Chapitre 7-3

1771 Words
— Qu'est-ce que tu fais ? Tu n'es pas encore debout ! La voix de Bonneau éclata dans la tête de Naaly qui sursauta, l'esprit embué. — Ne m'annonce pas que tu n'as pas respecté la consigne que je t'avais donnée de te coucher de bonne heure ! — Si, si… balbutia-t-elle. Tu peux parler moins fort s'il te plaît, le temps que j'émerge complètement. — Mais tu n'as pas de temps, malheureuse ! La première rencontre va commencer et tu passes en deuxième ! Cette information secoua immédiatement Naaly. Elle bondit du lit et, à grand renfort d'eau sur le visage, se rafraîchit. Dégoulinante, elle enfila ses affaires à toute vitesse. Sur le chemin qui la menait vers l'arène, elle attacha ses cheveux à la va-vite, tandis que son grand-père tenait son bâton, et arriva juste à temps pour entendre l'appel de son nom. Vaguement essoufflée, l'esprit peu alerte, son ventre criant famine, elle salua sa partenaire et se plaça en face d'elle, furieuse de sa nuit écourtée et son réveil tardif. Se concentrer… Elle serra ses doigts sur son kenda, plus tendue que jamais. Inspirer, respirer, reprendre le contrôle. Alors que, dans son champ de vision, la silhouette de Sekkaï apparaissait, elle perdit pied une fraction de seconde, délai dont Séréna profita pour lancer une attaque fulgurante qu'elle para in extremis. De nouveau en position, elle força son attention. Inspirer, expirer… Ainsi, il assistait au combat, rien d'étonnant s'il voulait se faire une idée plus précise de ses aptitudes. Ne pas sous-estimer son adversaire, non, mais l'impressionner, pourquoi pas ? Un léger sourire naquit sur son visage avant de disparaître. Il était venu pour l'observer, il allait en avoir pour son argent ! Elle songea à un maniement plutôt rare qu'elle avait découvert quelques années plus tôt. Comment devait-elle procéder déjà ? Ah oui, elle s'en souvenait… À l'époque, l'acquérir avait exigé d'elle un travail acharné et beaucoup d'entraînements. À présent ancré dans sa mémoire, il devrait lui revenir sans difficulté. Campée sur ses jambes, elle saisit son kenda devant elle, ses mains le maintenant en mode inversé, l'une vers le haut, l'autre vers le bas. À gauche dans un mouvement descendant, rabattre la main gauche en passant par-dessus le poignet droit, décroiser ses bras en remontant la main droite au-dessus de la main gauche et recommencer plus vite, encore et encore. En raison de sa rapidité d'exécution, son kenda prit des allures d'infranchissable bouclier. Entre les passages de son arme sous ses yeux, elle perçut l'étonnement de Séréna qui ne savait plus comment percer cette défense inédite. Profitant du désarroi temporaire de son adversaire, Naaly se fendit et frappa celui de la femme, qui contra maladroitement, visiblement mal préparée à s'opposer à des actions aussi innovantes. Surmontant son trouble, elle n'attendit pas de nouvelles fantaisies pour donner l'assaut à sa façon, efficace et déterminée. Ainsi, elle voulait l'entraîner sur son propre terrain, songea Naaly. Généreuse, elle allait lui laisser ce plaisir pour quelques instants. Les bâtons s'entrechoquèrent, tandis qu'elles se déplaçaient dans un léger nuage de poussière, esquissant, parant, repoussant leurs offensives mutuelles, offrant un spectacle saisissant au public ébahi. Dans la plus grande concentration, deux jeunes filles s'affrontaient dans un duel sans merci, se jouant du danger avec habileté. Alors que le combat se poursuivait, démontrant à chaque instant leur maîtrise réciproque et leur talent évident, Naaly profita de la première ouverture depuis l'assaut initial, son adversaire s'étant trop avancée dans une fente d'attaque, elle immobilisa le kenda de Séréna au sol avec le sien, puis s'appuya sur ce dernier pour rouler sur le dos de celle-ci. Ensuite, tout s'enchaîna très vite et quelques coups bien ajustés suffirent pour achever de déséquilibrer Séréna qui finit à terre, vaincue. Les applaudissements d'abord timides s'élevèrent rapidement enthousiastes, tandis que les deux compétitrices se saluaient. Cependant, quand la jeune fille désira rejoindre