Chapitre 13-1

2151 Words
Chapitre 13 Petit à petit, Merielle s'habituait à leur vie vagabonde, lui trouvant même un charme inattendu. Chaque fois qu'une pause se présentait, elle prenait son kenda et s'entraînait à le considérer comme un prolongement d'elle-même. Sur les conseils de Naaly, elle multipliait les exercices d'équilibre pour assimiler toutes les réactions du bâton selon sa position entre ses mains. Ses manipulations ne lui offraient, pour l'instant, aucune aptitude à se défendre et encore moins à combattre quiconque, mais elles avaient au moins le mérite de la distraire. De plus, deux jours sans aucune attaque lui donnaient un sentiment de sécurité, naturellement erroné, mais suffisant pour lui permettre de se sentir sereine. Enfin, presque… Elle n'était pas dupe des luttes de pouvoir qui se jouaient de façon souterraine entre son frère et Naaly, celle-ci agacée de voir Sekkaï, à la tête de leur petit groupe, se conformer aux directives de Tristan. Par ailleurs, ce dernier ne cessait de l'étonner. Chaque jour un peu plus, elle le découvrait sous un aspect très différent de celui qu'il montrait habituellement, toujours discret, mais de moins en moins effacé. Bien sûr, il ne parlait qu'avec le prince, sa voix comme un murmure, mais rien que cette aptitude s'apparentait à une évolution d'autant plus incroyable que lâcher trois mots ressemblait à une épreuve de force pour lui, ne serait-ce que quelques jours plus tôt. Dans ces moments où il s'adressait à Sekkaï, son visage s'animait, complètement transfiguré. Il semblait s'exprimer avec éloquence, puisque son frère se ralliait automatiquement à sa position, tout en maintenant son illusoire pouvoir décisionnel. Que pouvaient-ils bien se raconter tous les deux ? Sa curiosité s'amplifiait à ce sujet, mais, dès qu'elle avait cherché à en savoir plus, son jumeau avait trouvé le moyen d'éluder ses questions. Cette attitude surprenante la décevait légèrement. Depuis l'enfance, ils s'étaient toujours confiés l'un à l'autre. Cependant, aujourd'hui, tout avait changé. Merielle pressentait que la responsabilité de leur aventure pesait sur les épaules du prince, d'autant plus qu'il ne comprenait pas davantage son engagement envers Tristan et qu'il continuait d'avancer, comme si de rien n'était, bien que troublé intérieurement. Finalement, ce tandem inattendu fonctionnait plutôt bien, et elle s'en réjouissait. En fait, elle se préoccupait plus pour Naaly. Ne connaissant que trop bien le caractère affirmé de son amie, elle sentait couver derrière ses yeux verts une colère encore contenue qui éclaterait tôt ou tard, la redoutant par avance. Naaly frémissait de l'entente entre les deux garçons, Tristan qu'elle méprisait ouvertement et Sekkaï à qui, pour l'instant, elle se contentait de jeter des regards noirs. Ainsi, la princesse représentait l'unique lien dans cette association bancale, car, tous, sans exception, prenaient soin d'elle. Si elle appréciait ces égards, elle se doutait que la cohésion du groupe ne pourrait s'appuyer éternellement sur ses épaules trop fragiles. Naaly manifestait son opposition systématique à toute proposition masculine et Merielle se retrouvait de plus en plus souvent à jouer les arbitres, et, comme tout le monde cherchait à la satisfaire, elle emportait la décision. Pour ne froisser personne, elle alternait les vainqueurs de cette lutte intestine. Un simple coup d'œil vers Sekkaï la renseignait sur le caractère primordial d'un choix. Dans ce cas, elle donnait à son frère la préférence et, dans l'autre, elle penchait vers son amie. Servir de médiateur en permanence nuisait à sa spontanéité naturelle et à sa bonne humeur. De toute façon, tôt ou tard, ce compromis relatif