Chapitre 7-2

2524 Words
Bonneau resta un instant silencieux à contempler sa petite-fille. — Cette trop grande confiance en toi risque d'être le défaut qui te perdra, Naaly. Pour gagner, il faut savoir mesurer ses efforts, les adapter à son adversaire et, surtout, ne jamais sous-estimer celui-ci. Au contraire, tu dois le respecter pour ses aptitudes et non pas l'affubler d'un sobriquet qui te fait rire, mais qui ne sert, si tu y réfléchis bien, qu'à le rabaisser inutilement. L'expression de Naaly se figea. Voilà que son grand-père se mettait à donner, lui aussi, dans les leçons de morale, c'était plutôt inhabituel et, surtout, profondément désagréable. — J'ai compris le message. N'empêche, et tu le verras bien demain, je serai la meilleure ! À plus tard. Elle tourna les talons et s'éloigna rapidement. Pensif, Bonneau la regarda disparaître par la porte, légèrement soucieux que leur bonne entente se fût égarée sur un terrain plus glissant en l'absence de Pardon dont il reprenait l'autorité parentale. Il connaissait les qualités de combattante de sa petite-fille, mais son œil expérimenté savait qu'elle n'arrivait pas encore à la cheville d'Aila à âge égal. Il fronça les sourcils. Peut-être avait-il tort de les comparer. Sa fille avait toujours été particulièrement remarquable et Naaly en suivait dignement les traces, mais sans la même rapidité d'exécution ni la même précision. De plus, la force et la maturité d'Aila s'étaient forgées dans une enfance difficile dont elle avait surmonté tous les écueils, souvent seule face à ses chagrins. Heureusement pour elle, Naaly avait grandi entourée par une famille aimante, mais, étrangement, elle ne semblait pas avoir conscience de cette chance extraordinaire. Parfois, une personne ne découvrait la valeur d'une relation qu'au moment de la perdre… Il frissonna. Ses pensées se tournèrent vers Aila. Où était-elle à cet instant ? Il avait beau tenter d'ignorer son inquiétude, celle-ci resurgissait dès qu'il cessait d'être occupé. Qu'avait-il bien pu se produire dans sa tête pour expliquer son choix de tout quitter sans prévenir quiconque ? Définitivement, cette situation le contrariait profondément et l'attitude de Tristan également. Depuis qu'il l'avait rattrapé dans l'écurie, ce dernier s'était enfermé dans un silence sombre et pesant, bien différent de celui qu'il observait habituellement. Une part de lui-même pressentait que son petit-fils profiterait du moindre écart de surveillance pour s'enfuir. Que lui arrivait-il à lui aussi ? Décidément, son monde semblait sombrer dans une sorte de déraison qui lui déplaisait de plus en plus. Entendant la cloche sonner, il remonta vers les étages pour récupérer Tristan qu'il avait confié à Merielle et à son précepteur, il ne devait pas le manquer à la sortie du cours. Le moment fatidique débutait. Sérain venait de s'installer dans la tribune et, devant la foule, patienta jusqu'à la fin des applaudissements et des cris enthousiastes. Petit à petit, les voix puis les murmures s'éteignirent et le roi commença : — Bienvenue à tous. Bienvenue à nos invités qui ont effectué le déplacement jusqu'à Avotour pour participer à ce tournoi spécial. Comme vous le savez, cet événement nous offrira l'occasion de détecter les meilleurs éléments et de leur proposer d'entrer dans la garde rapprochée du comté. Le déroulement des épreuves se déclinera en deux manches sur deux jours. Pour débuter, un tirage au sort désignera les adversaires des six premières rencontres. À cet effet, dans cette urne, attendent douze jetons qui fonctionnent par paire. Ainsi, les deux combattants qui obtiennent les numéros un se battront en premier. En fin de matinée, deux tirages successifs établiront les compétiteurs parmi, d'une part, les perdants et, d'autre part, les vainqueurs, les affrontements se répartissant sur l'après-midi. Cette première manche terminée, nous disposerons de trois gagnants qui auront franchi toutes les étapes avec succès et, demain, de nouveaux engagements détermineront le plus fort des non sélectionnés. Celui-ci participera, en compagnie des premiers nominés, aux joutes d'honneur à l'issue desquelles nous pourrons rendre hommage à notre champion incontesté. Ensuite, la soirée sera consacrée à fêter les talents révélés pendant ces deux journées. Combattants, voici venu le moment de vous remettre à la bienveillance du hasard pour découvrir votre premier