La saga d'Aila - Tomes V à VIII

Chapitre 5-1

Chapitre 5

Encore quelques heures de route pour parvenir à destination. Enfin, si Avotour constituait bien la fin de son voyage… Mais, de fait, désirait-elle vraiment aller plus loin ? Les quatre jours de trajet venaient de lui en apprendre bien plus long sur elle que toutes ces années au cours desquelles elle s'était enfermée dans un rôle à la fois confortable en apparence et terriblement conformiste en réalité.

La seconde nuit de son escapade, une nouvelle fois trempée jusqu'aux os, Aila n'avait aspiré qu'à la protection du toit d'une auberge. Pourtant, dans l'ombre vacillante des chandelles, cernée par les rires gras et les plaisanteries douteuses d'hommes dénués de délicatesse, elle s'était sentie mal à l'aise, au point d'engloutir son repas à toute vitesse. La dernière bouchée avalée, elle avait filé discrètement vers la minuscule mansarde qui lui servait de chambre, seule concession à laquelle le tavernier avait consenti pour lui épargner la promiscuité masculine des couchages multiples. Désemparée, elle avait ôté ses vêtements humides pour les faire sécher, avant de s'asseoir sur le lit, le visage caché dans ses mains. Glacé par un froid intérieur, son corps s'était agité de frissons impossibles à contrôler. Quand s'était-elle sentie perdue à ce point pour la dernière fois ? Jamais… Même dans les moments les plus difficiles de son existence, ses aptitudes hors norme intactes, elle n'avait douté que de sa capacité à les utiliser. Rien à voir avec son état d'esprit actuel, alors que son unique compétence consistait à tenir un foyer dans un quotidien dénué d'intérêt…

Le jour suivant, sous un temps plus clément, elle avait lutté contre elle-même pour renoncer au confort approximatif d'une auberge, cherchant à raviver ses réflexes d'antan, comme ceux de toutes ses nuits à la belle étoile. Relevant le défi de dormir en forêt, elle s'était allongée sur le sol, le cœur étreint par une insupportable appréhension. Incertaine de ses perceptions, ses sens en alerte, tendue par l'angoisse, ses heures de sommeil rares et particulièrement hachées l'avaient amenée à cette conclusion incontournable, à la fois simple et cruelle : elle n'était plus rien…

