Chapitre 8-2

2099 Words
— Ma douce, ma Lumière, nous allons nous quitter temporairement. Je te demande de partir au galop, mais, je t'en prie, je connais trop ta nature fougueuse, quand ils te prendront, laisse-les t'attraper. Je t'en supplie, je tiens trop à toi pour que quelque chose t'arrive par ma faute. Ensuite, c'est promis, je te délivrerai. Tu sais bien que je ne t'abandonnerai jamais… Lumière gratta le sol de son sabot, manifestant clairement son opposition à ce projet, mais Aila ne céda pas. — Si tu es restée la même en dépit de toutes ces années écoulées, ce n'est pas mon cas. Je ne suis plus capable de combattre comme… comme avant. C'est notre seule chance. Ne la gâche pas, s'il te plaît… Elle enserra l'encolure de Lumière avec force et tendresse. Essuyant une larme, Aila amena ses pieds sur la selle et se redressa. Elle espéra que, partant de cette hauteur, escalader la paroi lui apparaîtrait plus facile. Ses mains cherchèrent à accrocher la roche, tandis que son regard guettait la moindre aspérité sur laquelle elle pourrait placer sa botte. Enfin positionnée, son ascension débuta. Elle progressa lentement mais sûrement, rassurée par la présence de prises accessibles. Parvenue au sommet, elle s'allongea sur la pierre, puis rampa jusqu'à son kenda. À contrecœur, après une profonde inspiration, elle le ramassa. Elle jeta un dernier coup d'œil à sa jument et lui cria : — Vas-y ! Galope ! Lumière hennit, puis se cabra légèrement avant de partir aussi vite que possible sur le chemin sinueux. Le cœur lourd, Aila la regarda s'éloigner, envahie peu à peu par un épouvantable sentiment d'abandon. Repoussant cette idée, la jeune femme dévala la pente qui la ramenait vers le sol et fila vers l'ouest à toute allure. Le bruit de la meute parvenait jusqu'à elle. Ses poursuivants semblaient ne pas avoir encore lâché les chiens, mais ils ne tarderaient pas à les libérer. Aila avait refusé de combattre, mais son subterfuge n'avait pas suffi pour leur échapper, elle avait juste gagné un peu de temps… Elle s'en doutait bien avant de se lancer dans cette course éperdue, mais, en l'absence de meilleure solution, elle avait tenté le coup. Le peu d'avance qu'elle avait réussi à négocier par son détour dans la voie verte s'amenuisait progressivement. Trouver une idée ! Les paroles de la vieille femme lui revinrent en mémoire. Qu'avait-elle déjà raconté à propos du flair des animaux ? Ah oui ! Que le produit qu'elle lui avait donné perturberait leur odorat. Une onde glacée traversa son esprit, l'aurait-elle oublié avec sa pèlerine ? Immédiatement, elle se revit le mettre dans la sacoche qu'elle transportait sur elle. Non ! Comme pour mieux s'en convaincre, elle passa sa main sur le tissu et sentit l'épaisseur du flacon le déformer. Maintenant, comment pouvait-elle l'utiliser intelligemment, d'autant plus que, sa course effrénée lui coûtant physiquement, elle ralentissait peu à peu ? Pour le moment, ses poursuivants ne se montraient guère offensifs, car ils se doutaient bien qu'ils la rattraperaient tôt ou tard. Gravissant une colline, elle s'arrêta un instant, le souffle court, avant de repartir, malgré la fatigue musculaire qui l'accablait. Elle ne tiendrait plus longtemps et, inexorablement, ils se rapprocheraient. Atteignant le sommet, elle avisa un large point d'eau recouvert d'algues vertes, en contrebas, l'endroit idéal pour se cacher. À présent, elle devait dissimuler ses traces. Reprenant ses anciennes habitudes, elle circula sans perturber la nature. Devenue invisible, il lui restait à s'effacer au nez de la