CHAPITRE DEUX

2585 Words
CHAPITRE DEUX Quand Kevin et sa mère arrivèrent dans le parking de l’école, Kevin eut l’impression qu’il ne s’était jamais senti aussi fatigué de toute sa vie. Son but était d’essayer de continuer à vivre normalement mais il avait l’impression qu’il risquait de s’endormir à tout moment, ce qui était loin d’être normal. C’était probablement à cause des traitements. Au cours des quelques derniers jours, on lui avait fait prendre beaucoup de traitements. Sa mère avait trouvé d’autres docteurs et chacun d’eux avait une façon différente d’essayer au moins de ralentir le processus. C’était ce qu’ils disaient à chaque fois. Les termes qu’ils employaient indiquaient clairement que même arriver à ralentir le processus serait une victoire et que l’interrompre pour de bon était une chose qu’ils ne pouvaient espérer accomplir. “Passe une bonne journée à l’école, mon chéri”, dit sa mère. La gaieté avec laquelle elle avait prononcé ces mots avait un côté fallacieux et fragile qui indiquait à quel point il fallait qu’elle se force pour produire un sourire. Kevin savait qu’elle faisait un effort pour lui et il faisait de son mieux lui aussi. “Je vais essayer, maman”, lui assura-t-il. Il entendait bien que sa propre voix n’avait pas l’air plus naturel que celle de sa mère. C’était comme s’ils jouaient un rôle tous les deux parce qu’ils avaient peur de la vérité qui se cachait derrière leurs faux-semblants. Kevin jouait son rôle parce qu’il ne voulait pas que sa mère se remette à pleurer. Combien de fois avait-elle pleuré ? Combien de jours s’étaient écoulés depuis leur première visite au cabinet du Dr Markham ? Kevin avait cessé de compter. Il avait été absent de l’école pendant un jour ou deux puis ils avaient compris tous les deux qu’ils ne voulaient pas que ça continue. Ensuite, une routine s’était installée : les jours d’école entremêlés de tests et d’essais de thérapies. Il y avait eu des piqûres et des tests sanguins, des suppléments alimentaires parce que sa mère avait lu en ligne qu’ils pouvaient avoir un effet bénéfique et une alimentation saine très éloignée de la pizza. “Je veux juste que les choses soient aussi normales que possible”, disait sa mère. Ni l’un ni l’autre ne précisa que, par une journée normale, Kevin aurait pris le bus pour se rendre à l’école et qu’ils n'auraient pas été obligés de s'inquiéter de savoir ce qui était normal ou pas. Ou alors, par une journée normale, il n’aurait pas dissimulé ce qui n’allait pas et il ne se serait pas senti soulagé que son amie la plus proche ait changé d’école depuis leur dernier déménagement et qu’elle puisse ainsi éviter d’assister à son malheur. Cela faisait des jours qu’il n’avait pas appelé Luna et les messages s’accumulaient sur son téléphone. Kevin les ignorait parce qu’il ne savait pas comment y répondre. Dès le moment où il entra dans l’école, Kevin sentit que tout le monde le regardait. Cela faisait un certain temps que les rumeurs circulaient, même si personne ne savait avec certitude en quoi consistait son problème. Il vit un professeur devant lui, M. Williams, et, par une journée normale, Kevin aurait pu lui passer devant sans attirer ne serait-ce qu’une seconde d’attention. Il ne faisait pas partie des enfants que les enseignants surveillaient de près parce qu’ils étaient toujours en train de faire quelque chose de mal. Or, le professeur l’arrêta et le toisa comme s’il s’attendait à le voir mourir à tout moment. “Comment te sens-tu, Kevin ?” demanda-t-il. “Tu vas bien ?” “Je vais bien, M. Williams”, lui assura Kevin. Il trouvait plus facile de dire qu’il allait bien que d’essayer d’expliquer la vérité : il s'inquiétait pour sa mère, il était fatigué tout le temps à cause des traitements qu’il essayait et il avait peur de l’avenir. Et les chiffres continuaient à lui tourner dans la tête. 23h 06m 29.283s, −05 02′ 28.59. Ils étaient là, juste au bord de sa conscience, installés comme un crapaud qui refusait de bouger, impossibles à oublier, impossibles à ignorer même si Kevin essayait de le faire conformément aux instructions de sa mère. “Bon, s’il te faut quelque chose, tu n’auras qu’à nous le dire”, dit le professeur. Kevin ne savait toujours pas comment réagir à cette proposition. C’était une de ces choses gentilles que les gens disaient mais qui, en même temps, ne servaient pas à grand-chose. La seule chose dont il avait besoin, c’était la chose qu’ils ne pouvaient pas lui donner : effacer