Chapitre 1

1054 Words
1Lorsque les chantonnements rauques et dissonants de Maria se faufilèrent dans le vestibule baigné de soleil, j’étais enfoncée dans une fâcheuse amertume, perceptible à l’éclat tempétueux de mon regard grisé et au silence religieux qui enserrait mon rigoureux désordre intérieur. Incapable pour l’heure de m’arracher à mes passions, je n’avais alors aucunement conscience d’être guettée par la brisure inopinée de l’insoutenable sujétion à laquelle mes dernières années s’étaient arrimées avec une certaine complaisance… Soudainement flattée par un irrésistible filet d’odeurs mêlées de viande mijotée, de tomates bouillonnantes et d’herbes aromatiques fraîchement coupées, j’abandonnai promptement le confort d’une bergère à gondole vernissée et me hâtai vers le petit salon bleu, où ma belle-mère, accoudée à la fenêtre, était en train de s’émouvoir des pirouettes de Geraldo, un jeune geai apprivoisé. — Ciao, Carlotta, dit-elle rieuse, alors que l’oiselet se posait adroitement sur sa tête. On ne tardera pas à passer à table. Sais-tu où est Sandro ? — À côté. Il se douche. — Ah très bien, fit-elle en mélangeant de la mie de pain à des graines pour oiseaux. Dis, ça ne t’ennuierait pas d’aller éteindre le four ? — Non, pas du tout. En franchissant le seuil de la spacieuse cuisine, où une pizza sette sfoglie1 finissait tranquillement de dorer, mes sens aiguisés se portèrent aussitôt sur de fumantes braciole, paupiettes de bœuf à l’italienne. Je repensai alors à ces lointains parfums de gaieté qui s’échappaient des appétissantes alouettes sans tête que Jeanne s’empressait de préparer lorsque son frère promettait de nous visiter. Bien malheureusement, ces réjouissances étaient désormais corrompues ; elles avaient le goût âcre de la trahison et se frottaient par trop à une ombre virile, dont le sourire, jadis espéré, tentait désormais d’obscurcir la fascinante image d’une nuque gracile et emperlée de boucles duveteuses… J’allai tourner le bouton du four. À côté de l’évier blond, un torchon de coton épais recouvrait une chaudière en cuivre, dans laquelle reposaient les fameuses orecchiette, ces drôles de pâtes maison en forme de petites oreilles, dont la face externe semblait couverte de crépine. Des nombreux préparatifs du déjeuner, il ne paraissait plus rien. Tout ustensile de cuisine et de nettoyage avait retrouvé la place qui lui était strictement attribuée et seuls les mets qui hantaient notre maîtresse de maison depuis bientôt deux jours avaient maintenant le loisir de parader dans cet environnement étincelant de propreté. Petits, moyens et grands plats se trouvaient ainsi répartis sur un long comptoir de granit jaune carioca, au bout duquel trônait une cloche en verre dentelé semblant cacher quelque chose. Je m’approchai et découvris un petit faisceau de lettres près de dégringoler. Mon attention en fut soulevée. Étonnamment, je pensai qu’il eût été possible que l’un de ces plis me fût destiné. Je percevais une espèce de palpitement de ce papier que je toisais en vain d’un regard intrigué. — Au fait Carlotta, la Citrosodina t’a-t-elle soulagée ? m’interrogea Maria alors que, me rejoignant, elle libérait ses hanches de l’amusant tablier d’arlequin dans lequel elles étaient drapées. — Disons que j’ai un peu moins mal au cœur, répondis-je en passant la main sur la broderie anglaise qui habillait le haut de mes bras. Mais je n’ai guère d’appétit. — De toute façon tu n’as jamais faim, toi ! lança-t-elle un peu agacée. Puis, alors qu’elle s’approchait de moi : — Mmm, jolie broche ! — Oui, très jolie. J’y tiens beaucoup. — Il faudrait râper un peu de cacioricotta pour les braciole, dit-elle ensuite en me tendant la râpe à fromage. J’espère