Chapitre 12-3

2056 Words
— Non, tu as raison, mais nous avons profité de la visite d'un châtelain chez un autre pour nous éviter un déplacement supplémentaire. Lomaï, j'ai appris pour Sekkaï et Merielle. As-tu des nouvelles que je n'aurais pas ? De nouveau, les yeux de Lomaï se remplirent de larmes. Contrôlant au mieux le timbre de sa voix, elle expliqua qu'Aubin et Bonneau poursuivaient les recherches pour les ramener. — Mais quelle folie leur a traversé la tête ? Sekkaï si sensé et Merielle si sage, une telle décision paraît incompréhensible. De son gilet, Lomaï retira la lettre de son fils et la tendit à Adrien. Ce dernier la parcourut. — Et que viennent faire Tristan et Naaly là-dedans ? — Tristan veut retrouver Aila. — Aila ? Mais pourquoi ? Qu'est-il arrivé en notre absence ? — Elle a quitté sa famille. Elle s'est même arrêtée ici sans nous rendre visite. J'ai l'affreuse impression que le quotidien presque tranquille auquel nous sommes habitués est sur le point de basculer. Tout s'effondre en ce moment autour de moi et je regarde ces catastrophes se succéder sans parvenir à les empêcher… Quelques larmes coulèrent de nouveau sur sa joue. — Nous sommes tous bouleversés, Lomaï, et si la chance apparaît faible d'échapper à certains malheurs, je suis certain que nous en éviterons beaucoup d'autres. Garde confiance. Il plaça sa main sur son épaule et resta un instant auprès d'elle et de son père, partageant son désespoir et son impuissance. Quand Hang s'éveilla, le soleil paraissait déjà haut dans le ciel. Il s'étira, percevant dans la raideur de ses muscles la tension de la nuit précédente. Son geste attira un bref coup d'œil de Pardon, assis près de lui. Étrangement, ce dernier demeura silencieux, presque prostré, continuant à jouer consciencieusement avec un morceau de bois. Hang fronça les sourcils. Repoussant sa couverture, il se redressa, puis se rapprocha de son ami. — Alors, compagnon, reposé ? — Non, pas trop… — Nous reste-t-il quelque chose à grignoter dans nos réserves ? — Je ne sais pas, regarde… Des gargouillis se manifestant bruyamment dans son estomac, Hang ouvrit les sacoches, aussi plates les unes que les autres, et soupira. Encore un repas qu'il allait sauter… Il s'apprêtait à proposer de lever le camp pour trouver une auberge, mais l'attitude inhabituelle de Pardon le retint. Repoussant sa sensation de faim, il se rapprocha et s'assit à ses côtés. — Quel est le problème ? Pardon le fixa brièvement avant de laisser ses yeux errer dans le vide de nouveau. Un long silence perdura jusqu'au moment où quelques mots franchirent le barrage de ses lèvres. — Je me demande pourquoi… Il se tut un instant. — Pourquoi c'est toi, son ami, qui désires la retrouver alors que moi, son mari, je suis à deux doigts de renoncer ? Sa voix mourut. Hang l'observa avec attention. Les dernières heures avaient été rudes pour eux deux, mais Pardon semblait plus affecté que lui. — En tombant cette nuit, j'ai pensé que j'allais entendre mes os craquer, comme lors de ma chute avec Aila, et y passer, cette fois. Puis, cette branche a cédé sous mon poids et, au lieu de me briser en deux, elle a miraculeusement amorti ma réception. Dès cet instant, je me suis dit que je ne désirais plus rejoindre que mes enfants et repartir à la maison avec eux. — Sans Aila ? — Sans elle… — Je ne crois pas que Tristan te laisserait faire. — J'en doute également. De nouveau, le silence s'installa, celui ennuyé de Hang qui ne savait que répondre et celui désespéré de Pardon qui avait tout exprimé en quelques phrases. Le Hagan reprit : — Nous sommes tous les deux épuisés par cette nuit, et affamés aussi. Retournons en ville, trouvons une auberge et nous y verrons plus clair avec un peu plus de repos. — Qu'y a-t-il eu entre elle et toi ? Hang se figea. À qui faisait-il allusion ? Aila ? — Je ne suis pas certain de comprendre où tu veux en venir. Nous sommes des amis très proches, et toi mieux que quiconque connais la relation profonde qui nous unit. — Oui, comme votre lien, plus fort qu'entre elle et moi. En fait, je parle d'avant, quand tu as rencontré Topéca… — Rien, je t'assure ! — Tu n'es jamais tombé amoureux d'elle ? Hang se racla la gorge, tout d'un coup fort ennuyé par la teneur des questions. — C'est si vieux tout ça ! — Réponds. — D'accord, c'est vrai. — Et c'est tout ? — Oui ! Elle ne m'aimait pas, elle a succombé à tes charmes. Tu connais l'histoire mieux que moi, non ? — Et elle n'a jamais failli te céder ? Hang se sentait de plus en plus mal. Il ignorait où Pardon voulait en venir, mais la