Chapitre 1-2

2038 Words
Il avait changé depuis Yale. C’était à présent un robuste garçon de trente ans, aux cheveux paille, avec une bouche assez dure et des manières hautaines. Brillants d’arrogance, ses yeux occupaient à présent une place prépondérante dans sa physionomie ; ils lui donnaient l’air de toujours se pencher en avant d’un air agressif. Le chic efféminé de son costume ne parvenait pas à dissimuler l’énorme puissance de ce corps : il semblait gonfler ses bottes brillantes à en faire craquer les boucles et l’on voyait bouger de grosses boules de muscles chaque fois que son épaule remuait sous son mince veston. C’était un corps capable, comme on dit en langage de mécanique, d’un « moment » formidable – un corps cruel. Quand il parlait, sa voix, qui était celle d’un aigre ténorino enroué, accentuait encore l’impression de combativité qu’il dégageait. Il y avait en elle un soupçon de condescendance paternelle, même envers les gens qui lui étaient sympathiques – et certains à Yale l’avaient exécré jusqu’à la moelle. – Allons, allons, semblait-il dire, n’allez pas croire que mon opinion soit sans appel parce que je suis plus fort et plus viril que vous. Nous appartenions à la même société d’anciens élèves et bien que nous ne fussions jamais devenus intimes, j’avais toujours senti qu’il avait bonne opinion de moi et qu’avec je ne sais quelle douceur chargée d’âpreté et de bravade, qui lui était particulière, il aurait voulu se faire aimer de moi. Nous causâmes quelques minutes sous le portique ensoleillé. – C’est une gentille propriété que j’ai là, fit-il, tandis que son regard faisait le tour de l’horizon, par éclats vifs et courts. Me forçant à pivoter en me tirant par le bras, il tendit une large main plate pour me montrer le panorama, ramassant, comme dans un coup de balai, un jardin creux à l’italienne, un quart d’hectare de roses au parfum profond et pénétrant, et un canot automobile au nez épaté qui, au large, chevauchait la marée. – Elle appartenait à Demaine, l’homme au pétrole. Il me fit tourner à nouveau, avec politesse, mais brusquerie : – Entrons. Nous pénétrâmes par une haute galerie dans une pièce claire, couleur de rose, qu’aux deux bouts des portes-fenêtres rattachaient fragilement à la maison ; elles étaient entrouvertes et étincelaient de blancheur contre le frais gazon qui avait l’air de pousser jusque dans la villa. Une brise souffla dans la pièce, tendit les rideaux en dehors à l’un des bouts et en dedans à l’autre, comme de pâles drapeaux, pour les tordre ensuite et les lancer vers le gâteau de noces saupoudré de sucre glacé, le plafond. Puis elle rida le tapis lie de vin, en faisant une ombre dessus, comme le vent sur la mer. Le seul objet qui restât tout à fait immobile dans cette pièce était un énorme divan sur lequel deux jeunes femmes étaient perchées comme dans la nacelle d’un ballon amarré. Toutes deux étaient en blanc ; leurs robes ondulaient, palpitaient comme si elles venaient d’être ramenées par la brise à leur point de départ après avoir fait le tour de la maison en voletant. Il me semble que je restai planté là un bon moment, à écouter les coups de fouet des rideaux et le grincement d’un tableau contre le mur. Puis il y eut un « boum ! » quand Tom Buchanan ferma les fenêtres de derrière. Prisonnier, le vent se coucha dans la chambre, et les rideaux, les tapis et les deux jeunes femmes descendirent lentement vers le plancher. La plus jeune des deux m’était inconnue. Étendue tout de son long à l’une des extrémités du divan, elle restait parfaitement immobile, le menton soulevé, comme si elle portait dessus en équilibre quelque chose qui risquait de tomber. Si elle me voyait du coin de l’œil, elle n’en laissait rien paraître – de sorte que je faillis lui présenter des excuses pour l’avoir dérangée en entrant. L’autre femme, Daisy, fit mine de se lever – elle se pencha légèrement en avant avec une expression tendue, puis