Chapitre 6-1

2098 Words
Chapitre 6 Précédant Naaly et Hang, Pardon pénétra dans la ville d'Avotour, au pas. Pourtant, il lui tardait de retrouver son fils et, ainsi, de vérifier que ce dernier était bien arrivé jusqu'à la forteresse. Rien sur le trajet effectué n'avait indiqué une autre escarmouche qui aurait impliqué Tristan, mais Pardon voulait s'en assurer au plus vite. Il renonça rapidement à toute envie d'augmenter l'allure tant les rues de la ville étaient encombrées. Mais que fabriquaient tous ces gens ici ? Bien sûr, Avotour était une grande cité peuplée, mais jamais elle ne lui était apparue à ce point saturée. Il progressait lentement, rivalisant d'astuces pour se glisser entre les villageois, leurs charrettes et les obstacles en tout genre. Presque parvenu au château, il bifurqua vers le manège, en profitant pour repasser au trot et gagner ainsi un peu de temps. Une fois les enclos dépassés, il identifia la silhouette espérée et, se dirigeant vers elle, découvrit une seconde personne cachée par la première, Tristan ! Soulagé de le retrouver, à son inquiétude succéda immédiatement la colère. Bonneau, suivi du garçon, le rejoignit, tandis qu'il descendait de cheval. — Alors comme ça, tu nous envoies un éclaireur pour nous annoncer la bonne nouvelle de votre venue ! s'exclama Bonneau. Surpris, Pardon fronça les sourcils et jeta vers son fils un coup d'œil sévère. Ainsi, voici comment Tristan avait justifié son arrivée prématurée… L'adolescent soutint son regard, puis finit par baisser la tête. — Je suis tombé sur lui par le plus grand des hasards et, depuis, nous sommes restés ensemble, poursuivit le grand-père. Où sont les autres ? — Hang et Naaly doivent en ce moment atteindre la cour du château. Bonneau observa un instant l'homme et l'enfant, ennuyé de déceler une sorte de tension entre eux. Désireux de ne pas aggraver la situation par une remarque inconsidérée, il continua d'une voix enjouée : — Hang ! Mais que vient-il faire ici ? Quelle incroyable raison a bien pu l'amener à abandonner sa petite femme sur le point d'accoucher ? Au moment même où il prononçait ces mots, Bonneau réalisa que cette question ouvrait un large champ de réponses, pas obligatoirement réjouissantes. Une inquiétude imprécise pointant le bout de son nez, il poursuivit : — Aila n'est pas avec vous ? Pardon se retourna pour s'occuper de son cheval, puis expliqua, sans le regarder. — Non, elle n'a pas souhaité nous accompagner. Bonneau fixa son gendre, cherchant à démêler le vrai du non-dit, avant de changer de sujet. — Alors, rejoignons ma petite-fille. Je serai heureux de la revoir ainsi que notre Hagan. Le trio revint vers la cour de la forteresse, parlant de choses et d'autres, dans une légèreté uniquement apparente. Le moment des retrouvailles avait assez duré. Si Naaly était ravie d'être de retour ici et d'avoir salué tout le monde, il lui tardait de rencontrer Merielle. Apprenant que celle-ci prenait sa leçon quotidienne avec son précepteur privé dans l'aile gauche du château, elle s'était éclipsée et, à présent, montait dans les étages. Pauvre princesse prisonnière dont elle allait, elle, la fière combattante, anticiper la libération ! Quelle excuse presque sincère pouvait-elle invoquer pour achever ce cours prématurément ? Une déformation de la vérité, légère pour rester crédible, mais suffisante pour convaincre serait parfaite ! Mentir efficacement ressemblait à un art qui nécessitait nuance et finesse d'esprit. Alors, que pourrait-elle bien inventer ? Son cerveau moulinait à plein régime, tandis qu'elle se rapprochait du lieu, essayant, dans le même temps de déduire laquelle de ces portes closes cachait son amie. Tentant en vain de réveiller ses souvenirs, elle finit par coller son oreille sur différents huis et sourit quand un ton typiquement professoral parvint à son tympan. Sans hésiter, elle frappa et attendit la permission pour entrer, adoptant l'attitude soumise qui convenait à une servante dérangeant un cours, malgré son habillage pour le moins inadapté. Elle comptait bien sur le mépris classique de l'homme infatué envers la classe laborieuse, persuadé qu'il ne lui jetterait pas un œil. Forçant le rôle, elle annonça d'une petite voix tremblante : — Monsieur, je vous prie de m'excuser, je dois informer mademoiselle Merielle que les invités sont arrivés. Levant subrepticement la tête, elle croisa le regard surpris de la jeune fille. — Des invités ? s'étonna le précepteur, je l'ignorais. Bon, dans ses conditions, vous êtes libérée, mademoiselle. Pensez à votre accent tonique et nous nous retrouverons demain afin de poursuivre la séance. La princesse fixa la nouvelle arrivante, la bouche entrouverte et les sourcils froncés. Elle ne paraissait pas vraiment ravie de