adversaire. Le tournoi est à présent ouvert. Que le meilleur triomphe ! Ravie, la foule acclama le début du spectacle, tandis que les compétiteurs, deux femmes, dont Naaly en troisième position, et dix hommes, Sekkaï en dernier, se plaçaient en ligne, attendant d'être appelés pour prendre leur numéro. Tout en s'efforçant de ne pas le laisser transparaître, Naaly se sentait fébrile. Une partie d'elle-même, à l'instant même, aurait apprécié la présence de son père et, surtout, celle de sa force tranquille. En ce jour si particulier où elle se lançait seule pour la première fois dans l'arène, son attitude rassurante et ses conseils avisés lui manquaient terriblement. Elle avait fini par regretter son absence, alors qu'hier encore elle s'en réjouissait. Ainsi, il n'assisterait pas à ses premières joutes, elle ne lui offrirait pas cette occasion si précieuse dans la vie d'un homme d'être fier de sa fille, comme elle n'aurait pas celle de lire ce sentiment dans ses yeux. Elle déglutit. Levant son regard, elle croisa celui de Bonneau, bienveillant, qui esquissa un sourire encourageant. Son grand-père était bien là, lui, et, malgré les quelques réserves qu'il avait émises, elle n'ignorait pas la confiance qu'il lui portait. Ce fait la rasséréna et elle avança sans crainte vers l'urne. Le hasard l'avait menée jusqu'ici parce que le temps était venu de démontrer ses aptitudes. Elle saisit un jeton et annonça clairement en le montrant à tous : — Numéro trois. Elle rejoignit la place réservée à la troisième rencontre et attendit avec une impatience croissante le nom de son adversaire. À présent, il ne restait plus que deux combattants, celui qui lui avait demandé de quitter les lieux lors de sa promenade entre les tentes, Cerrand, et Sekkaï. Pas lui, supplia-t-elle, ses yeux fixés sur le grand gaillard qui s'avançait vers l'urne, pour éviter de croiser le regard du prince. Numéro trois ! Le cœur de la jeune fille bondit de joie, elle n'affronterait pas Sekkaï au premier tour. L'homme et elle se saluèrent respectueusement, mais Naaly perçut dans son attitude décontractée qu'il pensait ne faire d'elle qu'une bouchée. Qu'avait déjà dit Bonneau ? Ah oui, ne jamais sous-estimer son adversaire… Le sien venait de commettre sa première erreur et elle se débrouillerait bien pour l'anéantir grâce aux suivantes. Sekkaï rejoignit son compétiteur, celui qu'elle avait évalué comme le moins bon de tous. Ainsi, obligatoirement, il participerait au second tour. La chance ne lui avait pas souri jusqu'au bout… Bonneau, tel un écuyer, s'était occupé d'elle jusqu'au début de son combat, la rassurant tout en lui prodiguant ses derniers conseils. — Ça va être à toi. Ce type ne te fera aucun cadeau, mais il possède plusieurs failles que tu sauras exploiter. Pense à celles que je t'ai énumérées et étudie-le bien dès le début pour en trouver d'autres. Économise-toi quand même un peu, tu devras te battre une seconde fois cet après-midi et tu pourrais tomber sur pire que lui. — Oui, grand-père, c'est promis ! J'ai bien tout en tête et tu seras fière de moi. — Je suis déjà fier de toi, ma chérie. Pendant un moment, ils se regardèrent avec une infinie tendresse, puis, refoulant les sentiments qui la troublaient, elle empoigna son kenda et sortit, tandis que Bonneau se déplaçait pour pouvoir observer le combat. À présent parfaitement concentrée, Naaly avait retrouvé sa sérénité. Une fois dans l'arène, elle salua son adversaire et chacun prit position. Les premiers instants servirent aux deux compétiteurs à se jauger. Vinrent ensuite quelques ébauches d'assauts qui leur permirent de tester leur réactivité réciproque. La jeune fille réfléchissait à toute vitesse. Elle savait qu'elle allait devoir dévoiler une partie de ses talents dans cette lutte, car Cerrand ne se laisserait pas vaincre sans résister, mais elle entendait bien conserver quelques-unes de ses bottes secrètes pour les prochaines rencontres. L'homme fonça vers elle et leurs bâtons s'entrechoquèrent. Dès lors, Naaly retint chacun de ses coups, cherchant à endormir la vigilance de son adversaire, lui faire croire qu'elle n'était effectivement qu'une petite créature dont il se débarrasserait aisément. Pour le tromper un peu plus, elle parait chaque attaque avec un temps léger de retard et une puissance amoindrie. Rapidement berné par l'attitude peu offensive de la jeune fille, Cerrand commença