rit d’un petit rire absurde et délicieux. Je ris aussi et m’avançai dans la pièce. – Je suis paralysée de bonheur. Elle rit de nouveau comme si elle avait dit quelque chose de très spirituel, et garda un instant ma main dans la sienne, les yeux levés vers ma figure, comme si j’étais l’être qu’elle désirait le plus revoir. C’était un genre qu’elle avait. Elle donna à entendre dans un murmure que le nom de famille de la jeune équilibriste était Baker. (J’ai ouï dire que Daisy ne murmurait de la sorte que pour forcer les gens à se pencher vers elle ; critique déplacée qui ne lui ôtait rien de son charme.) Quoi qu’il en fût de cela, les lèvres de miss Baker frissonnèrent ; elle hocha presque imperceptiblement la tête dans ma direction, puis très vite la rejeta en arrière – sans doute l’objet qu’elle portait en équilibre avait failli tomber à sa grande terreur. De nouveau, une sorte de justification me monta aux lèvres. N’importe quelle exhibition d’assurance m’extorque un tribut étonné. Je regardai ma cousine qui se mit à me poser des questions de sa voix basse et émouvante. C’était une de ces voix que l’oreille suit dans ses modulations comme si chaque phrase était un arrangement de notes qui ne doit plus jamais être répété. Son visage était triste et charmant, plein de choses luisantes, des yeux luisants, une bouche luisante et passionnée ; mais sa voix était un excitant que les hommes qui l’avaient aimée trouvaient difficile d’oublier : une compulsion chantante, un murmure (« Écoutez-moi donc ! »), l’affirmation qu’elle venait de faire des choses gaies et passionnantes et que des choses gaies et passionnantes planaient dans l’heure qui allait venir. Je lui dis que je m’étais arrêté une journée à Chicago en venant à New-York et qu’une douzaine de personnes m’avaient chargé pour elle de leurs affectueuses salutations. – On me regrette donc ? s’écria-t-elle d’une voix extasiée. – La ville est plongée dans la désolation. Toutes les autos ont la roue gauche arrière peinte en noir comme une couronne funèbre. On entend toute la nuit le long du lac se traîner de longs gémissements. – C’est magnifique ! Retournons là-bas, Tom, dès demain ! Puis elle ajouta, hors de propos : Je voudrais te montrer ma petite. – J’en serais… – Elle dort. Elle a trois ans. Tu ne l’as jamais vue ? – Jamais. – Eh bien, attends de l’avoir vue. Elle est… Tom Buchanan, qui durant cette conversation avait arpenté fébrilement la pièce, fit halte et posa la main sur mon épaule. – Qu’est-ce que tu fais, Nick ? – Je travaille dans une banque d’émission. – Laquelle ? Je lui dis le nom. – Jamais entendu parler de ça, fit-il, d’un ton tranchant. Cela m’irrita. – Ça viendra, répondis-je d’une voix brève. Ça viendra si tu restes dans l’Est. – Ne t’en fais pas – je resterai dans l’Est, fit-il, jetant un coup d’œil vers Daisy, puis un autre vers moi, comme s’il s’attendait à de nouvelles reparties, et il ajouta : – Je serais un sacré imbécile d’aller vivre ailleurs. À ce moment miss Baker fit : « Absolument ! » avec une telle soudaineté que je sursautai. C’était la première parole qu’elle prononçait depuis mon entrée. Elle-même n’en fut pas moins surprise que moi, car elle bâilla et, à la suite d’une série de mouvements habiles et rapides, elle fut debout sur le plancher. – Je suis toute ankylosée, se plaignit-elle. J’étais couchée depuis une éternité sur ce divan. – Ne me regarde pas, riposta Daisy. J’ai essayé tout l’après-midi de t’emmener à New-York. – Non, merci, fit miss Baker aux quatre cocktails qui arrivaient de l’office. Je m’entraîne avec la dernière rigueur. Son hôte la regarda avec incrédulité. – Ah oui ? Il avala son cocktail comme si celui-ci n’avait été qu’une goutte au fond du verre. Que vous arriviez jamais à faire quoi que ce soit, voilà qui me dépasse. Je regardai miss Baker, me demandant ce qu’elle pouvait bien « arriver à faire ». J’éprouvais du plaisir à la regarder. C’était une