Chapitre 1

2155 Words
Chapitre 1 Novembre 1813. Dans la calèche qui menait Elizabeth et Darcy à Londres, la jeune mariée était pensive. Le temps de ce mois de novembre était gris, froid et pluvieux. Malgré la couverture enveloppant ses jambes, elle frissonnait et ses pensées avaient la couleur du ciel. Était-ce là l’humeur d’une heureuse jeune mariée ? À son côté, l’homme qu’elle aimait, son mari, était plongé dans un livre, étranger à ses sombres réflexions. Elizabeth Bennet, la fille d’un modeste propriétaire terrien, était maintenant madame Darcy. Elle entrait dans un monde pour elle inconnu, à mille lieues de celui qui lui était familier. Elle laissait derrière elle la maison de son enfance, ses amis de toujours, sa vie simple. Jusqu’à ce jour elle n’avait eu que le bonheur d’être amoureuse et aimée et soudain, l’existence qui s’ouvrait devant elle lui paraissait effrayante. Elle serait la maîtresse de Pemberley, cette énorme et magnifique maison qui l’avait conquise au premier regard. Serait-elle à la hauteur du rôle que l’on attendait d’elle ? Une armée de domestiques dont elle ne connaîtrait jamais les noms attendrait ses ordres. Les amis de son mari, appartenant à la meilleure société de Londres, viendraient en visite et elle ne savait trop si craindre davantage les premiers ou les seconds. Et puis, pour comble de désagrément, elle détestait Londres et ne connaissait même pas la demeure de Grosvenor Square qui pourtant, était dorénavant sa maison. Elle remonta la couverture et regarda par la vitre qui ruisselait. Ils s’approchaient de Londres et des masures misérables bordaient la route. Soudain, elle eut envie de se retrouver chez elle, à Longbourn, dans la chaleur de son foyer. Elle voyait son père la regardant en souriant au-dessus de ses lunettes ; elle entendait ses sœurs se disputer ou parler du dernier bal ou des beaux militaires, la voix aiguë de sa mère se plaignant du bruit et ne faisant qu’en ajouter. Au lieu de cela, elle allait vers l’inconnu, à côté d’un homme qui ne daignait pas lever le nez de son livre. Bien sûr il rentrait chez lui, dans une maison familière dont il était le maître ; pour lui tout était simple. Il était riche, respecté et n’avait jamais connu autre chose et Lizzy savait qu’il avait même un certain mépris amusé pour le joyeux vacarme de Longbourn. Ils rentraient à présent dans la ville, la calèche cahotait sur les pavés ruisselants et malgré la porte capitonnée et les vitres, une odeur lourde de fumée et de crottin de cheval mêlés flottait dans l’air. Ils arrivèrent à Grosvenor Square à la tombée de la nuit. La pluie fine et glaciale tombait toujours, les pavés luisaient et même ce quartier élégant lui parut sinistre. Darcy l’aida à descendre de la calèche, des valets en livrée se chargèrent des malles et après avoir conduit sa femme à ses appartements, le maître de maison descendit donner quelques ordres et prendre connaissance de son courrier. La demeure semblait vaste et luxueuse, des dizaines de bougies l’éclairaient, les serviteurs étaient nombreux et empressés et l’intendante, plus jeune et moins avenante que madame Johnson à Pemberley, avait veillé à ce que les vêtements d’Elizabeth soient repassés et rangés. Malgré cela, ou peut-être à cause de cela, Lizzy se sentit perdue. Elle regarda autour d’elle. Ses appartements étaient tendus de brocard rouge, les meubles étaient beaux mais lourds et malgré le feu qui crépitait dans la cheminée, ces pièces lui parurent solennelles, tristes et sombres. Aucun bruit ne venait troubler le silence et il sembla à Lizzy que jamais cet endroit qui semblait presque inhabité, ne pourrait être sa maison, son foyer. Elle s’assit au bord du lit et des larmes coulèrent de ses yeux mais en entendant des pas rapides dans le couloir, elle s’essuya de son mouchoir et se leva. Après de légers coups frappés à la porte, Georgiana entra, un large sourire aux lèvres et embrassa affectueusement sa belle-sœur. — Elizabeth, comme je suis heureuse de votre arrivée ! Ma calèche a été retenue un long moment par une horrible carriole et je n’étais même pas là pour vous accueillir ! Changez-vous vite ! Je préviens votre femme de chambre et vous fait visiter votre maison ! Darcy entra à ce moment et pendant que tous deux se changeaient et que sa femme de chambre remettait de l’ordre dans sa coiffure, les pensées de Lizzy suivaient leur cours… Ma maison, mais ce n’est pas ma maison c’est LEUR maison ; j’y suis gentiment invitée mais il n’y a rien à moi ici. Même son odeur m’est étrangère, une odeur de vénérable demeure ancestrale. Chez moi, cela sent la