à se relâcher. Toute l'attention de Naaly demeura focalisée sur l'objectif de le maintenir dans cet état d'excessive confiance, le contrant de justesse, pour ainsi l'amener à multiplier les erreurs. Attendre, encore… Le laisser s'approcher, s'échapper juste à temps et reprendre… Les bâtons ne cessaient de se croiser, l'un bloquant l'autre avant d'être dévié. De plus en plus, Cerrand axait ses attaques sur sa seule force brute, assuré de parvenir à la battre sans effort dans les plus brefs délais. Quand le moment lui parut opportun, Naaly lui donna l'impression d'être prête à céder sous ses assauts. Alors que, emporté par l'élan, l'homme fonçait sur elle, avec une surprenante vivacité, elle se retourna, puis glissa son kenda entre celui de son adversaire et le torse de ce dernier. D'un mouvement vif, elle le fit pivoter vers le bas, coinçant le bâton du jeune homme entre sa hanche et le sien. Poursuivant son déplacement avec fluidité, elle le déséquilibra, le forçant finalement à lâcher son arme. Il s'écroula, tandis qu'elle se positionnait au-dessus de lui, le bras de Cerrand bloqué par son corps, à la fois en arrière et en pression, son kenda appuyé avec force sur sa nuque. Le combat était achevé. Autour d'elle retentirent des applaudissements et des cris qu'elle entendit à peine. Son niveau de concentration était tel qu'elle n'arrivait pas à reprendre pied dans la réalité. Au bout d'un moment, elle se redressa et aida le perdant à se relever. Beau joueur, ce dernier la félicita. Naaly le remercia brièvement, puis chercha son grand-père des yeux. Alors qu'elle était parvenue à l'éviter toute la matinée, son regard croisa celui de Sekkaï l'espace d'un instant. Son souffle se suspendit, puis elle se détourna rapidement et sourit quand elle aperçut Bonneau. Elle le rejoignit aussitôt. Ce n'était que sa première victoire et elle ne s'avouerait pleinement satisfaisante que lorsqu'elle les aurait vaincus, tous… — Très finement joué, Naaly. Tu as su le tromper avec brio et profiter de sa trop grande confiance pour renverser la situation d'un affrontement que tout le monde croyait gagné d'avance. Très bel enchaînement comme final, une idée à toi ? La jeune fille hocha la tête, tout en restant silencieuse. Subitement, la tâche lui apparaissait présomptueuse ou faussée. Devrait-elle toujours jouer sur les faiblesses de ses adversaires pour en triompher ? Serait-elle capable de l'emporter lors d'un vrai combat, sans feintes, en donnant tout d'elle-même pour démontrer sa véritable valeur ? Tout autour d'elle, la fête résonnait, mais Naaly demeurait concentrée sur son objectif. Toute la matinée, elle avait observé les joutes. Bien à l'abri des regards, ses sens en éveil, elle avait assisté à celle de Sekkaï et devait bien reconnaître, à son corps défendant, qu'il excellait. Elle ne l'avait pas jugé sur la prestation qu'il avait offerte. En effet, se confrontant au plus mauvais de tous, il n'avait utilisé pour le battre que des enchaînements basiques. Non, ce qu'elle avait décelé se révélait tout autre, une incroyable présence dans sa façon souple de se mouvoir, sa rapidité de réaction soutenue par une réflexion analytique, juste et précise. Tout ce qu'il n'avait pas dévoilé, car il n'en avait pas besoin, elle l'avait deviné, et ce constat la tracassait… Si elle connaissait déjà tous ceux qui s'affronteraient lors des demi-finales, elle était persuadée que l'ultime joute les réunirait obligatoirement et que, pour vaincre, elle ne devait surtout pas douter du fait qu'elle en sortirait victorieuse. Bonneau la rejoignit. — Alors ? Que penses-tu de ton nouvel adversaire ? — Nul ! Comment a-t-il réussi à passer le premier tour ? Un coup de chance, probablement… — Tout à fait. Son opposant le dominait, mais a commis une erreur grave. Dans un combat réel, lorsqu'un homme lutte pour survivre, le moindre faux pas conduit à la mort. Aucune faiblesse ni aucune faille ne peuvent être tolérées. Ce soir, au lit de bonne heure ! Elle fixa Bonneau. Un moment, à cet instant précis, elle envisagea de lui parler de sa mère, de lui demander si ce que son père disait d'elle était vrai, si elle se révélait meilleure qu'elle, mais elle n'osa pas et se tut. Sa colère rejaillit aussitôt. Comment cette femme avait-elle pu les abandonner sans remords ? Armée de son kenda et de sa fureur intérieure, Naaly se rendit à sa deuxième rencontre et décima son