Chapitre 11-3

2041 Words
Les oreilles envahies par le grondement permanent de la cascade, Pardon tentait de réfléchir aux solutions envisageables. Une seule fusa dans son esprit, mais la chance lui sourit quand sa hanche heurta une large roche qui saillait sur le chemin et que, perdu dans ses pensées, il n'avait pas remarquée. Immédiatement, il incita Hang à s'accroupir derrière. Si celui-ci parut peu favorable à cette suggestion, il s'en accommoda, car le temps ne se prêtait pas à la discussion, et, mécontent, finit par se recroqueviller. De toute façon, même si sa tête dépassait un peu, dans la pénombre, personne ne s'en apercevrait. Pardon poursuivit son exploration. Alors que la sortie du tunnel se profilait, en désespoir de cause, il décida de suivre l'unique idée qui lui restait. Après un rapide coup d'œil autour de lui, il décela un rebord rocheux à peine visible. Le kenda abandonné derrière un repli, ses doigts agrippés, il se laissa glisser le long de la paroi dans l'écume froide de la cascade, son pied à la recherche de la moindre aspérité qui constituerait un troisième point d'appui. Il retint un soupir de soulagement quand il en détecta un et se colla aussitôt contre la pierre. Immédiatement, une vague vibration du sol lui indiqua qu'un premier cavalier circulait au-dessus de lui. Patientant dans son inconfortable position jusqu'au quatrième cheval, trempé et grelottant, il s'arcbouta sur ses mains pour regagner le chemin. Il ramassa son bâton et partit récupérer Hang. Ensemble, ils avancèrent vers la sortie de la chute d'eau. Après un rapide coup d'œil pour s'assurer qu'il ne restait plus qu'eux, ils reprirent leur course modérée, ponctuée par le bruit léger de leurs pas. Quand la lumière réapparut à proximité, ils ralentirent et s'approchèrent de la limite du tunnel avec prudence. Devant eux se révéla un véritable village, avec des maisons en bois, certaines au sol, d'autres suspendues à différentes hauteurs dans les arbres. Une vie animée régnait parmi la population qui circulait entre les habitations et les échoppes. Un peu partout, des enfants s'amusaient dans une atmosphère détendue, presque surprenante. — Impossible de sortir par là avant la nuit, surtout avec toi, détrempé, et moi qui détonnerais dans le paysage ambiant, conclut Hang. Je doute que nous disposions de ce délai pour nous faufiler en toute tranquillité. Pardon détailla le lieu avec attention avant d'esquisser un sourire. — Tu crois que les brigands sont aussi susceptibles que les villageois ? Hang l'observa avec curiosité. — Tu penses à quoi ? — À créer une diversion comme… une bonne bagarre. — Et comment ? De nouveau, les yeux de Pardon errèrent sur l'endroit, puis il avisa un jeune homme qui se rapprochait de l'entrée du tunnel. — Hang, tiens-toi prêt ! Tu vois l'étable là-bas. Tu t'y précipites dès que tu pourras passer inaperçu. Prends mon kenda. — Tu vas faire quoi ? — Regarde ! D'un geste, il dissimula ses traits sous ses cheveux, puis, sortant de sa cachette, bondit sur le bandit. — Espèce d'ordure ! s******d ! Alors comme ça, tu me tends des pièges et, pendant ce temps-là, tu te tapes ma femme ! Sans laisser à l'autre le temps de réagir, Pardon, sans hésiter, lui décocha un direct droit dans le nez qui le cloua sur le sol. — Enfin, quand je dis ma femme, y'en a d'autres, la Val aussi ! — Comment ça, Val, hurla un grand gaillard qui s'élança aussitôt vers le jeune homme, lequel semblait ne plus rien comprendre à la situation. — La Val, elle est pas à toi, rétorqua un nouvel arrivant. — Touche pas à mon compagnon, cria une voix différente. Petit à petit, la bagarre se généralisa. Esquissant tous les coups, Pardon frappa encore trois personnes, puis se glissa avec discrétion dans la foule pour rejoindre l'écurie. — Hang ? — Là-haut. Tu as une échelle sur ta droite. Pardon monta à l'étage pour se camoufler dans le foin aux côtés de Hang. — Je vais te dire un truc : tu m'as impressionné, lui annonça ce dernier. Je ne te connaissais pas un tel talent de comédien ! Pardon afficha un sourire un peu désabusé. — Oui, je nous ai complètement jetés dans la gueule du loup, tu parles d'une réussite… — Patientons jusqu'à la nuit pour faire le tour du domaine sans nous faire voir et établir un plan d'action. — Bien. Je te propose une petite sieste pour récupérer. Le Hagan hocha la tête, tandis qu'une voix au timbre autoritaire séparait les hommes en train de se battre. Le calme revint rapidement, mais ce dernier intervenant semblait