3Jusqu’à présent Alessandro s’était peu prononcé.
Il semblait plongé dans une douce béatitude, perceptible à ce léger sourire empreint d’une certaine hautainerie qu’il arborait nonchalamment.
Ce calme exhibé me déplaisait. Je le percevais comme un désaveu de l’orage qui au petit matin avait assombri un ciel amoureux bien trop pâle ; comme une dénégation d’un lien bien trop lâche.
Comment cet homme, un jour parvenu à me faire exulter d’allégresse en poussant plus que quiconque les portes du possible, pouvait aujourd’hui se trouver prisonnier d’une peur insondable de l’engagement, à laquelle venait parfois se mêler l’odieuse abdication de mes instincts de femme ?
Comment en étions-nous arrivés à ressembler à des ombres mues par la veulerie, qui s’ingéniaient à rejeter l’évidence de l’incompatibilité de leurs regards divisés ?
Je persistais à l’ignorer.
Alessandro était entré dans ma vie trois ans plus tôt…
*
… Nous nous étions rencontrés lors d’un congrès de littérature italienne, organisé par un grand institut de recherche toscan.
C’était le début du printemps. La ville de Prato était bercée de joyeuses odeurs de tilleul.
Je figurais sur la liste des étudiants. Il accompagnait un ami enseignant.
Lorsque mon regard s’était posé sur cet être à l’air très inspiré, j’avais immédiatement été sensible à la grande délicatesse de ses traits et à son exceptionnel pouvoir de séduction.
Bâti comme une statue grecque, cet homme avait le teint pur et de grands yeux lavande que mettaient soigneusement en valeur une légère frange de cils aux reflets bleutés et d’épais sourcils soyeux.
Quelques boucles châtain clair venaient fleurir le contour d’un visage nitescent, dont l’exquise caresse s’harmonisait avec un sourire parfaitement blanc et des lèvres à l’ourlet parfait, au-dessus desquelles s’élevait avec orgueil un nez aux justes proportions, présentant en son extrémité une insaisissable éminence remplie de juvénilité.
Sur la joue gauche, une mince cicatrice se détachait d’une barbe immature, qui ambrait un menton discrètement vallonné et une mâchoire à la volonté affirmée.
Ce modèle de sensualité, dont l’incontestable virilité était saupoudrée d’une captivante suavité, était d’une beauté capiteuse ; botticellienne.
Ce séduisant inconnu n’avait malheureusement fait qu’une brève apparition le quatrième ou le cinquième jour du congrès, je ne sais plus exactement, laissant ainsi planer sur la fin du programme une espèce d’imprécise langueur, toutefois dissipée le soir de la réception de clôture, où mes yeux scintillants avaient enfin pu entamer un timide dialogue avec celui qu’ils avaient craint de ne jamais revoir.
— Excusez-moi monsieur, avais-je dit d’un ton sautillant, alors que je ramassais un billet de 50 euros tout juste tombé à terre. Je crois que c’est à vous.
— Oh grazie, avait-il lancé en libérant des fragrances teintées d’amande amère. Mi presento ; Alessandro Travolti.
S’était ensuivie une brève, mais énergique poignée de main.
— Très heureuse, Charlotte de Borin.
— Lei parla italiano ?
— Disons que je m’y applique.
Il ne connaissait que trois mots de français. La suite de la conversation s’était donc déroulée dans sa langue.
— D’où venez-vous ? s’était-il poliment enquis.
— D’une ville fort jolie, Aix-en-Provence.
— Je la connais, elle est splendide ! Moi je viens des Pouilles.
— Ah, les Pouilles, Alberobello !
— Aimez-vous les trulli ?
— Bien que je ne les aie jamais vus que sur papier glacé, énormément.
— Il me semble que certaines constructions de par chez vous leur ressemblent beaucoup.
— C’est exact. Il s’agit des bories. Le Luberon en est riche. Mais elles n’ont pas la magie de vos tipis de pierre…
Il avait souri.
Puis, avalant une gorgée de prosecco :
— Êtes-vous ici en tant qu’intervenante ?
— Dieu merci, non ! J’aurais bien trop le trac pour cela.
— J’en conclus que vous n’êtes ni chercheur, ni professeur.
— Vous concluez bien, monsieur Travolti, avais-je fait riante. Je suis une doctorante en fin de parcours. La soutenance de ma thèse aura lieu dans deux mois.
— Si cela n’est pas trop indiscret, sur quoi porte-t-elle ?
— Sur l’ethnologie chez Pratolini.
— Vaste sujet… !
Ses sourcils s’étaient redressés.
— Et que comptez-vous faire plus tard ?
— Je voudrais être écrivain.
— Soyez assurée que je serai votre premier lecteur !
Je m’étais sentie rougir.