meute. Tandis qu'elle rejoignait l'étang, elle se força à calmer son cœur. Pour réussir son projet, elle devait se fondre dans la sérénité du paysage. Tout en gagnant la rive opposée en contournant le lac, goutte après goutte, elle versa l'étrange liquide à l'odeur forte et piquante. Une fois arrivée près des joncs, elle planta son kenda parmi eux, ramassa au passage quelques plantes, puis entra tout doucement dans l'eau pour limiter la formation des remous. Alors que le bruit des chiens se rapprochait dangereusement, elle ne précipita aucun de ses mouvements. Dans un instant, ils franchiraient le même sommet qu'elle, et, pourtant, chacun de ses gestes resta mesuré. Quand elle atteignit une profondeur suffisante, elle plaça les quelques tiges creuses récupérées dans sa bouche pour respirer, puis se laissa couler lentement sous la surface, au milieu des algues qui se refermèrent autour d'elle, la dissimulant totalement. À présent en hauteur, les bandits ne découvrirent qu'un point d'eau parfaitement calme et, plus aucune trace de la jeune femme. Lâchant les chiens, ceux-ci perdirent la piste d'Aila avant d'arriver au lac. Incapables de renoncer aussi facilement à leur proie qu'ils avaient cru être sur le point d'attraper, ils entreprirent de prospecter dans les environs pour la retrouver coûte que coûte. Retournant vers la chambre de Merielle après le cours, les deux filles discutaient. — Alors, cette leçon sur les plantes ? Une moue dubitative s'afficha sur le visage de Naaly. — D'accord, je veux bien admettre que c'était moins barbant que d'habitude. Mais, maintenant, tu ne le refais plus jamais. De plus, tu me dois un gage ! — Un gage ! Sûrement pas, j'ai largement profité du tien à ta précédente visite. Nous sommes quittes ! — Pas du tout ! Tu as vraiment la mémoire courte. À notre avant-dernière rencontre, c'est toi qui avais commencé par me faire un coup tordu, souviens-toi ! — Oh, mais c'était il y a longtemps ! Nous n'allons quand même pas remonter aussi loin ! Naaly hocha la tête pour signaler sa détermination. Merielle reprit : — Bon, j'ai un gage. Mais, promis, juré, craché, j'accepte de m'y soumettre et, après, je suis libre. Juste un petit, d'accord ? Son amie sourit sans répondre, réfléchissant immédiatement à la prochaine épreuve qu'elle inventerait. Parvenues dans la chambre de Merielle, les deux filles, depuis la fenêtre, observèrent l'animation dans la cour. — Tiens ! Ce garçon-là qui traverse à grands pas, ce ne serait pas ta dernière conquête ? s'exclama Merielle. — Ah oui, c'est lui. Parfait pour un court séjour, consentit Naaly. — Je ne sais pas… Tu ferais peut-être bien de ralentir un peu, je veux dire, avec les garçons… Le visage fermé, Naaly tourna vers Merielle qui rougit aussitôt. — Vas-y, précise ta pensée, répliqua-t-elle d'un ton sec. — En fait, je songeais que les hommes préféraient probablement des compagnes un peu plus sages. La réflexion de la princesse figea Naaly sur place, son regard fixé sur son amie devint noir de colère. — C'est ce que tu crois ? Que les représentants du genre masculin peuvent allonger la liste de leurs conquêtes sans subir les foudres de la morale hypocrite qui nous entoure, mais qu'une femme qui agirait de même se discréditerait aux yeux de tous. Ai-je bien compris ? — Ne te fâche pas, Naaly, je ne tiens pas ces propos contre toi, car je me moque de l'opinion des gens. Je me dis juste qu'un jour tu tomberas peut-être amoureuse et que, ce jour-là, ce garçon pourrait hésiter en pensant au nombre de bras qui t'auront enserrée avant les siens. Naaly