De plus, jour après jour, une pensée déroutante en remplaçait une autre et à chaque moment de lucidité succédait une forme de confusion mentale qui la rendait incapable de poursuivre logiquement un raisonnement. Finalement, ne lui restaient plus que des ébauches de réflexion qui la perdaient plus qu'elles ne la rassuraient et des questions sans fin. À cet instant, une, en particulier, la troublait profondément : dans quel but avait-elle tout quitté ? Bien sûr, sa volonté de prendre du recul vis-à-vis de sa situation familiale délicate semblait la meilleure explication. Cependant, si elle s'interrogeait plus en profondeur, une nouvelle interprétation de son départ apparaissait comme l'expression d'un désir ardent, mais totalement irréaliste : retrouver la magie. Comment pouvait-elle simplement l'envisager ? Depuis des années, cette entité envoûtante avait définitivement disparu et nul ne la ressusciterait. Pourtant, Aila ne pouvait s'empêcher d'en rêver et, tandis qu'un espoir diffus s'éveillait en elle, elle devenait prête à tout afin de reconquérir ses pouvoirs. Puis, comme chaque fois, cette étincelle d'énergie intérieure finit par s'éteindre et, de nouveau, elle sombra dans une insondable tristesse, consciente de l'ineptie de son souhait. Elle avait tout perdu, son talent de combattante comme la magie. Bien sûr, elle avait conservé quelques réflexes, de ceux qui l'avaient amenée à immobiliser son enfant, ce souvenir la crispa douloureusement, mais Naaly se battait pour le plaisir et non pour survivre. De plus, sa fille n'avait jamais considéré sa mère comme une ennemie potentielle, excepté quand il s'agissait de la détester… Si Aila ne l'avait observée que rarement — la fréquentation du manège lui coûtait toujours trop —, un court moment avait suffi à son expérience pour cibler toutes les erreurs commises par l'adolescente. Impulsive, Naaly ne suivait que son intuition qui, bien meilleure que celle de ses adversaires, lui permettait de pallier les approximations de ses enchaînements. Face à un combattant décidé, elle ferait difficilement le poids. Pardon était un entraîneur d'une extraordinaire compétence, cependant, les subtilités profondes de cette discipline relevaient plus d'elle que de lui. Si elle avait possédé le courage d'affronter ses chagrins intérieurs, elle aurait démontré à Naaly que se battre de façon efficace nécessitait de développer d'autres aptitudes que celles de débouter quelques jouvenceaux au talent limité. Elle lui aurait prouvé que, pour devenir exceptionnelle, elle devrait solliciter autant ses muscles que sa perception. Souplesse, réactivité et projection… Les souvenirs de ses anciens combats rejaillirent : être un, dans la fusion totale du corps et de l'esprit, s'allier à son arme et y puiser une force toujours plus remarquable. Ne jamais sous-estimer celui auquel se mesurer, bien au contraire, détailler chacun de ses assauts, deviner d'un regard analytique le rouage de ses pensées et utiliser ses failles pour le faire fléchir, puis s'affranchir de la pesanteur terrestre pour le réduire à néant… Tout, elle maîtrisait tout et, à présent, elle ne pouvait qu'en parler au passé… L'image de Pardon flotta dans sa tête. Lui, contrairement à elle, n'avait jamais capitulé. Il s'était relevé quand elle avait cherché à tout oublier et elle lui avait envié son courage et sa détermination. Chaque jour, dans le manège, il saisissait son kenda pour enseigner la signification profonde d'attaquer pour mieux se défendre. Aujourd'hui encore, combattant aguerri, il alliait puissance et dextérité, tandis que la simple idée de recommencer à se battre sans la magie l'amenait à frissonner ; sans l'aura si particulière de cette entité, le moindre affrontement était privé de sa véritable nature… Aussitôt, ses yeux se remplirent de larmes qu'elle refoula. Pourquoi avait-elle quitté Pardon ? Depuis le jour où, en le voyant traverser la cour d'Avotour, elle avait compris les sentiments qu'elle éprouvait pour lui, elle l'avait choisi. Alors pourquoi ? Elle devait revenir vers lui ! Son cœur se figea immédiatement et Lumière, percevant son trouble, s'arrêta. Tandis que ses dernières pensées se volatilisaient comme si elles n'avaient jamais existé, Aila talonna sa jument et reprit son chemin vers la forteresse.

Placé à l'arrière de leur petite troupe, Hang observait le duo qui le précédait. En dépit du plaisir qu'elle ressentait à l'idée de rejoindre Avotour, Naaly avait préféré bouder depuis leur départ et, dans ce but, adopté une attitude renfrognée qui arrachait au Hagan un sourire ironique. Quelle gamine infernale ! Cependant, il l'aimait bien, malgré son caractère rebelle et ses humeurs changeantes. Aucun rapport avec Aila presque au même âge. Si l'une était passée directement de l'enfant à l'adulte, l'autre se complaisait dans son statut d'adolescente butée à la tête brûlée. Néanmoins, quand elle le désirait, elle savait se comporter de façon absolument charmante, abusant parfois de son réel pouvoir sur les garçons qui subissaient, au gré de sa fantaisie, séduction et manipulation… Non, vraiment, rien à voir avec Aila au premier abord. Mais, au second, la conclusion était-elle identique ? Elle possédait une réactivité digne de sa mère, une forme d'intuition assurément, mais encore inachevée, comme si la jeune fille se contentait de quelques effets de manche pour vaincre, sans saisir les véritables enjeux d'un combat. En fait, s'amuser lui suffisait largement. Une tête folle dans laquelle la vie finirait bien par mettre un peu de plomb, tôt ou tard… Une ombre traversa l'esprit de Hang. L'attitude d'Aila et la rupture volontaire de leur lien le préoccupaient énormément. Il connaissait son amie, son côté entier, son honnêteté profonde. Cependant, chez elle, le devoir prenait toujours le pas sur sa propre existence. Et si son inexplicable fuite augurait un nouveau danger, imperceptible à tous, sauf à elle. Ce ne serait pas la première fois… Il s'apercevait que Pardon, tout à son chagrin, refusait cette éventualité, mais lui ne cessait d'être obsédé par elle. Malheureusement, Aila, aujourd'hui, n'était plus qu'une femme ordinaire avec un passé exceptionnel. Que pouvait-il rester de la combattante après toutes ces années d'inactivité en l'absence de la magie ? Non, vraiment, il ne parvenait pas à donner un sens aux événements actuels et cette absence de logique apparente l'inquiétait profondément.

