Chapitre I-2

2496 Words
Encore mince, élégante, grande, blonde sans ostentation, Anne-Marie avait une belle allure. Une prestance qui seyait bien à sa profession de chef du personnel de la Smob et à son poste de numéro deux du groupe. Elle était, et elle le savait, le reflet de Norbert, sa main, sa voix. Sans la trouver jolie – son visage manquait de grâce – on reconnaissait toutefois qu’elle « avait un genre », un de ces styles que, dans la région, les autres femmes envient et critiquent à merci. La société matriarcale qui, depuis des générations, dirigeait le pays, avait toujours la langue leste et pourquoi pas – mauvaise. Certaines femmes faisaient ainsi parfois preuve d’une étonnante méchanceté, souvent inexplicable, qui tendait presque à un art de vivre le mal. Alors, dans le Pays Bigouden, où la vie privée est une chose publique, les conchennous, ces commérages, ces cancans malfaisants dont la puissance destructrice croît en l’espace de quelques heures d’un seuil de maison à un autre, ces papotages malsains, malmenaient les réputations, détruisaient les certitudes, faisant courir les bruits et circuler les ragots les plus divers dans un bouillon de culture sans cesse enrichi de murmures et de chuchotements entendus. Des oreilles attentives les recueillaient, des esprits retors les distillaient, des langues acérées les colportaient, comme autant de nouvelles accrochées aux épines d’un redoutable réseau de barbelés. On faisait et on défaisait les réputations, et, en quelques jours, on accrochait au pilori de la rumeur les familles les plus honnêtes. Un mot, une phrase, une image, fournissaient aux imbéciles, aux hypocrites, en permanence à l’affût de nouvelles venimeuses à véhiculer et de vies à broyer, la matière première nourricière de leur méchanceté et de leur stupidité. * * * Quelques jours auparavant, Norbert étant en déplacement d’affaires, Anne-Marie était venue, comme elle le faisait régulièrement avant de monter, inspecter les bureaux de l’entrée. — L’interrupteur général, s’il te plaît François ? avait-elle demandé à Le Flohic. Chaque soir en effet, le dernier partant coupait l’alimentation électrique du hall d’accueil et des bureaux du rez-de-chaussée. — Il n’y a pas de petites économies ! Et avec toutes ces jeunes secrétaires qui ne pensent qu’à leurs toilettes… ronchonnait régulièrement Anne-Marie. Posant son imperméable humide sur le comptoir de verre de l’accueil - ce qui lui permettrait une réflexion injuste et désagréable à l’encontre de l’une des femmes de ménage - Anne-Marie Le Goff avait rapidement inspecté le hall d’accueil, le standard et les bureaux, pestant contre les tiroirs fermés à clé. — Encore ! avait-elle ragé, secouant nerveusement la porte d’une armoire métallique. J’aimerais savoir ce « qu’elle » cache là ? « Elle », c’était Valérie Gourlaouen, la responsable des standardistes et des secrétaires, une jeune femme d’une trentaine d’années, au regard trop clair et trop franc pour lui plaire. Leurs affrontements étaient réguliers. Chaque soir, sans tenir compte des remarques d’Anne-Marie, Valérie condamnait les serrures de ses armoires. Sans qu’elle n’y soit pour rien, elle était, et cela avait une énorme importance dans la région, la filleule d’Henri Le Guen, l’expert-comptable commissaire aux comptes de l’entreprise, et s’était mariée avec le fils du propriétaire des Glacières Maritimes, un des associés de Norbert Le Gall. Jolie, aimable, bien diplômée, extrêmement compétente, intelligente, trilingue et bien payée, Valérie Gourlaouen avait, en quatre ans, imposé sa jeunesse et son dynamisme dans le service. Des rumeurs circulaient même depuis quelques mois, prétendant qu’elle pourrait faire un excellent chef du personnel. Certains affirmaient que la redoutable Anne-Marie chancellerait sur son piédestal. Ces bruits de coursive roulaient depuis que l’on évoquait des participations extérieures, notamment d’un important groupe financier privé. Il y avait six mois en effet, la filiale d’une multinationale s’était rapprochée de la Smob. Contrairement à certains de ses confrères qui avaient su préserver précieusement, jalousement, leur identité et leur patrimoine, Norbert ne possédait pas cette qualité qui fait les grands bâtisseurs. S’il avait un grand courage et un sens inné du commerce, le mareyeur demeurait pourtant plus un opportuniste qu’un véritable entrepreneur. Il lui manquait cette âme, cette