fille mince, à seins petits, qui se tenait toute droite et accentuait cette raideur en rejetant le corps en arrière aux épaules comme un jeune élève officier. Ses yeux gris, fatigués par l’éclat du soleil, me rendaient mon regard avec la réciprocité d’une curiosité polie, dans un visage las, charmant et mécontent. Il me vint à l’esprit que je l’avais déjà vue, elle ou sa photo, quelque part. – Vous demeurez à West-Egg, dit-elle d’un air méprisant. J’y connais quelqu’un. – Moi, je n’y connais personne. – Pas même Gatsby ? – Gatsby ? fit Daisy. Quel Gatsby ? Avant que j’eusse pu répondre que c’était mon voisin, on annonça que Madame était servie. Coinçant impérieusement son bras sous le mien, Tom Buchanan me fit sortir comme il aurait poussé un pion sur un damier. Minces et languissantes, les mains légèrement posées sur les hanches, les deux jeunes femmes nous précédèrent sur une véranda colorée de rose, ouverte vers le soleil couchant, où les flammes de quatre bougies vacillaient sur la table au vent qui avait faibli. – Pourquoi des bougies ? protesta Daisy en fronçant les sourcils. Elle les éteignit avec les doigts. – Dans deux semaines, reprit-elle, ce sera le jour le plus long de l’année. Elle nous regarda, radieuse : Est-ce que vous n’attendez pas toujours le jour le plus long de l’année et le ratez quand il arrive ? Moi j’attends toujours le jour le plus long de l’année, et quand il arrive, je le rate. – Nous devrions nous concerter pour faire quelque chose, bâilla miss Baker en s’asseyant comme si elle se mettait au lit. – C’est ça, fit Daisy. Mais quoi ? Elle se tourna vers moi, tout indécise. – Qu’est-ce qu’ils font, les autres gens ? Avant que j’eusse pu répondre, ses yeux se fixèrent sur son petit doigt avec une expression de terreur. – Regardez ! se plaignit-elle, j’ai mal au doigt ! Nous regardâmes – une phalange était noire et bleue. – Tom, c’est toi qui m’as fait ça, dit-elle, accusatrice. Je sais bien que tu ne l’as pas fait exprès, mais c’est toi. C’est ma faute pour avoir épousé une brute d’homme, une grande, énorme carcasse d’… – Je déteste le mot carcasse, même par taquinerie, riposta Tom de mauvaise humeur. – Carcasse ! insista Daisy. Parfois elle et miss Baker parlaient à la fois, avec discrétion et une inconséquence badine qui jamais n’était précisément du bavardage, qui était aussi fraîche que leurs robes blanches et leurs yeux impersonnels, en l’absence de tout désir. Elles étaient là, elles nous acceptaient, Tom et moi, ne faisant qu’un effort courtois et aimable pour nous divertir et se laisser divertir par nous. Elles savaient que le dîner s’achèverait bientôt, qu’un peu plus tard la soirée s’achèverait de même et qu’on la mettrait de côté sans y faire attention. Les choses se passaient autrement dans l’Ouest : on y poussait chaque soirée vers sa fin, de phase en phase, dans une attente toujours déçue, ou bien dans une véritable terreur nerveuse du moment même. J’avouai, ayant bu mon deuxième verre de vin, un bordeaux rouge qui sentait le bouchon, mais qui, par ces temps de prohibition, n’en était pas moins assez impressionnant : – Daisy, près de toi je me fais l’effet d’un être pas civilisé du tout. Ne peux-tu pas parler de marchands de cochons ou d’autre chose du même genre ? N’attribuant aucune signification particulière à cette remarque, je ne m’attendais pas à la façon dont on la releva. – La civilisation s’en va par morceaux, éclata Tom avec violence. Je suis devenu terriblement pessimiste. As-tu lu l’ Ascension des Empires de gens de couleur, par un type nommé Goddard ? – Ma foi, non, répondis-je, assez surpris du ton dont il avait parlé. – Eh bien, c’est un bouquin très fort que tout le monde devrait lire. L’idée qu’il y développe est que si nous ne faisons pas attention, la race blanche finira par être com-plè-te-ment submergée. C’est de la science. La chose a été prouvée.
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