Son regard dériva vers Pardon qui chevauchait devant lui. L'attitude figée de son ami laissait entrevoir tout ce qu'il cherchait à cacher ; incompréhension, colère et chagrin devaient se succéder à un rythme effréné dans sa tête. Hang éprouvait beaucoup de peine pour lui et avait décidé que, conscient de ne pouvoir infléchir son opinion, il lui impulserait l'énergie suffisante pour rejoindre Aila et la ramener à la raison. Aussitôt, toutes ses pensées se tournèrent vers sa merveilleuse femme, Niamie. S'il regrettait d'avoir dû la quitter, il la bénissait, car, à aucun moment, elle ne l'avait obligé à choisir entre elle et Aila. Elle lui avait simplement proposé d'accompagner Pardon, sans la moindre condition, sinon celle tacite de revenir avant la naissance de leur bébé. Enfin, de ce côté-là, peu de soucis à se faire, ils retrouveraient Aila bientôt. Et Tristan, bien sûr ! Il ne devait pas oublier le jeune garçon, d'autant plus que ce dernier venait de l'étonner pour la première fois de sa vie. Partir seul, sur des routes qu'il ne fréquentait que rarement, représentait déjà en soi un acte de courage, désobéir à son père, une insolite rébellion, totalement en contradiction avec son habituelle sagesse. De plus, forcer de cette façon Pardon à le poursuivre dévoilait un aspect inédit de son intelligence, aussi analytique que fine. Il le remercierait chaleureusement quand il le reverrait, tout en se promettant de l'observer avec un regard différent. Quelles autres surprises que l'attitude terne de l'adolescent ne laissait pas présager allait-il leur offrir ? Cette question, tout à la fois intéressante et pertinente, Hang saurait la garder en réserve jusqu'à l'obtention d'une réponse adaptée. Un léger sourire éclaira son visage. Finalement, une fois Tristan retrouvé, il détiendrait un allié de choix pour rattraper Aila.

Le dernier gargouillis qui frémit dans son estomac lui rappela que, depuis un bon moment, la faim le tenaillait et qu'il ne refuserait pas un arrêt pour se sustenter. Malheureusement, Tristan possédait encore quelques heures d'avance sur eux et le rythme soutenu qu'ils maintenaient depuis leur départ avait réduit l'écart sans l'éliminer. En revanche, le jeune garçon se montrait très conciliant ; il leur abandonnait toutes les marques possibles de son passage. À nouveau, le Hagan sourit. Décidément, ce petit l'étonnait. Connaissant les faiblesses de son père, probablement n'avait-il pas prévu la présence de Hang en raison de l'état de Niamie, il souhaitait visiblement que Pardon ne perdît pas sa trace.