était sidérée. Merielle, une amie ? Une traîtresse, oui ! Elle secoua la tête. — Alors, je te rassure tout de suite. Jamais, tu m'entends, jamais un homme ne rentrera dans ma vie ! Ces bêtes-là, je m'en sers quand j'en ai besoin, puis je les abandonne dès qu'elles deviennent inutiles. Et si ça ne leur plaît pas, je ne les force à rien ! Sur ces mots, elle tourna les talons pour sortir de la pièce. Ouvrant la porte, elle tomba nez à nez avec Sekkaï qui s'apprêtait à frapper. Elle le bouscula sans ménagement pour pouvoir passer, non sans lui avoir jeté un coup d'œil noir, puis disparut dans le couloir. — Qu'est-ce que tu lui as fait ? Elle semble furieuse contre toi, à moins que ce soit contre moi, ou les deux, qui peut savoir quelle folie a pu traverser sa tête de linotte ? Merielle poussa un soupir — Non, tu n'y es pour rien… Je crains qu'elle ait mal pris ce que je cherchais à lui expliquer. — Sur quoi ? — Rien, des histoires de filles, ne t'inquiète pas… Alors, champion, que fais-tu là ? — Je voulais t'avertir que je repartais avec Aubin en début d'après-midi pour une chasse aux voleurs. Nous avons reçu quelques renseignements qui pourraient bien nous aider à les coincer. — C'est vrai que, face à toi, ils n'ont qu'à bien se tenir ! Franchement, quand j'y repense, quel combat ! Je ne m'en remets pas. — Oui, et je l'ai gagné. Voici une conclusion à laquelle ne s'attendait pas ma charmante adversaire… — Oh… tu crois ? Mais elle était géniale ! — Cependant, elle a perdu et elle n'imaginait pas que ce soit possible… — Dans un sens, elle a raison. Pourtant, elle devrait être satisfaite, elle a dominé votre affrontement pendant toute sa durée, ce qui signifie, en toute logique qu'elle est meilleure que toi, même si la victoire lui a échappé. Sekkaï lui sourit sans répondre. Songeuse, Merielle poursuivit : — Vous êtes vraiment faits pour vous battre ensemble… — C'est certain ! D'ailleurs, nous nous entraînons depuis l'enfance ! Allez, ça doit bien faire depuis une dizaine d'années que nous nous chamaillons dès que nous nous rencontrons. Cette fille est une peste… — C'est exact, mais une peste séduisante, intelligente, intéressante et excellente au combat, non ? Pas le genre à laisser quiconque indifférent… — Tu peux la voir comme tu veux ! Personnellement, elle est et restera une insupportable gamine immature, même si je lui concède de véritables qualités en tant que combattante… — Et, en plus, elle est meilleure que toi, ce constat ne doit pas te ravir non plus… — Finalement, je me demande si Naaly ne déteint pas sur toi, en mal. Bon, je te quitte. Je passe récupérer mon sac, puis je rejoins les hommes dans la cour. Je serai de retour dans une semaine. — Oh, tout ce temps-là sans mon grand-frère adoré, s'exclama-t-elle en lui sautant au cou. Comment vais-je parvenir à survivre ? — Comme d'habitude, ma jumelle ! Je ne m'en fais pas pour toi ! Il déposa une bise sur sa joue. Alors qu'il refermait la porte, Merielle le rappela : — Tu feras bien attention à toi, s'il te plaît. Sekkaï lui sourit à nouveau. — Ne t'inquiète pas, je reviendrai entier. Une fois seule, la princesse songea immédiatement à Naaly. Peut-être devrait-elle la rattraper pour lever le malentendu et s'excuser… Déterminée, elle quitta aussitôt la pièce. Parcourant les couloirs vers la chambre qu'elle occupait, Naaly ne décolérait pas. Comment celle qui se prétendait son amie avait-elle pu lui tenir de tels propos ? Quelle déloyauté ! Les hommes agissaient depuis toujours comme ils le voulaient et personne ne leur en tenait rigueur, et, alors qu'elle