pauvre opposant en quelques instants ; elle n'avait pas de temps à perdre. Cette joute n'avait représenté qu'une étape imposée qu'elle avait franchie sans même s'en rendre compte. À présent, songeant aux deux autres qui lui restaient, il lui tardait d'arriver en finale, de plus en plus persuadée qu'elle affronterait Sekkaï et que, lors de ce combat mourraient les derniers bons souvenirs de leur enfance. Cette confrontation pourrait-elle améliorer leur relation ? Elle en doutait. De toute façon, elle ne le désirait pas. Au lieu d'aller dormir, oubliant le sage conseil de son grand-père, elle était partie rejoindre son prétendant du moment pour un nouveau rendez-vous dans une obscurité dénuée, cette fois, de clair de lune. Se promenant, discutant, s'embrassant, ils s'étaient attardés ensemble plus que de raison. Cependant, quand il avait proposé de prolonger encore plus la nuit en sa compagnie, elle avait rétorqué qu'elle se battait le lendemain et qu'il était temps pour elle de retourner se coucher. Sans plus d'explications, elle l'avait planté là, cet avorton qui en désirait plus qu'elle ne voulait lui en donner, et avait regagné son lit dans lequel elle tournait depuis, incapable de trouver le sommeil. En boucle, elle revivait chaque affrontement de la journée, repassant dans son esprit chacun de ses adversaires probables et les évaluant sans la moindre concession. Trop lent, trop brutal, trop bête… Et elle, quelles étaient ses faiblesses ? La voix de Bonneau résonna dans sa tête : dans sa trop grande confiance en elle et dans le fait qu'elle négligeait de travailler ses enchaînements… Mais elle n'en avait pas besoin, attaquer lui paraissait tellement intuitif, se déplacer avec rapidité, se positionner avec justesse, profiter des failles et s'y engouffrer sans hésiter. D'un coup d'œil, elle jugeait le combattant et la situation. Son assurance n'était pas aveugle, elle était fondée ! Un seul regret assombrit son état d'esprit. Le tirage de la première manche du lendemain lui avait attribué comme adversaire la seconde femme de la joute… Si peu nombreuses déjà, le hasard se permettait en plus de jouer contre elles. L'une des deux éliminerait obligatoirement l'autre. C'était vraiment dommage. Toutes deux avaient discuté dans l'après-midi, échangeant leurs impressions, en toute simplicité. Séréna comprenait le combat quotidien pour marquer son territoire au milieu de tous ces participants masculins. Chaque jour, une femme devait prouver sa valeur bien plus qu'un homme. Consciente de la battre, Naaly le regrettait d'avance. Elle avait apprécié l'approche technique de Séréna, bien qu'encore trop pragmatique dans le sens où seule l'expérience la guidait. Deux représentantes sur douze compétiteurs, alors qu'on lui avait rebattu les oreilles sur leur place pendant la guerre contre Césarus… Cette démonstration de talent et de courage avait-elle changé les regards ? Non ! Mais pourquoi ? Comment se déterminait le rôle d'une personne, selon son sexe, la façon dont elle était élevée, en accord ou en opposition par rapport aux dogmes de son éducation ? À quel moment de sa vie choisissait-elle vraiment qui elle voulait devenir ? Dans la différence résidait-il une plus grande forme de richesse ou une source de déséquilibre ? Son esprit dériva vers Merielle. Elle se demanda comment leur relation pourrait survivre à leurs destins divergents. Son amie prenait son statut de princesse très au sérieux et préférait largement ses tenues féminines à un habillage plus masculin. Garçon manqué, voilà l'expression qui la décrivait trop souvent et, cette nuit, elle lui sembla tout à la fois injuste et intolérable. Pourquoi manqué ? Et, surtout, pourquoi garçon ? S'il était exact que son comportement détonnait par rapport aux standards classiques, il n'en constituait pas une exception. Elle était une combattante, elle n'en avait jamais douté ; son talent dépassait largement celui de la plupart des hommes qu'elle avait affrontés. Bonneau affirmait en permanence qu'il ne fallait jamais sous-estimer son adversaire, elle serait donc celle qui tromperait son monde pour mieux le dominer. Jamais, elle se le promit, jamais personne ne viendrait lui dicter sa conduite et surtout pas un homme… La fatigue finit cependant par l'emporter sur le flux de ses pensées et elle sombra dans un sommeil profond.
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