— Je vais probablement vous surprendre, avais-je ensuite observé, mais la scène de mon premier essai devrait se dérouler dans le sud de l’Italie.
— Ah si ! avait-il dit plein d’intérêt. Remarquez, rien d’étonnant à cela, c’est le plus bel endroit du monde !
— Je vais même m’y installer quelques mois, avais-je précisé. J’ai décroché une bourse universitaire. Il ne me manque plus qu’une famille d’accueil.
Un court silence était apparu.
— Puis-je vous demander ce que vous faites ici ? avais-je repris.
— Eh bien en fait c’est surtout pour faire plaisir à un vieux copain, M. Gordoni, que j’ai fait le déplacement.
— J’ai trouvé son discours sur la poésie très intéressant.
— Vous êtes bien la seule, avait-il chuchoté de manière plaisantine.
Et :
— Pour tout vous dire je suis restaurateur. J’ai une petite trattoria très intime dans le vieux centre de Tarente, Il Cavaliere, où la gastronomie médiévale est reine.
— J’imagine alors que la conférence de M. Poissac sur l’art culinaire d’autrefois ne vous a pas laissé indifférent, avais-je glissé avant d’abandonner pleinement la parole à un homme qui allait me conter ses passions.
Nous étions dans un décor et une ambiance somptueusement raffinés. J’étais subjuguée par le son d’une voix dont le timbre voilé ajoutait à la haute virilité d’un personnage presque irréel. Il parlait avec exaltation.
La simple évocation de la soupe au verjus, de l’omelette aux herbes sauvages, du porc aigre-doux au gingembre, de la poule au pot à la cannelle, du pâté de chevreau, des venaisons en sauce cameline, des rissoles de poulet, des brouets de cailles, du thon tartare, de la tourte à l’ail, des chaussons de figues, de la dulcia piperata1, du nougat de pignons, de l’anis confit…, et de tant d’autres spécialités oubliées m’avait soudainement transposée dans le passé.
Alessandro Travolti savait présenter les choses de façon adroite et hypnotisante ; je rêvais déjà de parcourir les huit cents kilomètres qui me séparaient d’un univers peint de délicieuses promesses.
Tandis que je vivais avec délectation d’intenses regards fuyants, je sentais la chatterie des mots se dissiper au profit du merveilleux chuchotis d’un souffle qui venait se poser par petites touches sur la fraîcheur de mes charmes.
— Je suis à présent certaine que vos terres reculées m’inspireront les plus belles histoires, m’étais-je enhardie au bout d’un moment.
— Ce serait un immense plaisir que de vous recevoir quelques jours chez moi, avait-il alors lancé dans un grand élan d’enthousiasme. Je suis le meilleur guide qui soit, vous savez, et je pourrais bien vous faire découvrir ce que personne ne voit jamais…
— Je n’en doute pas un instant, avais-je rétorqué tout apprivoisée.
— En échange, je vous demanderai de me traduire quelque chose. Tenez, regardez ! C’est du vieux français.
Il avait sorti d’une sacoche en cuir une liasse de photocopies portant le titre de Ménagier de Paris2.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un recueil de recettes très anciennes, avait-il soufflé à mon oreille. Je compte sur vous.
— Je ferai de mon mieux !
J’étais au comble de l’euphorie.
Il avait ensuite poursuivi avec des envolées extrêmement flatteuses sur l’originalité de son établissement, puis :
— Mais j’y pense. Je donnerai dans moins d’un mois une grande réception au Cavaliere. Je voudrais que vous veniez l’éclairer de votre grâce et de votre beauté. Si vous acceptez je m’occupe de tout.
— De tout ?
— Ne posez pas de questions ! Acceptez seulement !
À l’écoute de ces paroles fort invitantes, une incompressible émotion avait enflammé mes joues.
Je mourais d’envie d’accepter cette troublante invitation et sans trop réfléchir avais alors tendu mes coordonnées à un Alessandro Travolti qui avait répété :
— Je m’occupe de tout…
Pendant ce temps-là, l’heure avait poursuivi sa fuite et les invités s’étaient faits moins nombreux.
— Je suis au regret de devoir vous abandonner, avais-je élégamment glissé en boutonnant la veste de mon tailleur.
— Pas pour longtemps, avait-il murmuré en m’offrant un délicieux baisemain qui n’en finirait pas de me laisser rêveuse…
*
Sous la table, ma main s’égayait à présent au contact de la lettre de Jérôme.
Après m’être échauffée de manière malséante et quelque peu hargneuse à l’encontre de Rose, je retrouvai naturellement mon calme et la clarté de ma conduite.
L’enjouement spontané dont j’étais de nouveau prise me poussa même à féliciter Maria pour les exquises braciole que j’acceptai, fort étonnamment, de manger.
