Chapitre 4-2

2008 Words
— La prochaine fois, retiens bien cette leçon, quand on veut devenir une combattante, quelques fractions de seconde de trop peuvent faire de vous un homme mort, voire une femme, dans ton cas. Souviens-t'en ! Il te reste cinq minutes pour t'habiller et voler jusqu'au manège. Au même instant, le carillon sonna la quatrième cloche. — Je ne suis pas la seule à être en retard, on dirait, persifla Naaly. Pardon renonça à répondre et tourna les talons. Parvenu à la cuisine, il revêtit sa pèlerine et s'apprêtait à quitter la maison quand la voix de son fils qu'il avait oublié l'arrêta. — Papa, où est maman ? Le cœur de Pardon se serra. Il devrait bien à un moment ou un autre annoncer le départ d'Aila à ses enfants. Si la réaction de Naaly était prévisible, il se préoccupait davantage de celle de Tristan, si secret et attaché à sa mère. D'un ton qu'il voulut rassurant, il annonça : — Elle se rend à Avotour pour voir ton grand-père. — Avec son kenda ? D'où Tristan tenait-il cette information ? Pardon ne l'avait partagé avec personne. Embarrassé par la question, il chercha cependant une explication plausible à lui apporter. — Elle ne désirait pas s'en séparer, c'est tout. Mentir, même pour protéger ses enfants, n'appartenait pas à la nature de Pardon. Alors que ses joues lui donnaient l'impression de brûler, il affronta sans faillir le regard de son fils posé sur lui. — Non, papa, je crois qu'elle est en danger. La réponse de Pardon fusa immédiatement. — Tu te trompes. Ta mère va très bien, même si elle doit être un peu mouillée sous cette pluie battante. Complètement dépassé par les événements, Pardon n'offrit pas à Tristan l'occasion de réagir. Il le salua brièvement et sortit avec l'idée que, décidément, cette nouvelle journée ne commençait pas sous les meilleurs auspices. À l'heure du déjeuner, tandis que ses enfants mangeaient à la cantine du manège, Pardon en profita pour tenter de faire le point. Les nombreuses occupations de sa matinée lui avaient permis de mettre un peu de distance entre lui et l'afflux de sentiments qui, sans elles, l'aurait submergé. À présent dans la salle des armes, pour l'instant vide, il apprécia sa solitude et le silence du lieu. Alors que toutes les émotions et les questions refoulées depuis son réveil revenaient en force dans son esprit, il se promit de cesser de les fuir. Malheureusement, il disposa de peu de temps pour y réfléchir. En effet, la porte s'ouvrit dans un grincement et une tête apparut dans l'encadrement. Pardon se leva immédiatement. — Niamie ! Que fais-tu ici ? Tu devrais te reposer ! Prévenant, il l'accompagna jusqu'à un banc et l'aida à s'installer. Malgré le plaisir de la voir, il se doutait que sa présence en ces lieux ne se faisait pas sans une bonne raison. En fait, il n'était pas très sûr d'avoir envie d'entendre ce qu'elle était venue lui dire. Niamie se lança, son regard doux et pressant à la fois fixé sur lui. — Hang est bouleversé et tu dois l'être aussi. Que pouvait-il lui répondre, sinon les mêmes platitudes que celles qu'il répétait depuis le début de la journée, peut-être plus pour se convaincre que pour convaincre les autres ? — Aila avait prévu son voyage. Où réside le problème dans le fait qu'elle ait anticipé son départ ? Niamie secoua la tête. — Non, elle n'aurait pas disparu ainsi et jamais sans me dire au revoir, de plus, pas en coupant son lien avec Hang. Jamais je ne l'ai vu dans cet état ; il erre comme une âme en peine. Aila connaît ma fragilité avec cette grossesse, elle ne m'aurait pas abandonnée sans explication. Nous sommes plus que des sœurs… Pardon l'écoutait, partagé entre l'envie de croire ses arguments ou de les réfuter. Incertain, il hasarda : — Peut-être n'est-ce pas à cause de toi qu'elle nous a quittés… — Et ce n'est sûrement pas à cause de toi, quoique tu sembles le penser… Pardon, si je suis discrète, je n'ai pas mes yeux dans ma poche. Je perçois le trouble de vos relations actuelles, mais je suis persuadée que jamais elle n'aurait disparu ainsi sans une bonne raison. Même si votre couple traverse quelques flottements, je suis profondément convaincue que ces derniers ne changent en rien l'amour qui vous unit. Je suis terriblement inquiète… Non, plus que ça, je crains pour sa vie. S'il te plaît, pars à sa recherche… Mets cette intuition de danger sur le compte de mon passage chez les fées, mais… Niamie s'arrêta, prenant conscience du visage sombre et fermé de