tournure que prenait cette discussion lui plaisait de moins en moins. La voix de Pardon, telle une prière, troubla sa réflexion. — Ne me mens pas… — Une fois, une seule, nous nous sommes presque embrassés. Mais c'était longtemps avant toi et votre escapade en Faraday ! — Et pourquoi ne l'avez-vous pas fait ? Là, le terrain devenait complètement miné. Hang ne savait pas vraiment comment répondre sans le tromper ni le froisser. Pardon maintint sur lui son regard vert qui semblait avoir perdu son éclat et sa limpidité habituels. Acculé, il murmura : — À cause de Niamie… — Comment ça ? Elle était en Avotour et tu ne l'avais jamais rencontrée ! Hang ne pouvait plus y échapper. — Aila a vu la femme qui m'était destinée et ce n'était pas elle… Les sourcils froncés, Pardon le fixait. — Ne me dis pas qu'en l'absence de cette vision, ce jour-là, vous vous seriez embrassés. Hang déglutit, puis hocha la tête avant d'ajouter pour reprendre contenance. — Je ne sais pas pourquoi tu reviens en arrière ! Cette histoire ancienne ne présente plus le moindre intérêt ! — Dommage que je ne puisse pas effacer le passé et tout recommencer. Cette fois, peut-être, Niamie ne lui apparaîtra pas et Aila te choisirait… Hang réagit violemment. — Pardon, tu racontes n'importe quoi ! Aila n'a jamais aimé que toi ! Elle t'a délivré de ta malédiction, elle a porté vos enfants, partagé toutes ses années avec toi ! Je ne suis que son ami ! — Parce que tu crois qu'elle ne serait pas tombée amoureuse de toi si elle t'avait embrassé ? C'est bien ce qu'a voulu empêcher cette vision, non ? Hang resta la bouche ouverte, désarmé face au comportement déloyal de Pardon. Pourquoi avait-il par cette simple discussion ravivé toutes les questions qu'il s'était posées ? Immédiatement, sa mémoire redessina la silhouette de Topéca, à la fois sauvage et mystérieuse, si désirable ; elle l'avait rendu complètement fou. Il avait quitté sa tribu et son père. Il aurait vendu jusqu'à son âme pour elle, prêt à mentir au monde entier, à trahir les siens, mais elle lui avait échappé, et seuls le temps et accepter de ne pas en être aimé lui avaient permis de réparer son cœur blessé. Puis, par ce soir en Épicral, quand elle était revenue vers lui, leurs deux esprits s'étaient irréversiblement liés. Étrangement, dès cet instant, son sentiment pour elle avait changé de nature, devenant plus profond et, également, plus serein. Jamais il n'avait regretté l'évolution de leur relation. Il l'aimait infiniment, mais, depuis plus de quinze ans, il ne la convoitait plus. — J'ai épousé Niamie par amour et non par dépit, lui répondit-il avec douceur. — Je sais, Hang. Mais s'il t'était donné de tout recommencer, ne chercherais-tu pas à la reconquérir ? — Elle est mon amie la plus chère et la plus précieuse, Pardon, je ne veux pour rien au monde ni la perdre ni prendre une autre femme. Pardon se leva — Où vas-tu ? lui demanda Hang. — J'ai besoin de solitude. Tu peux m'attendre ou repartir. De toute façon, je rentre en Avotour chercher mes enfants. Hang aurait voulu protester contre cette décision, mais il sentit que le moment n'était pas opportun. Il le laissa s'éloigner et, tant pis pour son estomac qui criait famine, il patienterait le temps nécessaire. Dans son esprit flotta l'image de Topéca ; il l'avait tant aimée… Plus de deux cloches s'étaient écoulées quand Pardon rejoignit le campement. Son regard, toujours empli de tristesse, se posa sur Hang, exactement assis à la place qu'il occupait le matin. — Je pensais que tu te serais résigné à partir, lui dit-il simplement. — Sans toi, non… Nous avons commencé ce voyage ensemble et je compte bien le poursuivre avec toi. Une ébauche de sourire apparut sur les lèvres de Pardon avant de s'effacer. Celui-ci ajouta : — Tu es têtu, mais je le suis encore plus que toi. — J'en suis conscient. Cependant, tu me connais, je ne suis pas non plus du genre à renoncer à la moindre difficulté. De toute façon, la voie verte est sur ton chemin pour rentrer en Avotour. Je dispose donc de deux jours devant moi pour t'amener à changer d'avis. — Comme il te plaira… De concert, les deux hommes achevèrent leur paquetage et harnachèrent leur monture, Lumière trépignant à côté d'eux. — Que faisons-nous d'elle ? demanda Hang, parlant de la jument. — Laisse-la agir à sa guise. C'est Lumière, tu t'en souviens, aussi têtue que sa maîtresse… Redevenus silencieux, ils enfourchèrent leur cheval et, suivis de Lumière, reprirent leur trajet vers Avotour, sans oublier au passage, bonne idée de Hang, de baliser la route qui menait