Sans le savoir, j’approchais lentement l’orée d’une nouvelle page de mon histoire…
Alessandro se leva soudain de sa chaise. À cet instant, j’eus l’illusoire impression d’être en mesure de redécouvrir cette silhouette sportive que j’avais depuis quelque temps cessé d’applaudir.
Il faisait de grandes enjambées. Tandis que sa main droite tenait un téléphone portable, la gauche s’agitait nerveusement.
Mon regard ne se détachait plus de ce buste fier et droit ; il me happait autant qu’il me heurtait…
— Je vous propose de faire une pause, s’exclama Maria comme elle débarrassait la table.
— Petite, alors ! lança Ettore, dont l’appétit n’avait aucune limite.
— Ai-je le temps d’aller me passer un peu d’eau sur le visage ? demandai-je en me dirigeant vers l’escalier qui menait aux étages. Je meurs de chaud.
En réalité, mon impatience face aux écrits de Jérôme venait indomptablement de se transformer en contrainte.
— Je vous accorde à tous deux secondes ! fit Ettore tout en croquant dans un morceau de galette au sésame.
J’avançai de quelques pas. Alessandro se tourna machinalement vers moi et poursuivit sereinement sa discussion téléphonique.
Je m’enfermai dans la première salle de bains d’un couloir blanc et profond.
J’en ouvris sans tarder l’œil-de-bœuf, m’assis sur un antique coffre à linge qui sentait l’essence de térébenthine, et dans un mouvement d’incertitude me mis à flairer cette enveloppe que je redoutais de déchirer.
Je la posai alors sur mes genoux trémulants, la repris, l’approchai de ma poitrine, l’éloignai, puis attendis que ma volonté vienne enfin surpasser ma crainte.
« Mon trésor,
Pardonne-moi de ne pas t’avoir écrit plus tôt, mais j’étais souffrant.
Karine nous a quittés le 12 mars dernier. Je sais que vous n’étiez pas les meilleures amies du monde, mais que veux-tu, un homme a toujours besoin de compagnie.
J’ai bien reçu ta lettre. J’ai été heureux d’apprendre que tu t’es mariée et que tu as eu une fille. Aurore, je crois ! Aurais-tu une photo d’elle à m’envoyer ? Je voudrais voir si elle est aussi jolie que sa maman.
Si tu pouvais te rendre auprès de moi, ne serait-ce qu’un jour ou deux, je serais comblé. Personne n’est plus important à mes yeux que toi, ma Charlotte.
Et puis il faut que nous parlions de cet endroit que tu aimes tant, le Petit Manoir. J’ai fait une promesse et je la tiendrai.
Écris-moi vite pour me dire si je peux espérer ta venue.
Bien à toi
JÉRÔME
PS : Si tu viens, n’oublie pas de peindre tes ongles de pieds en orange. »
Je restai à la fois interdite et exultante.
Savoir que Karine était enfin morte me procura une joie incommensurable, saturée de sadisme et de froideur.
Jamais la mort ne m’avait paru plus belle et accommodante !
J’étais cependant profondément indignée par un fait des plus étranges et perturbants.
Comment cette harpie à l’ignarerie patente et à l’obtusité déclarée avait osé trépasser un tel jour ? Un jour si précieux, si cher, si sacré. Le jour même de la naissance de Jeanne !
Je ne l’en détestais que plus.
D’un autre côté, il m’apparaissait évident que Jérôme n’avait jamais pris la peine de lire avec une attention suffisante le courrier que je lui avais adressé. Je n’étais ni mère, ni épouse. Mais cela ne semblait pas si grave puisqu’il était disposé à me revoir et à reformer l’attache qu’il avait fermement arrachée cinq ans plus tôt…
Un bruit grinçant de poignée brisa ma jubilation.
J’allai ouvrir.
— Que se passe-t-il là-dedans ? demanda Alessandro en inspectant la pièce du regard.
— Rien. J’avais juste besoin de me retirer un instant pour lire une lettre.
— Une lettre ! De qui ?
— De Jérôme.
— Quoi ! Ce figlio di puttana t’a écrit ?
— Oui. Et je crois bien que je vais aller le voir quelques jours.
— Tu as perdu la tête ?
Et, comme je n’argumentais pas :
— Vé bbuén*. Tu veux te jeter dans la gueule du loup… Libre à toi !
— Au fait, c’était qui au téléphone ?
— Giampié. Je t’expliquerai plus tard, conclut-il en pressant le pas.
1. Boulettes de céréales et de fruits secs, aromatisées au poivre.
2. Manuscrit d’économie domestique et culinaire, datant du xive siècle. Il fut publié en 1846, sous le titre Ménagier de Paris. Traité de morale et d’économie domestique composé vers 1393 par un Parisien pour l’éducation de sa femme.