pomme qui dore dans le four, le tabac de mon père, l’herbe du jardin… Elle eut alors un profond soupir et son mari se retourna vers elle avec un regard interrogateur. Il renvoya les serviteurs et la prit dans ses bras. — Puis-je te demander le motif de ce soupir ma chérie ? — Il fait un temps sinistre et je n’aime pas beaucoup Londres. — Tu y retrouveras ta sœur, tes oncles et Georgiana t’attendait avec impatience. La seule compagnie d’un frère aussi sérieux que moi n’est pas toujours très amusante. Je compte sur ta gaîté pour mettre un peu de soleil dans notre novembre londonien. Nous serons assez peu de temps à Londres, juste celui de te présenter un peu à mes connaissances et après cela, nous passerons Noël à Pemberley. Tu pourras commencer à penser à ce que tu désires pour la « garden-party » du printemps. Ta mère a semblé regretter que notre mariage soit simple et intime et elle doit désirer le célébrer comme il se doit. Lizzy rit gaiement. — Tu peux en être certain ! Elle rêve de montrer Pemberley à ses parents et amis dans l’espoir qu’ils seront mortellement jaloux ! — Afin de la contenter, il ne nous reste plus qu’à organiser une fête somptueuse, d’autant plus que nous célébrerons aussi le mariage de Jane et Charles. — Mais ni ma sœur ni moi n’avons personne à rendre jaloux… Enfin moi, peut-être les sœurs de Charles, surtout Caroline envers laquelle j’ai quelques impertinences de retard. De toute façon elles et ta tante sont déjà furieuses que j’aie eu l’audace de t’épouser. Penses-tu que ta tante viendra à la fête champêtre ou continuera-t-elle à nous bouder ? — Laisse à Lady Catherine le temps de s’habituer à ce que je ne serai jamais son gendre. Elle finira par l’accepter. Et comment as-tu trouvé les quelques amis qui vinrent à notre mariage ? — J’ai beaucoup apprécié ton ami, « l’écossais taciturne » et le jeune couple des Cornouailles. — Bruce Galbraith est un bon ami et les Carew sont charmants. Et les autres ? — Je regrette de te dire qu’aucun ne m’a, jusqu’ici, laissé un souvenir impérissable. Très distingués, très londoniens et leurs femmes étaient beaucoup plus élégantes que la tienne, ce qu’elles ont dû remarquer et commenter d’abondance. J’aime savoir que je serai un remède à leur manque de conversation. Darcy rit et l’embrassa. — Et moi j’aime savoir que je vais vivre avec ma délicieuse et adorable épouse, seule capable de faire rire un monsieur comme moi. Ceci étant dit Elizabeth, tes jugements lapidaires risquent de te faire quelques ennemis et j’aimerais ne pas me voir fermées les portes des salons londoniens. — Ne t’inquiète pas, tu auras seul, le privilège de mon ironie clairvoyante. Elle lui prit le bras et ils descendirent dîner. Tout n’était pas si sombre après tout et elle était aimée. Le dîner était servi en grande pompe ; les valets étaient solennels, la vaisselle fine et l’argenterie luisaient à la lueur des bougies. Darcy et Georgiana, très gais parlaient avec animation mais de nouveau Lizzy se sentit invitée dans une maison qui n’était pas la sienne. Elle se décida alors à dire : — Je pense mon chéri que tes appartements réclament une touche un peu plus féminine. Ne crois-tu pas que des tentures plus claires les égaieraient ? — Je suppose que ce sont de NOS appartements dont tu parles. Eh bien, tu es chez toi et il sera fait selon tes désirs. Laisse-moi simplement le refuge de ma bibliothèque. — Mon père fuit également ses femmes dans sa bibliothèque. — Je ne suis pas ton père, tu n’es ni ta mère ni tes jeunes sœurs et je n’aurai personne à fuir. Ton père, puisque nous parlons de lui, semblait être attristé du départ de ses deux filles aînées. Il m’a avoué que nous lui retirions les deux seuls êtres doués de raison de son foyer. — Ayant marié trois de ses cinq filles, ma mère sera sans doute plus… disons sereine, mais tu risques de le voir souvent chez toi, à Pemberley. — Il ne viendra pas chez moi, mais chez sa fille. Ma chérie, dois-je supposer que d’une certaine façon, je t’ai fait sentir que ce qui est à moi n’est pas à toi ? Mon cousin Fitzwilliam est à présent ton cousin, ma sœur est ta sœur, ma maison est ta maison. Lizzy se mit à rire. — Je crains que, quand Lady Catherine comprendra que maintenant je suis SA nièce, sa santé risque d’en souffrir mais son protégé et courtisan assidu mon cousin Collins, va littéralement a-do-rer avoir avec toi, donc avec elle, un lointain lien de parenté. — Et que penses-tu faire ces jours-ci ? J’ai moi-même quelques affaires à régler demain matin, mais j’avais pensé qu’à l’heure du thé, nous pourrions rendre visite aux Bingley. — Si Georgiana