tout ce malheur, faire en sorte que tout redevienne normal. Les professeurs savaient beaucoup de choses mais pas celle-là. Pourtant, il s’efforça de faire semblant d’aller bien pendant tout son cours de maths et pendant la plus grande partie du cours d’histoire qui suivit. Mme Kapinski leur parlait de l’Antiquité européenne. Kevin ne savait pas avec certitude s’ils seraient contrôlés sur ce sujet-là mais se souvenait que, apparemment, c’était le sujet en lequel elle s’était spécialisée à l’université, ce qui expliquait pourquoi elle en parlait plus qu’elle n’aurait dû. “Saviez-vous que la plus grande partie des ruines romaines que l’on a trouvées en Europe du Nord ne sont pas vraiment romaines ?” dit-elle. En général, Kevin aimait les cours de Mme Kapinski parce qu'elle n’avait pas peur de s’écarter de son sujet du jour pour leur parler du fragment du passé qui lui venait en tête à ce moment-là. Cela servait à rappeler aux élèves qu’énormément de choses s’étaient produites dans le monde avant leur naissance. “Donc, elles seraient fausses ?” demanda Francis de Longe. D’habitude, Kevin aurait posé la question lui-même mais il profita de cette occasion pour être discret, presque invisible. “Pas exactement”, dit Mme Kapinski. “Quand je dis qu’elles ne sont pas romaines, j’entends que ce sont des ruines abandonnées par des gens qui n’étaient jamais allés dans le pays qui s’appelle maintenant l’Italie. C’étaient les populations locales. Cependant, quand les Romains ont avancé, quand ils ont poursuivi leurs conquêtes, les populations locales se sont rendu compte que ce qu’elles pouvaient faire de mieux était de s’habituer aux coutumes romaines. Que ce soit leur façon de s’habiller, les maisons où ils habitaient ou la langue qu’ils parlaient, les gens ont tout changé pour bien montrer de quel côté ils étaient et aussi parce que cela leur donnait plus de chances d’obtenir un bon rang dans l’ordre nouveau.” Elle sourit. “Donc, quand il y a eu des rébellions contre Rome, il a fallu que les gens apprennent à ne pas utiliser ces symboles.” Kevin essaya d’imaginer la vie de ces gens qui changeaient d’identité en fonction de l’évolution de la situation politique, devenaient quelqu’un d’autre selon la faction qui arrivait au pouvoir. Il pensait que cela pourrait être un peu comme les élèves qui essayaient de s’intégrer aux groupes populaires de l’école en portant les bons vêtements et en disant ce qu’il fallait. Cela dit, c’était quand même difficile à imaginer et pas seulement parce que les images de paysages impossibles continuaient à s’insinuer par les bordures de son esprit. C’était probablement le seul avantage de sa maladie : les symptômes étaient invisibles. D’une certaine façon, c’était aussi effrayant. Il y avait cette chose qui le tuait et ceux qui n’étaient pas déjà au courant ne s’en rendraient jamais compte. Il pouvait juste rester assis où il était et personne ne saurait jamais — Kevin sentit la vision arriver et croître en lui comme une sorte de pression qui lui montait partout dans le corps. Soudain, la tête lui tourna, il eut la sensation que le monde lui échappait et qu’il se connectait à quelque chose … d'autre. Il commença à se lever pour demander s’il pouvait s’absenter un instant mais, à ce stade-là, il était déjà trop tard. Il sentit ses jambes céder sous lui et il s'effondra. Il regardait les paysages dont il se souvenait, ce ciel de la mauvaise couleur, les arbres trop tordus. Il regardait le feu le traverser, brillant et aveuglant, semblant venir de partout à la fois. Il avait déjà vu tout cela. Cela dit, cette fois, il y avait un nouvel élément : une légère pulsation qui semblait se répéter à des intervalles réguliers, aussi précise que le tic-tac d’une pendule. Une partie de Kevin savait ce qu’était une pendule et il savait aussi par instinct que cette pendule-là ne se contentait pas de marquer le temps : elle avait enclenché un compte à rebours. Les pulsations lui donnaient l’impression de gagner progressivement en intensité comme si elles allaient vers un crescendo lointain. Il entendit un mot dans une langue qu’il n’aurait pas dû comprendre mais qu’il comprit quand même. “Attends.” Kevin voulait demander ce qu’il était censé attendre, ou combien de temps, ou pourquoi. Cela dit, il resta muet, en partie parce qu’il ne savait pas à qui il était censé poser sa question et en partie parce que le moment passa presque aussi vite qu’il était apparu, permettant