trame indéfinissable tissée au sein d’une culture d’entreprise soigneusement acquise au fil des générations et qui fait la race des créateurs. Norbert était comme un de ces fruitiers sauvages, apparu un jour sous une saute de vent, capable d’envahir un jardin, mais qui se laisserait séduire par la moindre greffe. Confronté aujourd’hui à des problèmes classiques de développement, il avait dû recapitaliser et s’associer à quelques loups de la finance désireux de donner une autre dimension à l’entreprise. Sans heurts, sans audit officiel, des consultants spécialisés avait décortiqué le fonctionnement de la Smob. — Vous avez toutes les qualités, mais également tous les défauts, d’une entreprise trop confinée dans ses habitudes. Vous êtes un spécialiste dans votre domaine, mais aujourd’hui vous devez évoluer pour nos intérêts communs… avaient asséné les consultants à Le Gall. Ils avaient particulièrement insisté sur l’état déplorable des relations humaines et sur le rôle néfaste d’Anne-Marie Le Goff. Ce jour-là, pour la première fois, Henri Le Guen avait confirmé. — Tu sais, Norbert, ça ne va plus très bien avec Anne-Marie. Les consultants avaient enfoncé le clou : — Madame Le Goff représente un problème majeur pour nos collaborations futures ! — On travaille ensemble depuis plus de vingt ans. Vous ne voulez tout de même pas que je la mette à la porte ? s’était renfrogné Le Gall. — Sans aller jusque là, on peut envisager une autre solution, plus… adaptée. Mais madame Gourlaouen nous semble très efficace pour la remplacer. — Oui, elle est bien… avait-il confirmé. — Mieux que cela, monsieur Le Gall, elle est intelligente, efficace, compétente. Madame Le Goff n’est plus à sa place. Vous devez prendre une décision rapide. Notre groupe a une politique très précise à ce sujet. Norbert ne s’attendait pas à un jugement aussi catégorique au sujet d’Anne-Marie. Bien que lucide, il vivait encore sur un passé qu’il estimait indestructible. Quelques phrases simples pourtant, la conviction de ses interlocuteurs, avaient suffi à installer un immense doute dans son esprit. Très sensible aux regards extérieurs, il trouvait là une confirmation à ce que lui avait dit, sans acrimonie, son amie de cœur, Sylvie Le Dantec, coiffeuse à Concarneau, qu’Anne-Marie, avec mépris, appelait « la poule de Norbert ». Divorcée et mère de Caroline, une fille de quinze ans, Sylvie Le Dantec était une femme franche et claire, que la vie n’avait pas ménagée. Un jour où il ne le lui demandait pas, Sylvie lui avait donné son avis : — Anne-Marie Le Goff est une personne épouvantable. Personne ne peut s’entendre avec elle. C’est une g***e. Je plains ton personnel. Pour toute réponse Norbert s’était contenté d’une de ses grimaces habituelles, et personne n’avait su dire s’il approuvait ou désapprouvait. * * * Alors, témoin impassible et silencieux, les mains dans les poches de son caban de marin, François Le Flohic, comme souvent, avait regardé Anne-Marie s’acharner sur les tiroirs fermés à clé. Il n’ignorait rien des explications, sinon des algarades, qu’elle avait eues avec Valérie à ce sujet. — Il n’y a pas de secrets dans l’entreprise ma chérie, plaidait hypocritement Anne-Marie, évoquant les tiroirs sous clé. Elle se heurtait à des réponses catégoriques : — Il y en a ! J’ai la responsabilité de ce service, je l’assume. Si je pouvais mettre tous ces dossiers dans un coffre chaque soir, je le ferais ! répliquait la jeune femme avec fermeté. — Oui, bien sûr ma chérie, tu as certainement raison. Je disais ça, pour t’aider. — Merci. Je m’organise très bien toute seule. A défaut de pouvoir lui arracher les yeux, contenant sa colère, Anne-Marie semait alors la panique dans les bureaux de l’étage, terrorisant à merci les employées qu’elle avait en grippe. Quelques semaines auparavant, elle avait pourtant cru tenir sa revanche. Un petit événement familial avait bouleversé la vie de Valérie Gourlaouen. Son mari, économiste et ingénieur en agroalimentaire, qui n’avait pas suivi les traces d’entrepreneur de son père, avait été victime d’un licenciement brutal à la suite du dépôt de bilan d’une grosse unité industrielle de la région. S’emparant de l’événement avec cette étonnante malignité, vorace comme une tumeur, qui la poussait au dénigrement, Anne-Marie avait immédiatement sonné de la trompe. — Vous l’avez vu celui-là, avec tous ses diplômes, ça ne l’a pas empêché… Au chômage, vous