exploserait en même temps que les difficultés commenceraient. Ou, alors, naîtraient de nouvelles bases relationnelles plus saines qui leur permettraient, enfin, de devenir de véritables alliés. Elle ne savait si elle devait craindre ou espérer ce moment. Dans un sens, plus vite il adviendrait, plus vite les problèmes seraient résolus. Merielle fronça les sourcils. Ou peut-être pas… En revanche, elle se réjouissait de découvrir Avotour sous un angle différent. Depuis des années, chaque sortie en extérieur s'opérait dans la précipitation, cernée par une escorte bruyante, chacun de ses actes dicté par son statut. Finalement que voyait-elle des terres qu'elle parcourait ? Rien qu'un chemin balisé et un paysage limité aux hommes qui l'entouraient. Dans ce voyage imprévu, c'était tout le contraire ; elle adorait cette liberté inédite, ce temps qu'elle utilisait à tout contempler autour d'elle. Pour la première fois de son existence, elle posait son regard sur le quotidien des habitants de son pays. Avec curiosité, elle détaillait le travail dans les champs et observait l'activité des villes et des villages, les attitudes et les comportements, se demandant, dans le même temps, si elle saurait se fondre dans la masse. Finalement, elle, qui avait toujours préféré les cours théoriques de son précepteur, s'apercevait que la pratique pouvait présenter un intérêt non négligeable et une source de renseignements tout à fait appréciable. Pourquoi se passer de l'un quand elle pouvait profiter des deux ? Une question traversa son esprit et elle se rembrunit légèrement. Dorénavant, après avoir goûté à cette indépendance, parviendrait-elle à retourner sans difficulté dans le moule que sa naissance lui avait imposé ? Elle n'était pas naïve au point de croire que, dès qu'une nouvelle attaque se produirait, elle n'éprouverait pas l'envie de se réfugier immédiatement derrière les murs protecteurs de la forteresse. Mais, puisqu'elle ne cessait d'en apprendre chaque jour davantage sur elle-même, peut-être arriverait-elle là aussi à s'étonner… Sa monture s'arrêta. Perdue dans ses pensées, elle ne s'en aperçut qu'avec retard. Où étaient-ils à présent ? Elle observa autour d'elle la forêt dense qui résonnait du chant des oiseaux et sourit. Son frère, après avoir échangé quelques mots avec Tristan, était descendu de son cheval et examinait les traces au sol. Le regard de la princesse se tourna vers Naaly. Visiblement, celle-ci hésitait sur la façon dont elle pourrait ennuyer Sekkaï. Merielle soupira. Après Lancre, son jumeau avait effectué quelques efforts envers elle, en lui demandant son avis par exemple, mais cette dernière l'avait effrontément dédaigné, préférant conserver une attitude contestataire. Depuis, il ne lui prêtait absolument plus aucune attention. Voilà qui n'avait pas arrangé l'humeur de la jeune fille. Merielle, la veille au soir, avait bien essayé de l'amener à réaliser l'aspect contradictoire de son comportement, mais Naaly avait balayé ses arguments d'un geste avant de changer de sujet. Quand un fugitif sourire traversa le visage de son amie, la princesse sut que celle-ci s'apprêtait à lancer l'offensive ; elle retint un soupir. Naaly descendit de sa monture et se rapprocha de Sekkaï qui, accroupi, observait le sol. — Alors, que t'apprennent ces traces ? Suspicieux, il leva ses yeux vers elle, se demandant quelle duplicité cachait son ton presque affable. — Elles me confirment simplement qu'en cet endroit la fréquentation de la route a augmenté de façon inhabituelle. Des bandits ont sûrement attaqué une ou plusieurs personnes. — Nous sommes sur le bon chemin. Hang et mon père sont passés par ici, j'ai remarqué quelques-unes de leurs empreintes. Poursuivons