à Kevin d’échapper aux ténèbres. Alors, il se retrouva allongé sur le sol de la salle de classe et vit que Mme Kapinski se tenait au-dessus de lui. “Reste immobile un moment, Kevin”, dit-elle. “J’ai envoyé chercher le médecin scolaire. Hal sera là dans une minute.” Malgré les instructions de son professeur, Kevin se releva parce que, à ce stade, il avait fini par connaître les sensations qui suivaient ce type d’événement. “Je vais bien”, lui assura-t-il. “Je pense que nous devrions laisser Hal en juger.” Hal était un ex-secouriste grand et rond qui s’assurait que les élèves de l’École de St. Brendan se portent bien quels que soient leurs problèmes médicaux. Parfois, Kevin soupçonnait qu'ils le faisaient parce que l’approche des soins que préconisait le secouriste leur permettait d’ignorer les blessures les plus graves. “J'ai vu des choses”, réussit à dire Kevin. “Il y avait une planète, un soleil en fusion et une sorte de message … comme un compte à rebours.” Dans un film, quelqu’un aurait insisté pour contacter quelqu'un de haut placé et on aurait compris que le message en question était important. Il y aurait eu des réunions et des enquêtes. Quelqu'un aurait fait quelque chose. Cependant, Kevin n’était pas un héros de cinéma. Il était seulement un garçon de treize ans et Mme Kapinski le regardait avec un mélange de pitié et de légère perplexité. “Bon, je suis sûre que ce n’est rien”, dit-elle. “C’est probablement normal de voir toutes sortes de choses quand on a ce type de … crise.” Autour d’eux, Kevin entendait les autres élèves de sa classe murmurer et aucune de leurs paroles ne l’aidait à se sentir mieux. “… est tombé comme ça et a commencé à tressaillir …” “… j’ai entendu dire qu’il était malade et j’espère que ce n’est pas contagieux …” “… Kevin s’imagine qu’il voit des planètes …” C’était cette dernière réflexion qui le faisait vraiment souffrir. Elle donnait l’impression qu’il devenait fou. Kevin n’était pas en train de devenir fou ou, du moins, il ne le pensait pas. Kevin eut beau répéter avec insistance qu’il allait bien, il dut quand même suivre Hal quand ce dernier arriva. Il dut s’asseoir dans le bureau du secouriste pendant qu’on lui braquait une lumière dans les yeux et qu’on lui posait des questions sur sa maladie qui, visiblement, était si rare que Hal ne comprenait pas plus que Kevin ce qui se passait. “Le principal veut nous voir dès que je suis sûr que tu vas bien”, dit-il. “Penses-tu que tu peux marcher jusqu’à son bureau ou devrions-nous lui demander de venir ici ?” “Je peux marcher”, dit Kevin. “Je vais bien.” “Si tu le dis”, répondit Hal. Ils allèrent au bureau du principal et Kevin ne fut presque pas étonné d’y trouver sa mère. Évidemment, ils l’avaient forcément appelée, puisqu’il y avait urgence médicale et qu’elle viendrait toujours s’il avait une crise, mais ce n’était pas une bonne chose car elle était censée être au travail. “Kevin, est-ce que tu vas bien ?” demanda sa mère dès qu'il arriva, se tournant vers lui et le prenant dans ses bras. “Qu'est-ce qui s'est passé ?” “Je vais bien, maman”, dit Kevin. “Mme McKenzie, je vous assure que nous ne vous aurions pas appelée si cela n’avait pas été grave”, dit le principal. “Kevin s'est évanoui.” “Je vais bien maintenant”, insista Kevin. Cela dit, il avait beau le répéter, cela ne semblait guère convaincre les gens. “De plus”, dit le principal, “il semble qu’il ait été dans une grande confusion quand il a repris connaissance. Il parlait de … il parlait d’autres planètes.” “De planètes”, répéta la mère de Kevin d’une voix monocorde. “Mme Kapinski dit que cela a plutôt dérangé son cours”, dit le principal. Il poussa un soupir. “Je me demande s’il ne vaudrait pas mieux que Kevin reste à la maison quelque temps.” Il le dit sans regarder Kevin. Il était en train de prendre sa décision et, même si Kevin en était l’objet, il était clair qu’il n’avait pas vraiment voix au chapitre. “Je ne veux pas rater l’école”, dit Kevin en regardant sa mère, certain qu’elle ne le voudrait pas non plus. “Je pense que nous devons nous demander”, dit le principal, “si, à ce stade, l’école est vraiment le meilleur endroit où Kevin puisse passer le temps qu’il a.” Le principal avait probablement voulu le dire gentiment mais cela ne fit que rappeler à Kevin ce que le docteur avait dit. Il lui restait six mois à vivre. Cela semblait trop court pour faire quoi que ce soit, surtout pour vivre sa vie. Six mois de secondes et