Bonneau, elle fut entourée et félicitée de toute part, jusqu'au moment où son grand-père la saisit par le bras pour l'entraîner à l'écart. — Est-ce que tu peux m'expliquer pourquoi tu t'es autant dévoilée ? Sekkaï n'a rien manqué de ta brillante démonstration. À quoi pensais-tu ? Par les fées, ce n'est pas un jeu ! — Ah bon, je croyais… — Et, moi, je croyais que tu voulais gagner ! — A-t-il paru impressionné ? Bonneau hésita, puis finit par répondre : — Je doute qu'il ait pu échapper à ce sentiment que, hum, même moi, je ressentais… Un grand sourire éclaira le visage de la jeune fille. — Ainsi, je suis parvenue à t'impressionner, toi… — Tu étais superbe. Franchement, tu m'as rappelé… Enfin, ça n'a pas d'importance. Mais où donc as-tu appris ce mouvement de bascule des poignets ? — Ah ça…, avec le maître de je ne sais plus quoi qui était passé au manège. Bonneau la fixa, indécis. — Tu te moques de moi, ça doit faire trois ans au moins… — Si, si, je t'assure. — Mais il n'a jamais montré ce maniement aux élèves. Les yeux de Naaly pétillèrent. — Oui, bien sûr, mais, moi, je l'ai suivi et j'ai assisté aux enchaînements qu'il gardait pour lui… — Ainsi, il t'a expliqué… — Tu rigoles, coupa Naaly, pas du tout ! J'ai juste observé et, après, je me suis entraînée toute seule. Bonneau la regarda. Jamais sa petite-fille n'avait autant ressemblé à Aila, malgré ses prunelles vertes qu'elle tenait de Pardon. Cette même force intérieure, cette fougue et cette intuition du combat si ancrée, tellement de légèreté, mais encore trop de cervelle en moins… — Et tu te rappelles quelques-uns de ses autres secrets ? — Bien sûr ! Tu voudrais que je te les apprenne ? demanda-t-elle d'un air mutin. — Oui, ce serait une bonne idée. — À présent, je te quitte, je vais faire une sieste, histoire de récupérer avant ma dernière joute. — Impossible… Sur le point de s'éclipser, Naaly se figea et fixa son grand-père d'un œil interrogateur. — Alors que les gagnants ne devaient se battre que cet après-midi, Sérain a opéré une inversion hier soir et a fait avertir tous les participants dans leur chambre. Enfin, tous ceux qui y étaient présents à une heure décente… Une onde glacée transperça la jeune fille. Tout à son réveil difficile, elle ne s'était même pas étonnée que Bonneau fût venu la chercher si tôt. Le vieil homme poussa un soupir. — Je sais maintenant pour quelle raison tu n'étais pas prête à temps, tu n'étais pas au courant, n'est-ce pas ? En conclusion, tu devras enchaîner deux adversaires dans la matinée. Naaly déglutit, attristée par la déception qui avait voilé les yeux de son grand-père. — Tu crois que je dispose quand même de quelques minutes pour avaler un morceau ? — Léger. Un bon combattant ne doit pas être en train de digérer. — À tout à l'heure, alors… — Oui, fillette, à tout à l'heure… Le cœur beaucoup moins gai qu'un moment plus tôt, Naaly disparut. De fait, elle se forcerait bien à grignoter un petit quelque chose, mais cette discussion venait carrément de lui couper l'appétit. L'instant de vérité commençait. À présent, Sekkaï et elle se faisaient face, leurs mâchoires crispées indiquant leur concentration aussi extrême que leur détermination. L'un et l'autre se mirent à tourner, lentement, prenant le temps de s'observer. Quelques mouvements s'esquissèrent avant de devenir rapidement plus précis et offensifs. Tout en se déplaçant, ne cessant jamais de s'affronter du regard, ils s'efforçaient de maintenir une intense pression sur leur adversaire. Dans la foule, sensible à l'atmosphère si spéciale du moment, tous les yeux étaient rivés sur eux et le souffle suspendu. Sekkaï lança sa première attaque et les claquements des kendas résonnèrent dans le silence qui régnait autour de l'arène, impulsant immédiatement un rythme effréné aux échanges. Parer, bondir, sauter, assaillir, pivoter, les enchaînements se succédaient à une vitesse époustouflante, entraînant les belligérants dans un ballet quasi hypnotique. Naaly, concentrée à l'extrême, attendait la faille, l'ouverture qui lui permettrait de déstabiliser le prince. À un instant, elle