l'intervention inopinée de son amie. D'un geste un peu brusque, elle rangea sa plume et quitta la pièce après avoir salué l'enseignant. La porte refermée derrière elle, Naaly pouffa de rire. — Mais qu'est-ce qui t'a pris ? demanda Merielle, visiblement agacée. — Tu le vois bien, je t'ai sauvée ! répliqua Naaly, enchantée. À présent, tu peux faire l'école buissonnière avec moi, c'est bien, non ? Merielle hésita sur la réponse à apporter, puis haussa les épaules. — D'accord, je suis contente que tu sois là. Mais je l'aurais été tout autant, une fois le cours terminé. Tu comprends, son contenu me passionnait ! Naaly soupira. Finalement, la princesse ne changerait jamais. — C'est bien toi, ça, préférer être enfermée à écouter des leçons barbantes que courir dehors ! — Barbantes ? Pas du tout ! Apprendre le Hagan représente un véritable défi, c'est une langue absolument fascinante. De plus, le professeur est excellent ! — Ah bon, riposta Naaly. Quelles occasions as-tu rencontrées de parler le Hagan pour te permettre d'affirmer qu'il est aussi exceptionnel ? — Moi, non, mais Hara, oui. Elle discute régulièrement avec lui quand sa terre natale lui manque un peu trop. — Tiens, je ne l'ai pas encore vue depuis mon arrivée. — Et tu ne la verras pas. Elle, Adrien et Timoé sont partis visiter quelques comtés pour dresser le bilan des finances locales et des… — Oh… dommage, coupa Naaly. Mais, après tout, leur absence actuelle nous donnera une bonne raison pour revenir une prochaine fois ! Et le petit Sekkaï, où est-il ? Merielle éclata de rire avant d'ajouter plus sérieusement : — Arrête d'appeler mon frère ainsi. Il n'est pas petit. — Tu te moques de moi, là ! Tu le sais bien, je fais presque une tête de plus que lui. — Une petite moitié serait plus proche de la vérité et c'était il y a neuf ou dix mois… — Qu'est-ce que ça change ? C'est toujours mon petit Sekkaï. Sur le visage de Merielle s'afficha un étrange sourire. La princesse ajouta : — Après tout, profites-en pendant que tu le peux ! Et toi, explique-moi ce qui t'amène ici. — Ma mère est partie vers Niankor, alors, papa, Hang et moi avons poussé jusqu'ici pour nous occuper. Et… me voilà ! Que faisons-nous ? Nous pourrions nous balader à cheval ou passer en revue tous les garçons potables du coin. — As-tu jeté un coup d'œil à mon nouveau précepteur ? — Quoi ? Ce n'est plus le vieux grincheux habituel ? Je pensais pourtant avoir reconnu son timbre rébarbatif. — Eh non ! Tant pis pour toi, tu seras obligée de venir au prochain cours si tu veux voir à quoi il ressemble. — Tu me promets qu'il en vaut la peine ? demanda Naaly, vaguement dubitative. — Absolument ! — Je te crois ! Tape là ! Le claquement de leur paume résonna dans le couloir juste avant qu'une voix grave s'élevât dans leur dos : — Tiens, une revenante… Naaly sourit. — Tiens, le petit Sekkaï, ironisa-t-elle tout en se retournant. Face au prince, levant les yeux vers lui, elle se décomposa brièvement avant de se reprendre aussitôt. — Dis donc, ils t'ont bien arrosé en mon absence. Tu vas rester comme ça ou, si on te remet à l'ombre, tu rétréciras de nouveau ? — Pas de chance… Maintenant, je fais une tête de plus que toi. Tu devras te passer de ton sobriquet préféré et te placer sur la pointe des pieds dorénavant pour me regarder. Les prunelles de Naaly étincelèrent d'une lueur mauvaise. — Oh… si peu. Et puis j'aime bien ce petit nom-là. Pour moi, tu seras toujours mon petit Sekkaï, ta nouvelle apparence n'y changera rien, conclut-elle d'un ton moqueur. Les deux adolescents se défièrent légèrement, tandis que Merielle soupirait intérieurement. Ces deux-là ne parviendraient donc jamais à s'entendre. Elle avait espéré que la croissance accélérée de Sekkaï apaiserait leur tension habituelle, mais, visiblement, Naaly refusait de renoncer au plaisir d'ennuyer le prince, d'autant plus que l'agacement de celui-ci restait perceptible, exactement de quoi aiguillonner son amie pour le pire. Merielle chercha à alléger l'atmosphère. — Viens, Naaly, tu dois la voir ! Notre tour préférée dispose d'une jumelle maintenant ! — C'est vrai, la construction est achevée ? — Allons-y ! À plus tard, Sekkaï. — Oui, c'est ça, à plus tard, petit Sekkaï, renchérit Naaly, ironique, sans s'attarder sur le regard noir que le jeune homme lui lançait. Les filles partirent en galopant dans les couloirs, Merielle, la jupe légèrement retroussée pour courir à son aise. Dans la cour, celle-ci désigna à Naaly l'édifice dont elle lui avait parlé, puis elles obliquèrent vers la grande tour qui lui était accolée. Montant les marches quatre à quatre, elles parvinrent au sommet, un peu essoufflées. Aussitôt, Merielle montra à son amie le toit pentu de la jumelle, légèrement en contrebas, et surmontée