Pardon. Elle faisait face à un homme meurtri qui ne quitterait pas Antan pour rattraper celle qui l'avait abandonné. Son choix fait, il s'y tiendrait, malgré tout ce qu'elle pourrait lui dire. Une immense tristesse envahit Niamie et, pour la première fois depuis longtemps, le bonheur d'attendre cet enfant tant espéré ne la préserva pas du chagrin qui la rongeait de l'intérieur. Comme un éclair, une pensée effarante traversa son esprit : elle ne reverrait plus jamais Aila ! Elle porta la main à sa bouche, tandis que son cœur s'accélérait sous le choc. Prise de vertige, elle agrippa Pardon qui, percevant son malaise, s'était immédiatement rapproché d'elle pour la soutenir. Se sentant responsable de son trouble, il s'empressa auprès d'elle, patientant jusqu'à l'amélioration de son état. Ensuite, en dépit de ses objections, il emprunta une carriole et la reconduisit chez elle évitant soigneusement toutes les ornières qui auraient pu la secouer. Une fois Niamie installée confortablement devant son feu, une couverture sur les genoux, assuré que tout allait bien, il s'apprêta à repartir. Saisissant la main de son ami au passage, elle s'y cramponna. Un coup d'œil lui apprit que Pardon n'avait pas changé d'avis et que seule l'immense affection qu'il éprouvait pour elle l'amenait à rester et à écouter ses propos. Malgré tout, rongée par l'inquiétude, elle décida de tenter une nouvelle fois de le convaincre. Sur le trajet, elle avait tant et tant tourné et retourné les mots dans sa tête qu'elle espéra parvenir à le toucher. — Je n'ai aucun droit de faire pression sur toi, aucune leçon à te donner et je me dois de respecter tes choix. À l'instant même, je ressens ta colère envers Aila, parce que tu es persuadé qu'elle t'a trahi avec cette fuite inattendue et volontaire. Moi, je possède la certitude que c'est faux, je le sens au plus profond de moi comme une incontournable évidence. Pardon, crois-moi, je t'en supplie, pars la rechercher avant qu'il ne soit trop tard… Si Pardon parut touché par les paroles de son amie, il se contenta de serrer brièvement sa main avant de sortir sans un mot. Niamie soupira. Si elle n'était pas parvenue à la convaincre, qui le pourrait ? Cette journée n'en finissait pas. Trempée, pétrifiée par le froid, alors que le milieu d'après-midi était à peine atteint, Aila progressait lentement, ses réflexions oscillant en permanence entre deux désirs contradictoires : rebrousser chemin vers Antan ou poursuivre sa route jusqu'à Avotour. L'esprit accaparé, elle dépassa un chêne impressionnant dont, sans même y penser, elle enregistra les détails qui ne s'imposèrent à elle qu'avec un temps de retard. Appuyée sur son tronc, une personne semblait en difficulté. Réprimant le soupir qui montait dans sa poitrine, elle n'hésita pas cependant et revint vers elle. Parvenue à sa hauteur, elle descendit de Lumière. — Bonjour. Puis-je vous aider ? Le souffle court, une femme au visage tanné par le soleil, très pâle à cet instant précis, releva la tête vers elle sans paraître comprendre le sens de sa phrase. Ses yeux d'un bleu délavé frappèrent Aila par leur limpidité, mais également par l'immense fatigue et le trouble qu'elle y perçut. Aila poursuivit : — Je peux vous ramener chez vous si vous le désirez. Réagissant enfin, son interlocutrice répondit. — Non, merci, c'est gentil, je vais me débrouiller. J'ai l'habitude. Encore un petit moment, et mon malaise sera passé. Aila hésita. Elle ne se sentait pas le cœur à l'abandonner sous cette pluie battante, principalement dans cet état. Sur le point d'effectuer une nouvelle tentative, Lumière la surprit en émettant un hennissement léger avant de venir frotter son nez contre la paume de la femme. — Quel beau cheval ! s'exclama cette dernière. Mais, le pauvre, il est tout mouillé… Vous savez, j'habite à moins d'une demi-cloche d'ici. Vous pourriez le bouchonner dans la grange pour lui éviter ainsi d'attraper la mort. Le temps est si affreux aujourd'hui que personne ne devrait être dehors, ni vous ni lui… Aila rebondit sur cette proposition. — Je connais ma monture, elle sera ravie de vous transporter jusqu'à chez vous. — Moi, à cheval ? Je suis bien trop âgée ! — Pas du tout ! Ma jument est très douce et vous adorerez cette chevauchée. Venez, je vais vous aider. Pressée par Aila, la vieille dame n'hésita plus et, après quelques poussées, tractions, équilibres précaires, elle se retrouva à califourchon sur Lumière. Le voyage recommença, bercé