plus avant pour voir si nous retrouvons leur piste. — Excellente idée, concéda-t-il. Avançons encore un peu. Chacun remonta sur son cheval et Merielle poussa un soupir de soulagement. Contrairement à sa crainte, l'échange s'était produit sans heurt. Mais, alors, pourquoi se sentait-elle toujours inquiète ? Ah oui, son frère avait parlé de bandits ! — Où sommes-nous ? lui demanda-t-elle. — Nous arrivons sur un lieu qui s'appelle la voie verte, mais j'ignore pourquoi… Peut-être en raison de la végétation très dense dans cette partie de la forêt. — Est-ce que nous risquons d'être également attaqués ? Sekkaï haussa les épaules. — C'est possible, mais peu probable. Dans l'immédiat, je ne perçois aucun danger, donc tu peux être rassurée. Merielle opina, mais son regard sur le paysage venait de changer. Attentive, elle se mit à guetter tous les bruits qui pourraient contredire son jumeau sur le sujet. Tandis que le groupe avançait, la princesse observa les échanges brefs entre Sekkaï et Tristan dont les filles étaient exclues. Pour la première fois, inquiète d'une menace prête à fondre sur elle et de ce qu'ils pourraient lui cacher pour la préserver, leur comportement l'énerva. Elle remonta à leur hauteur. — Je pourrais savoir de quoi vous discutez tous les deux. — Bien sûr. Tristan émettait l'hypothèse que Hang et Pardon n'aient pas suivi la même route qu'Aila si c'était bien elle qui a été attaquée. Merielle fronça les sourcils. La logique du raisonnement lui échappait. Mais, puisque leurs messes basses ne concernaient pas un éventuel danger, satisfaite, elle se replaça aux côtés de Naaly, qui, de son côté, apparaissait de plus en plus renfrognée. Cette fois-ci, quand Sekkaï descendit de cheval, la jeune combattante ne prit pas la peine d'en faire autant. D'ailleurs, elle voyait très bien d'où elle était et ces simagrées l'agaçaient. Pardon et Hang étaient passés par là, pas besoin de mettre son nez sur le sol pour s'en apercevoir. — Bon, annonça Sekkaï, nous coupons vers l'ouest. Naaly se raidit. — Pourquoi ? demanda-t-elle d'un ton brusque. — La piste d'Aila disparaît vers le sud. — Et alors ? Nous n'avons qu'à nous occuper de celle bien visible de mon père. — Sauf que nous ne suivons pas celle-là. — Nous ne suivons pas celle-là ! Haha, c'est à mourir de rire ! Je ne suis pas une spécialiste, mais je voudrais bien connaître quelle preuve te permet d'affirmer que ma merveilleuse mère n'a pas emprunté ce chemin étant donné que ses traces se sont volatilisées. Sekkaï parut ennuyé, mais une voix s'éleva pour répondre à sa place. — C'est moi qui le lui ai dit… Naaly serra les mâchoires. — Tiens, tu parles toi ? J'avais pourtant l'impression que lui seul était un interlocuteur d'intérêt, rétorqua-t-elle, en désignant le prince du menton. — Étant donné que, contrairement à toi, il m'écoute, oui. La jeune fille accusa le coup. Voilà que son frère, cet insipide morveux, s'opposait à elle. — Et tu penses peut-être que je vais te croire sur parole ? — Non, et tu feras ce que tu veux. S'il ne te plaît pas de prendre le même chemin que nous, libre à toi. Je pars vers l'ouest, c'est tout. Sur ce, il talonna son cheval pour couper à travers la forêt. Sekkaï enfourcha sa monture et, sans un mot de plus, lui emboîta le pas, tandis que le cœur de Merielle se glaçait ; la cassure tant redoutée était sur le point de se produire et, à présent, elle devait choisir entre son frère et sa meilleure amie, certaine que, si elle suivait Sekkaï, Naaly ne le lui pardonnerait jamais. Devinant sa détresse, son jumeau vola à son secours, en lui rappelant qu'elle s'était engagée auprès de lui. En son for intérieur, elle le remercia de toute son âme. Malheureusement, cette