chacune d’elles passait avec une régularité qui faisait écho au compte à rebours qu’il entendait dans sa tête. “Vous dites que mon fils n’a aucune raison de venir à l’école parce que, de toute façon, il sera bientôt mort ?” répondit sèchement sa mère. “Est-ce cela que vous dites ?” “Non, bien sûr que non”, dit hâtivement le principal en levant les mains pour l’apaiser. “C’est pourtant l’impression que ça donnait”, dit la mère de Kevin. “On aurait dit que la maladie de mon fils vous effrayait autant que les élèves de l’établissement.” “Je dis que, à mesure que sa maladie empirera, nous aurons de plus en plus de mal à faire cours à Kevin”, dit le principal. “Nous allons essayer mais … ne voulez-vous pas profiter au maximum du temps qu’il vous reste ?” Il le dit avec une gentillesse qui réussit à émouvoir Kevin. Il disait exactement ce que sa mère avait pensé mais en termes plus doux. Le pire, c’était qu’il avait raison. Comme Kevin n’allait pas vivre assez longtemps pour aller à l’université, trouver un travail ou faire quoi que ce soit qui puisse nécessiter une préparation scolaire, pourquoi s’embêter à suivre les cours ? “Ça va, maman”, dit-il en lui touchant le bras. Cet argument sembla suffire à convaincre sa mère et cela indiqua à Kevin que la situation était grave. En toute autre occasion, il se serait attendu à ce qu’elle se batte. Maintenant, on aurait dit qu’elle avait perdu la force de le faire. Ils allèrent dans la voiture en silence. Kevin se retourna vers l’école. Il fut assailli par l’idée qu’il n’y reviendrait probablement jamais. Il n’avait même pas eu la possibilité de dire au revoir. “Je suis désolé qu’ils t’aient appelée au travail”, dit Kevin quand ils furent dans la voiture. Il sentait la tension qui régnait. Sa mère restait assise sans même allumer le moteur. “Ce n’est pas ça”, dit-elle. “C’est juste que … cela devenait facile de faire comme s’il n’y avait aucun problème.” Elle avait l’air très triste, profondément choquée. Kevin s’était habitué à cette expression et savait que cela signifiait qu'elle essayait de retenir ses larmes. Elle n’y arrivait pas. “Es-tu sûr que tu vas bien, Kevin ?” demanda-t-elle alors même que, à ce stade, c’était lui qui se raccrochait à elle, aussi fortement qu’il le pouvait. “Je suis … je voudrais ne pas avoir à rater l’école”, dit Kevin. Il n’aurait jamais cru qu’il s’entendrait dire ce genre de chose. Il n’aurait jamais cru qu’un élève quel qu’il soit dirait un jour ce genre de chose. “Nous pourrions faire demi-tour”, dit sa mère. “Je pourrais dire au principal que je te ramènerai demain et tous les jours après ça jusqu'à ce que …” Elle s'interrompit. “Jusqu’à ce que ça devienne trop grave”, dit Kevin. Il ferma complètement les yeux. “Je pense que c’est peut-être déjà trop grave.” Il l'entendit frapper le tableau de bord. Le coup sourd résonna dans la voiture. “Je le sais”, dit-elle. “Je le sais et ça m’écœure. Je déteste cette maladie qui me vole mon petit garçon.” Elle pleura encore un peu et, bien qu’il désire rester fort, Kevin pleura aussi. Beaucoup de temps s’écoula avant que sa mère ne soit assez calme pour dire quoi que ce soit d'autre. “Ils disent que tu as vu … des planètes, Kevin ?” demanda-t-elle. “J’ai vu une planète”, dit Kevin. Comment aurait-il pu expliquer quelles impressions celui lui donnait ? La sensation de réalité ? Sa mère se tourna vers lui. Alors, Kevin comprit qu’elle voulait absolument trouver les bons mots, se montrer en même temps rassurante, ferme et calme. “Tu comprends que ce n’est pas réel, n’est-ce pas, mon chéri ? C’est juste … c'est juste la maladie.” Kevin savait qu’il aurait dû le comprendre mais … “Ce n’est pas l’impression que ça me donne”, dit Kevin. “Je le sais bien”, dit sa mère, “et ça m’attriste parce que cela ne fait que me rappeler que mon petit garçon me fuit entre les doigts. Comme je voudrais pouvoir faire disparaître tout ça !” Kevin ne savait pas quoi répondre à cela. Il aurait voulu que tout cela disparaisse, lui aussi. “J’ai l’impression que c’est réel”, dit quand même Kevin. Sa mère resta muette longtemps. Quand elle reprit finalement la parole, sa voix était instable et donnait la sensation qu’elle résistait tout juste au désespoir. Cela ne s’était jamais produit avant le diagnostic et, maintenant, c’était devenu beaucoup trop familier. “Peut-être … peut-être est-il temps que je t’emmène chez cette psychologue.”
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