furieux, il n'avait pas mis la main sur l'instigateur de la bagarre et personne n'avait été en mesure de l'identifier ni même de savoir par où il avait disparu. Pardon souffla. Cette première étape avait fonctionné, mais combien d'autres les attendaient ? Ils étaient deux dans un milieu assurément hostile et, s'ils étaient parvenus à rentrer, leur sortie ressemblerait à un défi, surtout s'ils récupéraient Aila et Lumière. Après les avoir égouttées au mieux, Pardon étendit ses affaires pour les faire sécher, puis les deux compagnons s'installèrent dans le foin pour se reposer, la nuit risquait d'être longue… Lomaï fulminait. Comment ça, partis ? Comment ça, le grand jeune homme avait laissé un pli ? Comment ça, celui-ci restait pour l'instant introuvable ? La reine se retenait de saisir l'aubergiste par le col et de le secouer comme un prunier pour qu'il remît la main au plus vite sur la missive qui expliquerait où ses enfants s'en étaient allés et pour quelle raison. Elle avait vécu toute la durée du voyage vers Lancre sur un nuage, songé au bonheur de retourner à Avotour pour rejoindre Sérain, disputé mille fois ses jumeaux pour leur inconscience et leur irresponsabilité avant de les serrer autant de fois dans ses bras et de les disputer encore et encore. Et voilà que cet homme avec sa voix chevrotante et son tablier sale se dressait tel un obstacle à tous ses rêves ! Ah, il l'avait pris de haut quand elle avait débarqué. « Ma petite dame, lui avait-il balancé d'un air condescendant, je n'ai pas que ça à penser, moi. Je travaille. » Ses manières désagréables avaient fondu lorsqu'elle s'était présentée d'un ton sec. Pas immédiatement, non, manifestement, il ne l'avait pas crue tout de suite. Cependant, Aubin et Bonneau choisissant ce moment pour la rejoindre, il avait commencé à réaliser sa bévue, tandis que ses derniers doutes s'envolaient en entendant le terme « Majesté ». Depuis, il bafouillait, s'excusait, vidait ses placards les uns après les autres à la recherche du fameux pli déposé il ne savait plus où. Mais, elle devait comprendre, c'était hier, il devait penser à tant de choses, donc il l'avait rangé pour ne pas le perdre, mais il allait le retrouver, c'était certain. Enfin, il l'espérait parce qu'il ne se souvenait plus de rien. Qu'avait-il pris ce matin pour allumer son feu, alors qu'il manquait de petit bois ? Un frisson glacé le parcourut. Que pourrait bien faire une reine à un pauvre aubergiste qui la décevrait ? Des doigts se posèrent sur le bras de Lomaï et la jeune femme tourna la tête vers Bonneau qui lui souriait. Comment, tout à sa profonde détresse, avait-elle pu oublier qu'il cherchait ses deux petits-enfants dont la responsabilité lui incombait ? Elle recouvrit sa main de la sienne, tentant de calmer la nervosité qui l'animait. — Je l'ai, s'écria une voix. C'est lui, je le reconnais. L'aubergiste se rapprocha d'elle à toute vitesse et lui tendit un pli blanc en s'inclinant. D'un geste rapide, elle s'en saisit et l'ouvrit de telle façon que Bonneau pût la lire en même temps qu'elle. « J'imagine votre surprise lorsque, parvenus ici, vous vous apercevrez que nous n'y sommes plus. Je voudrais vous rassurer, nous sommes tous les quatre en bonne santé. Je comptais que Merielle et Naaly resteraient pour qu'une escorte les ramenât à Avotour, mais elles ont choisi de nous suivre, Tristan et moi. Comme je n'ai su expliquer mes raisons à ma sœur, je ne pourrai pas plus vous indiquer ce qui m'entraîne sur les traces d'Aila. Je me sens poussé par un impératif, une urgence dont je ne comprends pas l'origine, mais si intense que je me dois de répondre présent à son appel. J'espère que vous accepterez de me pardonner les tracas auxquels je vous impose de faire face. Cependant, ne vous inquiétez pas, je vous donnerai de nos nouvelles régulièrement. Je vous assure que tout se passera bien et que nous reviendrons bientôt. Votre fils dévoué et aimant, Sekkaï » Lomaï n'en croyait pas ses yeux. D'ailleurs, le grognement de Bonneau à ses côtés manifesta clairement sa propre incompréhension. Mais quelle folie avait traversé la tête de son fils qu'elle pensait, pourtant, bien accrochée sur ses épaules ? — Par où se sont-ils dirigés ? — Je ne sais pas, ma dame, je travaillais dans la cuisine. Une porte s'ouvrit avec énergie et un homme entra. Lomaï se tourna pour identifier le visiteur impoli. — Sire Manier ? s'étonna-t-elle. — Majesté, juste après votre départ, un autre messager d'Avotour s'est présenté chez