décision ne résolvait pas tous ses problèmes. Toujours immobile, elle scruta Naaly qui, la mâchoire crispée, fixait les garçons. — Viens avec nous. Tu ne peux pas rester toute seule dans cette partie d'Avotour, elle est bien trop dangereuse… En l'absence de réponse de la jeune fille, elle poursuivit : — Tu avais dit que tu m'accompagnerais et, moi, je ne désire pas me séparer de ma meilleure amie. — Ah bon… C'est pourtant bien le choix que tu fais… Sur ce, Naaly talonna son cheval et ajouta en la dépassant : — Je suivrai cette piste et, si elle ne donne rien, je réfléchirai à l'éventualité de vous rejoindre. Décidée, elle reprit la route vers Trérour au trot sous le regard désespéré de Merielle qui l'observa s'éloigner. Alors qu'elle chevauchait depuis un bon quart de cloche, Naaly ralentit l'allure. Elle ne savait même plus ce qu'elle ressentait tant ses sentiments se succédaient à un rythme effréné dans son esprit : colère, tristesse, déception, incompréhension, humiliation. Quand un éclair de lucidité la traversa, elle fut à deux doigts de pointer sa responsabilité dans tout ce gâchis, mais sa mauvaise foi effaça instantanément cette vision d'elle-même. C'était leur faute à tous ! À son benêt de frère qui, tout d'un coup, se donnait de grands airs et prenait l'ascendant sur Sekkaï, à ce prince sans envergure qui, tel un chien falot, obéissait aux ordres, à celle qui se prétendait son amie et qui l'abandonnait à la première occasion. Elle les détestait tous ! Bon débarras, maintenant, elle pourrait enfin agir à sa guise, malheureusement, et elle le réalisa aussitôt, sans argent et sans nourriture. Dans ces conditions, pas de quoi aller très loin… Cependant, ces considérations ne l'arrêteraient pas. Elle trouverait bien un moyen de se débrouiller. Elle pourrait proposer son aide pour de petits travaux, comme les voyageurs qui traversaient Antan et qui, en général, étaient bien accueillis dans les demeures. Parfois même, ils se voyaient offrir le gîte et le couvert. Pour atteindre la forteresse d'Avotour, si elle ne traînait pas, quatre jours devraient suffire, peut-être moins si elle sollicitait un peu plus son cheval. En revanche, supporter seule la responsabilité de cette escapade ne la séduisait pas vraiment. Finalement, elle pourrait rejoindre directement Antan et, là, à elle la belle vie, mais elle devrait compter trois bons jours de plus, enfin, si tout se passait bien. Mais elle se sentait résolument optimiste. Dans moins d'une semaine, elle se prélasserait chez elle, les pieds sur la table, avec la maison pour elle. Mieux encore, en toute impunité, elle pourrait faire tourner en bourrique cet âne de Rollande. Extraordinaire ! Si elle parvenait à dissimuler son retour pendant quelques jours, elle pourrait lui faire toutes les niches qu'elle souhaitait sans qu'il pût les lui imputer. Décidément, ce projet lui plaisait infiniment. Mais, alors, que faisait-elle sur cette route qui l'entraînait à chaque pas un peu plus loin de sa destination ? Demi-tour ! De nouveau ravie, elle repartit à trot léger. Cependant, un bruit lui indiqua que des chevaux se rapprochaient à vive allure. Prudente, après une rapide analyse de la végétation environnante, elle fonça derrière un large bosquet pour se cacher. Le subterfuge n'avait rien de formidable, mais, pour des cavaliers peu attentifs, il suffirait amplement. Ses yeux s'agrandirent quand ceux-ci dépassèrent sa position et son cœur hésita entre joie et désappointement. Elle les observa s'éloigner avant de reprendre son chemin, s'interrogeant sur la meilleure conduite à tenir. Elle en était là de sa réflexion lorsqu'une voix la fit sursauter :
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