vous rendez compte… Il a bonne mine. Deux mois plus tard cependant, le mari de Valérie avait créé son propre cabinet d’études économiques. Une création qui avait fait rager Anne-Marie. A la jeune femme, elle avait doucereusement proposé : — Tu sais ma chérie, peut-être qu’on peut… si tu veux qu’on t’aide… — Non, merci. Nous n’avons besoin de rien. Tout va très bien. Ces luttes à fleuret moucheté, dont elle sortait systématiquement vaincue, minaient et détruisaient lentement Anne-Marie. * * * Mais ces rancœurs, ces désespoirs immenses qu’elle ruminait depuis plusieurs mois et qu’elle portait comme une croix, Anne-Marie les oubliait chaque matin en franchissant le seuil de l’entreprise. Gavée d’illusions et malgré les doutes qui la dévoraient, elle voulait croire encore que rien n’avait changé. Et pourtant ! Le vendredi 5 novembre, vers 19 heures 30, avant de s’en aller, comme chaque soir depuis des années, elle avait salué Norbert, interrompant volontairement sa conversation téléphonique privée, dont des bribes, accompagnées de musique, parvenaient à son bureau depuis plusieurs minutes. Elle ne pouvait supporter une seconde de plus cette musique qu’il écoutait chaque soir sur la minichaîne que lui avait offerte Caroline, la fille de Sylvie Le Dantec : — Tu vas écouter du classique. Ca te délassera après le travail, avait assuré la coiffeuse. Norbert avait fait la moue, sans vraiment oser refuser. Aujourd’hui, il admettait volontiers que la musique lui plaisait. — Je n’y connaissais rien avant, mais c’est vraiment très chouette. Alors, chaque soir, la journée achevée, il glissait un CD dans l’appareil. Depuis quelque temps il lui arrivait même de fredonner quelques passages qui l’avaient marqué. — Tu sais Anne-Marie, la musique, c’est bien ! C’est grâce à Sylvie. Elle évitait de répondre, abordant rapidement un autre sujet. — Norbert… écouter de la musique classique ! On aura tout vu ! C’est sa « poule », cette cinglée, qui le rend fou… crachait-elle rageusement en aparté à Le Flohic, oubliant que la méchanceté la rendait vulgaire. Mais François haussait les épaules, sans répondre. Alors, le vendredi soir, le désespoir au cœur, Anne-Marie était entrée dans le bureau de Norbert, occupé au téléphone. Il devait, ce week-end-là, participer à une chasse à la bécasse et retrouver d’autres fusils dans un refuge, un vieux moulin isolé, au cœur de la forêt de Huelgoat. A son retour, le dimanche soir, il avait prévu de rejoindre chez elle Sylvie Le Dantec qui déteste la chasse, et de ne rentrer à la Smob qu’en milieu de matinée du lundi. Ce projet, dont il parlait depuis plusieurs jours, avait désespéré Anne-Marie. Mi-agacé, mi-gêné, Le Gall avait cessé sa conversation téléphonique : — Oui, tu accompagnes Caroline à sa compétition de tennis à Lorient dimanche après-midi et je te retrouve… attends une seconde ma chérie… J’ai quelqu’un qui… Ah, c’est toi Anne-Marie… Je pensais que tu étais partie. Je… je pars pour Huelgoat tout à l’heure… la chasse… j’espère que le temps… C’est… Sylvie… Alors je suis… bon… Tu t’en vas ? Norbert semblait embarrassé comme un enfant pris en faute. Mais Anne-Marie, jamais sans doute autant qu’à ce moment, n’avait autant ressenti l’impression d’être aussi étrangère pour lui. Elle pouvait partir, disparaître, brûler vive, se consumer dans de l’essence enflammée, s’évaporer, se désintégrer, se dissoudre dans le napalm… Norbert s’en désintéressait totalement ! — Oui, pourquoi… tu… tu… voulais me voir ? … si tu veux… je peux… je peux rester un peu… avait-elle bafouillé. — Non, non, je disais ça simplement… comme ça… Au contraire… Rentre chez toi. Alors, bonsoir Anne-Marie. Bon week-end. Amuse-toi bien. — Amuse-toi bien. Amuse-toi bien… Les mots de Norbert la déchiraient. Il n’avait donc pas compris que sans lui elle n’était rien ! Hésitant entre la fureur et les larmes, écrasée de peine et de déception, chancelante, elle s’était entendue dire : — Ah… bien, alors bonsoir… Bonsoir Norbert. — Oui, c’est ça, bonsoir… Et, sans pudeur, il avait repris la ligne : — Tu es toujours là ma chérie ? … Non, non, ce n’était qu’Anne-Marie… Alors dimanche soir chez toi… vers 22 heures ou 23 heures… Oui, je sais bien que c’est tard, mais tu sais, les chasseurs… comme tu ne travailles pas lundi… Anne-Marie était sortie du bureau comme dans un mauvais rêve. Le monde s’écroulait autour d’elle. Les mots de Norbert, comme autant de déchirures, la