vers la cité du Loup. Le Hagan commença à planifier les arguments qu'il pourrait utiliser pour convaincre son ami de poursuivre ses recherches avec lui. Peut-être devrait-il d'abord comprendre pourquoi Pardon réagissait ainsi. Pour quelle raison inavouée celui-ci était-il sur le point de renoncer à Aila ? Hang ne doutait pas de la réciprocité de leurs sentiments, même si l'attitude actuelle d'Aila apparaissait pour le moins déroutante. Cette constatation le troubla. Pourquoi Pardon et Aila se comportaient-ils tous les deux de façon aussi bizarre ? Quoique, pour Pardon, il possédait une explication logique. Son ami était tellement convaincu d'avoir perdu l'amour de sa femme qu'il choisissait de l'abandonner plutôt que de s'acharner pour rien. Parfois, se donner l'impression de décider était préférable à celle de subir une situation perturbante. Franchement, son monde basculait dans la folie. Un frisson le traversa ; il se prit à espérer qu'il ne sombrerait pas avec lui… L'ombre descendait doucement sur la forteresse d'Avotour, apportant la fraîcheur après une chaude journée. Pourtant, Lomaï se sentait glacée en son for intérieur, son cœur si douloureux qu'elle ignorait comment son esprit résistait à son chagrin aux origines si multiples : la fuite d'Aila, la fugue de ses enfants et, enfin, la mort prochaine de son mari… Dans l'ambiance feutrée de la pièce, elle observa les joues écarlates de Sérain, la sueur qui irisait sa peau par des gouttelettes scintillantes, sa poitrine qui se soulevait de façon irrégulière, générant une respiration sifflante et quelques râles. Elle leva les yeux vers Adrien qui revenait, accompagné d'Avelin. Plus personne ne posait la moindre question sur l'évolution de l'état du roi, chacun en connaissait l'issue, cette nuit ou demain… Le destin de Sérain était scellé. Pas un bruit, pas un cri, plus un mot, et le temps qui s'écoulait sans même que Lomaï s'en rendît compte, le sommeil désertait son âme chagrine. Elle se prit à rêver de retourner vingt ans en arrière, en ce jour où, le souverain la découvrant devant sa porte, toutes les barrières qu'ils avaient érigées entre eux s'étaient soudainement effondrées. Avec une acuité particulière, elle se remémora la caresse de la main de Sérain sur sa joue autant que celle de son souffle sur sa peau. Elle se souvenait aussi de l'amour qui avait emporté définitivement son cœur par ce geste et du désir qui s'était emparé d'elle. Elle avait l'âge de ses fils et, pourtant, elle l'avait aimé de toute son âme, indifférente aux années qui les séparaient, comme s'il avait représenté l'homme, unique, qu'elle avait attendu toute sa vie sans jamais croire qu'elle le rencontrerait. Aujourd'hui seulement, elle se rendait compte des conséquences de cet écart. Elle avait encore toute une existence devant elle, alors qu'il était sur le point de l'abandonner, trop tôt… Elle hoqueta et la main d'Adrien se posa sur son épaule. Elle n'osa pas lever les yeux vers lui, certaine de ne plus parvenir à retenir ses larmes. Ne pas penser à demain, juste accompagner l'époux qu'elle adorait vers son dernier souffle. Après un coup discret frappé à la porte, Eustache pénétra dans la chambre. Comme pour chacune de ses visites, il ne demeurait qu'un instant, drapé dans une imperturbable dignité qui dissimulait sa profonde affliction. Sérain était son roi, mais il ne cessait pas d'être son bras droit, efficace et omniprésent, son ami en somme… Les mâchoires serrées, le corps figé, son regard se posa sur l'homme dont il partageait la vie depuis plus de quarante ans. Ensuite, après un bref salut de la tête, il ressortit comme il était entré, sans un mot. Sérain poussa un vague soupir. Lomaï se rapprocha de lui, guettant un signe de conscience, malheureusement de plus en plus rare. Résignée, elle ôta le linge de son front et le rafraîchit dans une bassine d'eau avant de le replacer. De ses doigts elle caressa son visage brûlant et les yeux du roi s'ouvrirent. — Sérain, murmura-t-elle. Adrien et Avelin entourèrent leur père, leurs mains sur la sienne. Le regard de Sérain se tourna vers ses fils, puis sa femme. Il tenta visiblement de parler, mais ses forces, insuffisantes, l'en empêchèrent. Un flot d'amour, puis l'ombre d'un regret semblèrent traverser ses prunelles. L'instant d'après, ses paupières se refermaient, puis le souffle du souverain ralentit, avant de se suspendre définitivement. Aucun sanglot ne résonna dans la pièce. Parfois, les plus grandes douleurs demeuraient muettes…
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