De son côté, Naaly se réjouissait, mais seulement intérieurement. Jamais, au grand jamais elle ne laisserait transparaître le plaisir que cette escapade vers Avotour lui inspirait. Dix mois environ s'étaient écoulés depuis sa dernière visite et elle savourait par avance de retrouver Merielle. Portrait craché de sa grand-mère paternelle aux prunelles mordorées, des traits fins encadrés par de belles boucles châtains, la princesse alliait une silhouette aux courbes arrondies et au charme certain. Si son attitude en parfaite harmonie avec son statut ne passionnait pas la combattante, en revanche, Naaly appréciait son esprit complètement décalé ainsi que son humour totalement inattendu. Depuis l'enfance toutes deux partageaient une complicité qui ne s'était jamais démentie et s'accordaient sur tellement de sujets qu'elles se moquaient, de concert, tantôt en douce tantôt en direct, de la bêtise humaine et, en particulier, de celle des garçons qui les entouraient. Les avis tranchés que Merielle possédait sur la question s'exprimaient sans détour. Naaly ne comptait plus le nombre de prétendants que la princesse avait rembarrés dans un langage plutôt cru, assez original dans la bouche d'une altesse. D'un autre point de vue, elle aimait moins sa passion, réelle, mais ennuyeuse, pour les connaissances qui poussait son amie à suivre avec assiduité des cours quand elle-même avait toujours préféré l'école buissonnière. Contrer les assauts de ses adversaires, les anticiper, voilà qui pouvait être utile, mais, franchement, à quoi pouvait bien servir la maîtrise de langues anciennes ou de pays dans lesquels aucune d'entre elles ne mettrait jamais les pieds ? Heureusement que la personnalité de Merielle possédait des facettes bien plus attractives ! Rien à voir avec Tristan qui avalait tous les livres qu'il pouvait emprunter au château tout en restant transparent. De toute façon, elle ne s'intéressait ni au savoir qu'ils contenaient ni au tempérament falot du lecteur. En fait, pour être totalement honnête, elle irait même plus loin, elle détestait son frère ou, pire, elle le méprisait ! Se moquer de lui avec d'autres l'amusait profondément, surtout quand son esprit vif et ses paroles acérées ne lui laissaient aucune échappatoire. Si seulement son père n'avait pas ressenti le besoin de le récupérer ! Pendant un moment, son imagination fertile envisagea tous les accidents qui pourraient arriver à un promeneur solitaire aussi inexpérimenté que Tristan. Peut-être qu'avec un peu de chance un éclair complaisant s'abattrait sur un arbre qui chuterait au moment où il passerait. Son regard se fixa un instant sur Pardon, se doutant que ce dernier n'apprécierait en rien ses élucubrations morbides. Alors, à quoi pouvait-elle donc songer de plus réjouissant ? Sekkaï ! Le jumeau de Merielle. Fils de Sérain sans aucun doute, il avait surtout hérité des caractéristiques physiques de sa mère : des yeux sombres, des cheveux de jais indisciplinés et une silhouette souple et mince. Cette fois, elle ne put retenir un sourire fugitif. Son souffre-douleur préféré, après son frère ! De six mois son aînée, fait qu'elle ne cessait de lui rappeler depuis qu'elle était en âge de parler, elle le dominait également par la taille et en profitait pour le titiller avec insistance. Ravie, elle observait tous les efforts du prince pour rester digne sous ses réflexions grinçantes, une attitude noble et ridicule qui la faisait pouffer de rire. Dommage qu'elle ne parvînt pas à partager son hilarité avec Merielle. Visiblement, cette dernière appréciait son frère et refusait le petit jeu de m******e auquel Naaly se livrait sans hésitation. Quelquefois même, la jeune combattante avait décelé une lueur de réprobation dans le regard de son amie. De toute façon, elle s'en moquait éperdument. Sekkaï était bien trop prévisible et elle adorait le pousser dans ses retranchements, voir ses dents se serrer et ses joues rougir légèrement, tandis que ses yeux cherchaient à conserver une parfaite impassibilité. Qu'il était drôle ! Un tantinet ridicule, également ! De nouveau, son imagination s'emballa. Elle commença à lister toutes les situations inconfortables dans lesquelles elle pourrait le placer, élaborant avec soin les réflexions assassines qui agrémenteraient celles-ci, et s'en réjouit d'avance.