moi. Il patiente dans la cour à cet instant, mais j'ai tenu moi-même à vous apporter l'information qu'il vous destinait. Presque paralysée par une peur intense, elle hocha à peine la tête, incapable de parler. — Votre époux a fait un grave malaise et ses heures sont peut-être comptées. Sérain ? Lomaï n'en croyait pas ses oreilles. Elle n'avait pensé qu'à ses enfants, pas à lui, non, pas à lui ! Son cœur écartelé entre deux désirs, dont celui de récupérer sa progéniture au plus vite, la voix légèrement tremblante, elle annonça cependant : — Je repars immédiatement pour Avotour. Puis, elle se tourna vers Aubin et Bonneau qui affichaient tous deux la même consternation. — Oserais-je, malgré ces circonstances douloureuses, vous demander de continuer vos investigations ? Ils sont quelque part, dans cet environnement hostile, à poursuivre je ne sais quelle folie. Je ne voudrais pas tout perdre… Bonneau opina, l'œil humide. Pour lui aussi, le dilemme était grand, mais retrouver ses petits-enfants resterait sa priorité. Il ne pourrait pas se présenter devant leur père sans eux. Aubin prit la parole, renonçant aux marques de politesse dont il usait habituellement en communauté. — Lomaï, je vais accompagner Bonneau et nous te les ramènerons, je te le promets. Conserve l'escorte, nous nous débrouillerons sans elle. Elle secoua la tête. — Non, je désire rentrer au plus vite et elle ne ferait que me ralentir. Gardez-les et renvoyez-les-moi, un par un, pour me donner des nouvelles. Vous le ferez, n'est-ce pas ? Elle n'attendit aucune réponse et, sur le point de passer la porte, elle se retourna brusquement et revint vers eux pour les serrer avec force l'un après l'autre. Quand ses yeux rencontrèrent ceux de Bonneau, elle ne put retenir l'émotion qui l'étreignait et une larme qu'elle essuya rapidement. — Prenez soin de vous deux. Je vous en voudrais trop dans le cas contraire… Dans la cour de l'auberge, alors qu'elle s'approchait de sa monture, Manier qui l'avait suivie lui demanda : — Accepteriez-vous ma compagnie pour chevaucher jusqu'à Avotour ? J'ignore si je pourrai vous servir, mais je suis inquiet de vous laisser partir seule dans ces conditions. — Si vous êtes prêt immédiatement. — Je le suis, Votre Majesté. Elle le fixa brièvement, ne sachant si elle devait se réjouir ou non de sa présence, puis elle l'oublia. Dévastée, elle enfourcha son cheval, une vive angoisse tapie au fond de son cœur, celle d'arriver trop tard… L'heure du déjeuner approchait. S'il en restait encore pour une cloche de labeur dans ce dernier champ, c'était tout le bout du monde. Aila, appuyée sur sa fourche, goûtait aux plaisirs simples de sa nouvelle vie, la chaleur du soleil sur sa peau, le souffle rafraîchissant d'une brise légère, la sensation de se sentir bien, libre, détachée de tout. Renaissait en elle comme une respiration intérieure, puissance et salvatrice. Alors qu'elle se remettait au travail, une voix retentit. — Aila, venez nous rejoindre. La jeune femme tourna la tête et s'aperçut que l'homme avait déjà pris place à côté de son épouse. Plongée dans ses pensées, elle ne l'avait pas vu passer. Elle posa son outil contre la charrette et s'assit dans l'ombre du bosquet. Sous la chaleur oppressante, le silence avait remplacé la discussion animée du jour précédent, mais, cette fois, empreint de plénitude, comme si le fait d'être bien ensemble se suffisait à lui-même. Aila songea un instant à s'allonger dans l'herbe fauchée, et à rester immobile jusqu'à la fin de la journée pour regarder dans le ciel bleu de rares nuages circuler. Elle aurait écouté le chant des oiseaux, le bruit de la brise dans les ramures, le crissement si particulier des grillons. Elle se serait fondue avec la nature, la terre, l'air, l'eau comme si, à un moment de sa vie, à ne pas en douter, tous ces éléments n'avaient fait qu'un avec elle… La voix de la femme la ramena à la réalité, tandis que son mari se levait et s'éloignait. — Quand mon fils sera de nouveau parmi nous, je lui raconterai tout ce que nous avons vécu avec vous. Papa lui expliquera comment vous avez repoussé les bandits qui venaient le détrousser. Je lui raconterai que vos combats ressemblent à des danses endiablées. Vous savez, pour fêter son retour, papa a vendu un petit sac de pierres brillantes, notre trésor, qu'il avait trouvé bien des années plus tôt pour lui acheter un magnifique cheval, une très belle bête qu'il sera fier de chevaucher.
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