crut avoir atteint son but quand elle faucha son pied droit, mais Sekkaï maintint son équilibre de justesse, et le combat reprit de plus belle, endiablé, uniquement ponctué par les râles que leur gorge émettait de temps à autre. Rapidement, elle comprit que, même poussée au maximum, une méthode traditionnelle n'y suffirait pas contre lui. Bientôt, comme la flèche propulsée par un arc, elle se lança, rivalisant de créativité dans ses choix, percevant chez son adversaire les efforts supplémentaires qu'il devait exercer pour la contrer. De plus en plus offensive, elle fragilisait sa défense et, pourtant, alors que tout convergeait pour le déstabiliser, il se reprenait toujours et repartait à l'attaque, même si ses assauts face au déchaînement de Naaly se raréfiaient. Fonçant sur lui, elle feinta et, une seconde fois, elle le déséquilibra et, à nouveau, il se rétablit au grand désarroi de la jeune adolescente qui commençait à ressentir la fatigue de sa nuit écourtée. Le combat devait s'achever au plus vite. S'étant écartée de lui, elle tenta le tout pour le tout et, son bâton projeté en l'air, elle se lança dans un saut de main qui obligea Sekkaï à reculer précipitamment. Mais pas suffisamment. Au moment où elle récupérait son arme, le kenda de son adversaire s'abattit sur sa paume et elle lâcha son bâton qu'elle venait d'effleurer. Sekkaï l'immobilisa. Un sentiment d'incrédulité remplacé presque aussitôt par un immense désespoir s'empara de son cœur, libérant la vague d'une intolérable souffrance. Contrôlant comme elle le pouvait sa détresse profonde, elle afficha un visage figé, insensible à l'ovation qui rendait hommage aux prestations des deux combattants. Elle n'entendit pas les félicitations chaleureuses de Sérain ni celles de tous ceux qui se précipitaient à la fois vers Sekkaï et elle ; leurs paroles emplies de ferveur glissèrent sur elle comme des larmes sur une joue. Une seule idée résonnait dans sa tête comme un écho insupportable : elle avait perdu. De façon totalement automatique, elle salua les gens qui l'entouraient puis, quand elle aperçut Bonneau qui cherchait à fendre la foule pour venir vers elle, elle s'enfuit, se faufilant entre les badauds pour lui échapper. Elle se sentait incapable d'accepter la moindre de ses remarques et encore plus la déception qu'il devait éprouver en raison de son échec. Bonneau la vit disparaître. Se doutant des sentiments douloureux qui devaient l'habiter, il accourait pour lui exprimer à quel point il l'avait trouvée fantastique, lui expliquer que s'incliner devant un adversaire redoutable après un tel combat représentait un honneur. Malheureusement, elle ne lui en avait pas laissé le temps. Il la chercha un bon moment, avant de renoncer. Naaly s'était volatilisée… Assise dans l'ombre de la tour dans laquelle elle avait atterri quelques jours plus tôt, Naaly savait que personne ne penserait à venir ici, parfait endroit pour s'effacer au regard de tous. Ses joues empourprées par la honte qu'elle ressentait, elle ignorait encore comment elle surmonterait cette épreuve. « J'ai perdu » ne cessait-elle de se répéter, certaine que cette défaite resterait dans les annales et la marquerait à tout jamais de l'indélébile sceau du vaincu. Des larmes lui brûlèrent les yeux. Cependant, si l'une d'elles s'échappa, elle refoula les autres, malgré sa détresse. La fin de la journée s'écoula dans ce lieu sombre et isolé. Incapable de quitter l'abri qui la protégeait de tous, elle sauta les repas, sans regret, car sa sensation de faim avait disparu. Une partie d'elle-même s'interrogea sur le temps qu'elle mettrait pour en mourir. Si ce n'était pas trop long, elle était prête à en prendre le risque. Enfin, au milieu de la nuit, alors que les festivités étaient définitivement achevées, elle décida de regagner son lit, le cœur toujours blessé, se demandant comment elle parviendrait à affronter le jour suivant. Épuisée par sa journée, par les sentiments douloureux qui la dévoraient, elle sombra rapidement dans un sommeil lourd et agité.
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