n’y voit pas d’inconvénient, dit-elle en s’adressant à la jeune fille, nous pourrions passer notre matinée ensemble. Nous aurons le genre de conversation légère et futile qui indispose votre frère si sérieux. Bien sûr, dans l’après-midi aller voir ma sœur est ce qui peut me faire le plus plaisir au monde. Le lendemain matin, même si la pluie n’avait pas cessé, la maison sembla déjà plus accueillante à Elizabeth. Elle eut un court entretien avec l’intendante au sujet des menus qu’elle accepta en y jetant à peine un regard. Ses devoirs de maîtresse de maison étant, à son avis, parfaitement remplis, elle passa un long moment avec sa belle-sœur à commenter les incidences de la cérémonie. En fait, il serait plus exact de dire qu’Elizabeth commentait et que Georgiana écoutait en plaçant ça et là quelques mots et riant, malgré elle, aux réflexions souvent ironiques sur tel ou tel invité. Elizabeth retrouvait peu à peu sa gaîté et son optimisme et commença même à faire avec sa belle-sœur des projets de soieries aux couleurs vives et de meubles modernes… et puis, ils allaient bientôt se retrouver à Pemberley et là, elle s’y sentait chez elle. Le soir venu, de retour de chez les Bingley, Elizabeth laissa éclater sa colère : — Caroline Bingley est odieuse ! Jane est à peine maîtresse chez elle ! C’est Caroline qui donne les ordres aux domestiques et s’agissant d’une personne aussi modeste et timide que ma sœur, elle peut lui gâcher la joie de sa nouvelle existence. Charles adore Jane mais je pense qu’il ne se rend même pas compte que sa sœur fait peur à sa femme et que, si elle continue ainsi, elle peut faire de la vie de ma douce Jane un enfer. Quelle chance j’ai d’avoir une belle-sœur aussi gentille, douce et affectueuse ! J’adore ta sœur et celle de Charles m’est odieuse ! — Je suis très heureux que tu aimes ma sœur Elizabeth, mais j’aimerais te voir refréner l’ardeur, avec laquelle tu as décidé de détester celle de Charles. Caroline est plus sotte que méchante. Je la trouve parfaitement anodine. Elle est célibataire, n’a plus vingt ans et les sœurs Bennet lui ont fait l’affront d’être objets de l’amour de leur frère et d’un bon parti de leurs relations. Avoue que pour toute femme, cela peut être difficile à accepter ! — Je n’avoue rien du tout et si Caroline aime Charles et te porte quelque amitié, elle devrait se réjouir de votre bonheur à tous deux. Je ne vois qu’une solution : N’as-tu pas, parmi tes relations un célibataire distingué et fortuné, aimant les cartes et les conversations légères et sans intérêt que nous pourrions présenter à Caroline ? C’est une jolie femme, élégante, d’après ses propres critères, accomplie et nous ne serons pas obligés de lui dire que c’est une peste. Et tu remarqueras que j’ai dit, parmi tes relations, il y a en effet des choses que l’on ne peut faire à un ami. — Tu juges Caroline sur une relation assez superficielle dans laquelle elle a eu un rôle difficile et il est vrai, pas toujours à son honneur. Je te rappelle que je l’ai soutenue à une époque quand nous désirions séparer Bingley de ta sœur et j’ose espérer que tu m’as pardonné. Laisse-lui, à elle aussi, la possibilité de s’habituer à cette nouvelle situation et éventuellement, de s’amender comme je l’ai fait. — Un tel amendement me semble difficile car, comme tu l’as toi-même constaté, Caroline est sotte et je te tiens pour un homme très intelligent. Darcy s’inclina en riant. — Je te remercie d’un tel compliment. Serais-je intelligent parce que j’ai eu la finesse de t’aimer ? — Bien évidemment, répondit-elle d’un air mutin. Je suis loin d’avoir la beauté de Jane, tu m’as à une époque à peine trouvé passable, il fallait donc une grande intelligence pour te rendre compte que mon esprit était très supérieur à ma beauté. — Tu es cruelle de me rappeler mes erreurs passées, répondit-il en l’enlaçant et sache que pour moi, tu es la plus ravissante femme au monde. Et c’est ainsi que, les jours suivants, les sœurs, accompagnées de leur tante Gardiner, tombèrent d'accord afin de passer quelques matinées fructueuses dans les magasins de meubles et de soieries londoniens. Caroline Bingley avait décidé de séjourner quelques semaines chez sa sœur et son beau-frère dont les relations étaient acceptables. La présence à sa table de commerçants de Cheapside était au-dessus de ce qu'elle pouvait supporter. Il est sans doute regrettable de dire que son absence fut un soulagement pour Jane et sa sœur et dans une certaine mesure pour Darcy qui put profiter de ces soirées d'une façon détendue.
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