour entretenir les alliances avec les contrées voisines, accorder son attention à chaque comté, s'occuper des demandes et des réclamations, et régler les différends ; gérer le pays exigeait beaucoup d'énergie, de diplomatie et bien plus de présence. À une époque lointaine, quand les fées avaient vécu en Avotour, leur magie avait protégé leurs habitants de tout malheur. Après avoir disparu une première, puis une seconde fois de la vie des hommes, ceux-ci, comme l'avait si justement fait remarquer Pardon, se débrouillaient seuls pour se préserver des tracas quotidiens. En un sens, l'absence de ces créatures fascinantes les avait obligés à grandir d'un seul coup. Certes, les voies empruntées avaient hésité et hésitaient encore entre ingéniosité et approximation, mais la confiance et l'espoir avaient toujours dominé l'adversité. La voix de Niamie troubla le défilé de pensées d'Aila. — Alors, que m'as-tu apporté ? — En premier, de quoi soulager les tiraillements de ton ventre lors de ces derniers mois. Voici une petite gelée toute fraîche que tu pourras appliquer en massages doux et prolongés dès que tu en ressentiras le besoin. — Tous les effets d'une grossesse sur le corps représentent une découverte pour moi et je suis si contente que tu sois là pour me les expliquer… Aila serra la main de son amie chaleureusement et reprit : — Tu verras, tout se passera bien. S'il est légitime d'être inquiète face à l'inconnu, tu ne dois pas oublier que les femmes donnent la vie depuis la nuit des temps. Ton bébé dans tes bras, tous tes doutes s'effaceront et il n'existera plus que lui. Tu comprendras ses souffles, ses hoquets, ses cris et ses silences, tandis que votre famille se construira, jour après jour. Finalement, nous devrions toutes commencer par le deuxième enfant en premier, cette inversion nous soulagerait tout à la fois de préoccupations inutiles et de maladresses inhérentes à notre inexpérience ! Niamie sourit. — Excellente idée ! Je ne vois pas comment la réaliser tout de suite, mais j'y songerai sérieusement pour la grossesse suivante. Ainsi, j'éviterai de m'angoisser pour rien… — Tu as si peur ? demanda Aila avec beaucoup de douceur. Une nuance de frayeur traversa les yeux de Niamie avant de disparaître. — Pas tout le temps… J'ai tant attendu pour devenir mère que, parfois, je me dis que ce bonheur est trop beau pour durer, comme une illusion avant un nouveau malheur… Niamie saisit les mains d'Aila avec force et planta son regard dans le sien. — Tu seras près de moi, n'est-ce pas, pour le grand moment ? Parce que, si les choses tournent mal… — Arrête de te faire peur pour rien ! Tout se passera bien ! Même si je dois galoper nuit et jour, je serai là à temps pour toi, je te le promets. Jamais ne me viendrait l'idée de t'abandonner pour un des plus merveilleux jours de ta vie. Je ne l'ai jamais fait, souviens-toi, quand tu es restée seule sur le bord de la route, je suis revenue te chercher, et je ne commencerai pas aujourd'hui.
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