par le bruit de la pluie sur les feuillages. Suivant les rares et pertinentes indications de la cavalière, Aila s'engagea sur un sentier qui l'éloignait de la route d'Avotour. Elle se sentit rassurée quand, moins d'un quart de cloche plus tard, au détour d'un virage, elle avisa une maisonnette. Une fois sa passagère déposée, elle pourrait reprendre rapidement son chemin. Parvenue devant la porte, Aila aida la femme à descendre de Lumière. — Occupez-vous de votre cheval, la grange est derrière, par là. Vous trouverez tout le nécessaire pour lui. Après, rejoignez-moi. Je nous démarre un bon feu pour chasser toute cette détestable humidité. Aila hésita. — Merci pour votre invitation, mais nous devons repartir. De plus, je ne désire pas vous déranger. — Me déranger, alors donc ! Cette petite promenade m'a revigorée. Et puis, jetez un coup d'œil à votre pauvre monture, elle vous supplie de lui offrir un toit pour la nuit. Vous ne voudriez pas qu'elle attrape la mort sous ce déluge ! Le regard d'Aila se porta vers Lumière. Détrempées, l'une et l'autre faisaient presque pitié et cette constatation l'amena à capituler. Étrangement, elle appréciait cette vieille femme silencieuse, se réjouissant presque de cette occasion inespérée d'éviter de dormir dans la forêt humide ou une auberge bruyante. À l'abri sous la grange ou plutôt un appentis de bonne taille situé à l'arrière de la maison, Aila sécha au mieux sa jument tout en pensant à la journée écoulée. Elle se sentait profondément éprouvée, tout à la fois par le souvenir de ceux qu'elle avait quittés que par la façon dont elle s'était sauvée ; un sentiment de culpabilité croissait dans son esprit. Elle ne comprenait toujours pas la raison qui l'avait poussée à s'enfuir. De nouveau, était-elle appelée vers un autre destin ? Pourtant, rien ne semblait l'indiquer et, surtout, qu'est-ce qu'une combattante qui avait tout oublié de son passé pouvait réaliser de miraculeux ? Rien. Cependant, par instant, flottait dans sa tête la promesse de jours meilleurs qui la retenait de rebrousser chemin. Déchirée entre deux voies opposées, elle oscillait entre espoir et déception, certitude et doute, incapable de prendre une véritable décision et de la suivre. Dès qu'elle frappa à la porte, la vieille femme vint lui ouvrir, s'effaçant aussitôt pour la laisser entrer avant de retourner agiter une grande cuillère en bois dans une marmite en train de chauffer. Aila regarda autour d'elle l'unique pièce sombre, à peine éclairée par le feu de la cheminée et une chandelle. Partout sur les murs étaient suspendus des bouquets d'herbes séchées, tandis que, sur de multiples étagères, s'entassaient des flacons couverts de poussière, aux allures plus décoratives qu'utiles. Un lit étroit sur la gauche, un large banc sur la droite, entre les deux, une petite table et deux chaises, voilà qui, en y ajoutant un bahut de taille modeste, constituait les quelques meubles de la maison. Aila tourna ses yeux vers la silhouette de son hôtesse qui se détachait devant les flammes du foyer, s'étonnant de lui trouver un aspect presque juvénile, maintenant qu'elle avait ôté son manteau détrempé. — Alors, notre joli cheval, est-il bien à l'abri ? demanda la vieille femme sans se retourner. — Très bien. Lumière était enchantée d'avoir été bichonnée à ce point, après cette journée difficile. — C'est parfait. Nous allons pouvoir nous occuper de sa maîtresse, maintenant. Je vous ai placé une grande chemise de nuit bien chaude sur la banquette qui vous servira de lit, là, à votre gauche. Vous pourrez étendre vos affaires à sécher sur les deux chaises. Pour ma part, je nous cuisine un petit potage dont vous me direz des nouvelles, histoire de nous remplir le ventre pour nous revigorer de l'intérieur. Le silence tomba, uniquement brisé par le crépitement des flammes dans l'âtre et les quelques bruits de vaisselle sur la table quand Aila entreprit d'y déposer deux bols en bois. Les deux femmes s'assirent sans échanger la moindre parole. Aila s'accommoda parfaitement de cette quiétude qu'aucune question indiscrète ne venait troubler. Profitant de cet instant si rare dans sa vie, elle savoura avec reconnaissance la soupe chaude aux herbes dont le fumet la ravissait, ressentant l'impression de n'avoir rien mangé d'aussi bon depuis des années. Enfin, elle se sentit apaisée, malgré la tourmente dans laquelle elle s'était fourrée.
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