bien que cette fois-ci tu me feras l’honneur d’y goûter. — N’y comptez pas trop ! fis-je impétueusement. Maria haussa les sourcils, puis, dans un silence boudeur, se mit à ôter les films protecteurs qui se trouvaient sur une farandole d’antipasti. Déjà, une subjuguante palette de couleurs aux alléchantes modulations se dessinait au cœur de cette superbe journée, qui allait bientôt être le théâtre de l’un des temps les plus vénérés de la semaine, le pranzo domenicale. Il faut dire qu’à Crispina, ce déjeuner, bien que souvent orageux, était incroyablement gourmand et distrayant. Il l’était en tout cas pour moi, qui y voyais un précieux moment de redécouverte d’union familiale et un habile moyen de défaire pour quelques heures l’inconfort de certaines notes d’existence… Il me faut ici avouer qu’en cette période d’intense vagabondage mental sur les chemins emmêlés du passé, il m’arrivait certes de dénigrer les plaisirs simples d’un présent qui se voulait souvent négateur de l’après, mais je ne les espérais pas moins ardemment. Il se trouvait qu’en ce jour, nous célébrions également un anniversaire très attendu et fort respecté, celui d’Alessandro. — Que dois-je faire du fromage qui reste ? dis-je à Maria, tout en atteignant volontairement de mon coude maladroit la pile de courrier que je n’avais de cesse de regarder. Puis, aussitôt : — Oh, je suis vraiment désolée ! — Ce n’est rien, fit Maria, comme elle emmaillotait la cacioricotta dans un linge fin. — Je vais tout ramasser, dis-je alors. Et, dans un mouvement d’impatience : — Savez-vous si quelqu’un a pensé à moi ? Une certaine nervosité accélérait le rythme de mes paroles. — Non, répondit Maria. Je n’ai pas encore eu le courage de plonger mon nez dans ce fatras de paperasses. Mais tu peux y jeter un œil si tu veux. À ce moment-là elle disparut dans la pièce d’à côté, un balai serpillière à la main. Les genoux à terre, le buste incliné vers l’avant, je m’employai sitôt à réunir en un tas d’abord désordonné l’ensemble des enveloppes éparpillées sur les motifs cobalt et paille des carreaux de faïence qui habillaient le sol de cette magnifique cuisine. Après quoi, je démêlai lentement la publicité du courrier personnel. Mes doigts semblaient prendre leur temps, freinés par de folles certitudes qui agitaient en cet instant ma poitrine tourmenteuse. Lorsqu’enfin une plume sévère s’offrit à moi comme une apparition, une chaleur moite se fixa sur la face interne de mes mains ; elles se faisaient papillonnantes. Je ne rêvais pas. Jérôme avait enfin répondu à un appel de détresse, vieux de plus de deux ans. J’en avais le cœur battant et n’osai pour l’instant décacheter les mots que je n’espérais plus. Je me relevai avec légèreté et enfouis provisoirement dans la poche de ma jupe d’été des vœux inconsidérés de pacification intime. Sans secousse, je passai d’un état d’anxiété à une certaine confiance. Maria, revenue, ne tarda pas à le remarquer. — On dirait que tu l’as eu ton billet doux, jeta-t-elle avec une curiosité tout juste déguisée. Je ne répondis pas. Le four entrouvert soufflait une haleine sucrée et caressante. — Tes yeux sont parlants, tu sais, ajouta-t-elle. Je murmurai un sourire insignifiant. — Tu n’as pas un amant, au moins ! poursuivit-elle en plissant les sourcils. Je restai là, toute droite, sans bouger, un peu gênée ; amusée, aussi, par cette étrange idée. — Bon, assez discuté ! conclut-elle en s’éloignant. Je vais rallier mon époux et ma lignée. — Surtout ne vous méprenez pas, m’exclamai-je enfin, alors qu’elle ne pouvait plus m’entendre. 1. Pâte feuilletée saupoudrée de sucre glace, garnie de chocolat, d’amandes et de pignons.
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