n'échangeait que quelques baisers bien anodins, voilà qu'elle était mise au même rang qu'une femme de plaisir ! Après tout, chacun son métier, sauf que le sien était de combattre et qu'elle avait bien le droit de profiter de la vie ! Le monde était injuste ! Les gens étaient injustes ! Tous ces donneurs de leçons inutiles, pétris de certitudes, d'implacables convictions ! Jamais elle ne leur ressemblerait ! Elle savait qui elle était, ce qu'elle valait et ils se trompaient du tout au tout ! Pour commencer, elle n'attendait aucun prince charmant et n'espérait aucune demande en mariage d'un seigneur, quel qu'il fût. Elle ne connaissait que trop bien ces petits hobereaux prétentieux qu'elle croisait sur les manèges d'Antan. Redoutable, Bonneau, lui, les ramenait à plus d'humilité, car, en deux temps, trois mouvements, il les mettait à terre. Elle s'amusait de leurs mines déconfites quand, se croyant invincibles, ils se découvraient ridicules. Elle aussi les réduisait à l'état de larves rampantes en quelques enchaînements ; elle était la meilleure, même si Sekkaï l'avait battue, supérieure à ces hommes bouffis d'orgueil, et, en s'abandonnant dans les bras de certains d'entre eux, elle se prouvait un peu plus qu'elle les dominait, usant d'eux comme un chat qui jouait avec une souris. Tant que le félin y prenait du plaisir, il maintenait sa proie en vie, mais, ensuite, il la croquait sans pitié. Jusqu'à présent, aucune souris masculine n'avait trouvé grâce à ses yeux. Merielle se trompait : elle n'aimerait jamais ! Parvenu à sa chambre, Sekkaï attrapa son sac et repartit immédiatement. Longeant un couloir, il s'arrêta un instant pour observer l'animation dans la cour. Une silhouette à la limite de son champ de vision le troubla, juste avant de disparaître. Tristan ? Il n'en était pas certain, mais cette éventualité l'ennuya. Il avait bien remarqué la vigilance de Bonneau à l'égard de son petit-fils, tout en s'en étonnant. Tristan, cet enfant si calme et obéissant, commettant une bêtise, il l'imaginait difficilement. Cependant, le garçon, si c'était bien lui, semblait se diriger vers les écuries et Bonneau avait quitté la forteresse pour la matinée. Peut-être devait-il prévenir quelqu'un ? Mais qui ? Il hésita, puis s'orienta vers la chambre de Merielle, la plus proche de la sienne, qu'il trouva malheureusement vide. Pas de chance… Il griffonna quelques mots sur un vélin qu'il déposa sur le lit de sa jumelle. S'il se trompait et que la silhouette entrevue n'était pas celle à laquelle il pensait, il reviendrait récupérer son message. Sinon sa sœur pourrait avertir le roi de son projet imprévu. Repartant à toute allure, il dévala les marches, puis traversa la cour pour rattraper son retard. Au moment où il rejoignait l'écurie, il entraperçut la même silhouette quittant le lieu sur sa monture, sans pouvoir l'identifier à coup sûr. Alors, Tristan ou pas ? Il appréciait beaucoup le fils de Pardon et d'Aila, percevant chez lui comme une personnalité intéressante que son côté effacé dissimulait. Non, décidément, il ne souhaitait pas porter la responsabilité d'avoir laissé le jeune garçon seul sur les routes. Rapidement, il sella son cheval, songeant que son père ne serait pas ravi de le savoir sans protection à l'extérieur des murs d'Avotour. Ayant déjà perdu un enfant et sa première femme, Sérain ne plaisantait pas sur la sécurité des siens. Tant pis. Sans autre option, il emprunta la même direction que la silhouette, certain que Merielle agirait en conséquence.
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