d'une longue flèche. Devant cette magnifique perspective, une vue plongeante sur la forteresse, les faubourgs alentour et les bois alternant avec des parcelles cultivées, elles restèrent à bavarder, leurs cheveux agités par les rafales tournantes du vent. Naaly proposa de redescendre, mais la princesse refusa. Après les sujets légers de discussion, cette dernière souhaitait en aborder un autre, plus délicat, qui risquait de hérisser Naaly. Accoudées au muret, elles observaient la cour dans laquelle les passants se pressaient quand Merielle se lança : — Tu ne pourrais pas le laisser un peu en paix, s'il te plaît ? — Qui ? — Tu sais bien de qui je parle… — Oh… de petit Sekkaï… Tiens, ce ne serait pas lui, la microscopique fourmi qui nous fixe d'en bas. — Si…, mais, mais qu'est-ce que tu fais ? s'inquiéta Merielle en voyant Naaly enjamber le parapet. Cette dernière tourna la tête vers elle, un grand sourire aux lèvres. — Je vais lui faire peur ! À peine prononçait-elle ces mots qu'elle se jetait dans le vide pour atterrir sur le toit de la tourelle voisine, agrippant la flèche au passage, sous le regard pétrifié de Merielle dont le cri était resté coincé dans sa gorge. Surmontant le bruit du vent, Naaly lui hurla : — Alors ? Beau saut, non ? Quand je pense au petit Sekkaï qui doit grimper à toute vitesse pour venir me faire la leçon, j'en ris d'avance ! — Tu riras peut-être un peu moins quand tu voudras revenir ! rétorqua Merielle, penchée vers elle. Tu as réfléchi à cette nécessité avant de bondir comme une folle ? Je vais chercher Sekkaï ! — C'est inutile ! Je me débrouillerai toute seule ! — Mais comment ? — Il doit bien y avoir une ouverture par laquelle rentrer juste en dessous. — Impossible ! Elles sont toutes condamnées pour l'instant. Aussitôt, le cerveau de Naaly envisagea de multiples hypothèses pour s'en sortir. Effectivement, elle avait désiré impressionner Sekkaï, mais, pour maintenir l'illusion, elle devait désormais trouver rapidement un moyen de regagner la tour où se situait Merielle sans solliciter l'aide de quiconque. Malheureusement, où qu'elle portât les yeux, son amie avait raison, elle ne disposait d'aucune solution pour retourner d'où elle venait. Loin de se laisser abattre, elle réagit immédiatement et cria à la princesse. — De quel côté l'ouverture la plus proche ? — Juste là, lui indiqua la jeune fille. Naaly se déplaça avec souplesse vers la gauche, s'accroupit, puis, ses doigts refermés sur le bas de la flèche, descendit ses pieds très progressivement sur les tuiles glissantes. Elle avisa le contour métallique à la base de la toiture, puis, sous le regard effaré de Merielle, lâcha ce qui la retenait et dévala les quelques mètres qui la séparaient du bord, son corps basculant rapidement dans le vide. Elle rattrapa de justesse le cerclage en zinc avec une paume, apercevant dans son mouvement l'ouverture scellée. D'un geste énergique, elle parvint à raccrocher sa deuxième main et, une fois sa prise assurée, commença à se balancer, souhaitant de toute son âme une faible fixation du volet, sinon, elle serait dans de beaux draps. Elle n'osa pas songer à la réaction de son père, de son grand-père ou même de Sérain… Si son premier coup de pied provoqua peu d'effet, il lui indiqua que le battant céderait de toute façon. Deux… Trois… Elle y était presque. Un dernier ! Sentant que le panneau tombait dans la tour, elle se laissa emporter par l'élan et atterrit sans grâce sur le sol, se cognant la tête et le bas de la colonne vertébrale au passage, heureusement à l'abri des regards. Légèrement étourdie, elle resta prostrée un instant, le temps de canaliser la douleur, puis se releva péniblement. Elle récupéra la planche et, un sourire apparent aux lèvres, retourna vers l'ouverture. Ses yeux ne s'attardèrent pas sur Sekkaï dont le visage fermé exprimait la colère, mais elle agita sa main comme pour saluer Merielle à ses côtés et obtura la fenêtre. Une fois l'ombre revenue, elle s'adossa au mur, les jambes flageolantes. Par les fées, elle l'avait échappé belle… Pendant un long moment, elle ne bougea pas, puis, reprenant courage, se dirigea vers la porte, soulagée que personne ne l'eût verrouillée. Au moins un obstacle supplémentaire qu'elle n'aurait pas à franchir. D'une certaine façon, elle avait eu sa dose de sensations fortes pour aujourd'hui… Et puis oh… si jamais Sekkaï filait raconter ses exploits aux adultes, ses oreilles allaient chauffer. À cette idée, elle envoya toutes ses pensées vers Merielle. Celle-ci devait absolument la défendre et empêcher son frère de vendre la mèche. Naaly avait confiance, son amie, maîtrisant parfaitement l'art de l'argumentation, se montrerait très convaincante.
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