hanteraient toute la nuit : — Pardonne-moi ! Pardonne-moi ! Ma chérie, ma chérie… Ce n’était qu’Anne-Marie… Ce n’était qu’Anne-Marie… Ce n’était qu’Anne-Marie… L’écho de ses paroles, les preuves de sa trahison la poursuivraient pour le restant de ses jours. Le chagrin, la jalousie, la dévoraient. A peine avait-elle salué François Le Flohic, qui, comme chaque soir avant de s’en aller, effectuait une dernière inspection des installations. — Tu t’en vas Anne-Marie ? s’était-il étonné. J’en ai pour un quart d’heure et on rentre ensemble. — Non, non. Ce soir je ne peux pas. C’est… c’est l’anniversaire de ma nièce. J’ai promis de ne pas être en retard… avait-elle menti effrontément sans oser avouer combien, depuis quelques minutes, elle avait le cœur en peine. François avait hoché la tête. Tout à l’heure, les dernières portes fermées, les lumières des ateliers éteintes, lui aussi rentrerait chez lui, après avoir fait, comme d’habitude, un point rapide de la journée avec Norbert. — Comme tu veux. Remarque, ce soir à la télévision, il y a Thalassa. Un reportage sur la pêche au mulet en Mauritanie. J’ai fait un séjour là-bas, il y a des années. Pas question de rater ça. Je ne manque jamais une émission. * * * Quelques instants plus tard, alors que la tempête annoncée se levait et faisait claquer des bardages disjoints, la pluie et les larmes se mêlant sur son visage, laissant Le Flohic à ses derniers contrôles, Anne-Marie Le Goff n’était plus qu’une ombre parmi les ombres, une forme écrasée de douleur livrée aux caprices de la vie. Les rafales de vent ronflaient avec force en s’engouffrant le long des infrastructures du port. Des plaques de tôle cognaient bruyamment contre les murs. Sur les quais, pratiquement abandonnés dès le vendredi soir, les derniers chauffeurs de camionnettes se hâtaient de regagner leur foyer. Plus haut, dans les rues noyées d’une première averse, quelques rares feux de voitures remontaient vers le bourg. Anne-Marie Le Goff n’était plus désormais qu’un fantôme en imperméable errant dans la nuit. Ses doigts tremblaient lorsqu’elle parvint enfin à glisser la clé dans la serrure de sa voiture. * * * Alors, elle avait passé un week-end épouvantable. Mais, ce lundi matin 8 novembre pourtant, après avoir ravalé ses larmes et sa rancune, Anne-Marie avait presque tout oublié. Dans une heure elle serait la maîtresse des lieux, la reine du bal, celle qui règne sur ces centaines de tonnes de béton nées du génie de Norbert et du dévouement de ses amis. Elle s’était d’ailleurs promise d’avoir un entretien avec Norbert, de lui rappeler leur histoire commune, ce ciment indestructible qui les unissait depuis si longtemps. Ils en avaient tant fait tous les deux que rien d’autre n’avait d’importance que ce poids économique, cette masse de travail érigée en monument, ce défi au destin que nul ne pouvait abattre. Car Norbert était indestructible, il l’avait mille fois prouvé. Et puis, ce matin d’automne était pour elle un événement, un anniversaire sans pareil ! Il y avait de nombreuses années en effet qu’elle travaillait avec Norbert et elle se souvenait avec une émotion sans partage de ce matin d’automne, où, en jupette à carreaux, répondant à une banale annonce de la presse locale « Recherche aide-comptable… », elle était entrée dans le hangar à peine cimenté qui servait alors d’atelier. En plein travail, les mains dans la tripaille de poisson, Norbert l’avait à peine regardée : — Vous… tu connais la comptabilité ? — J’ai appris chez les sœurs, à l’école des Carmes à Pont-l’Abbé. — Mets-toi dans le bureau. Tu verras, tous les papiers sont là. Bureau ! Un réduit sombre, une pièce minable, humide et encombrée qui sentait la marée. Elle avait rangé des chemises et des dossiers, classé des factures, tapé un courrier sur la vieille machine à écrire Hermès. — Tu sais bien taper à la machine, avait apprécié Le Gall. — Je prends aussi en sténo. Il ne connaissait que de nom ces hiéroglyphes aussi incompréhensibles pour le commun des mortels que l’écriture grecque, hébraïque ou moldo-slovaque : — C’est bien. Je t’embauche. Le comptable vient cet après-midi, tu verras tout ça avec lui. Il te dira pour ta paye et t’expliquera ce qu’il y a à faire… avait-il simplement commenté. Avec Norbert la vie était toujours aussi simple : il aimait ou n’aimait pas les gens qu’il rencontrait. Ce qui devait marcher marchait. Le reste était pour lui sans intérêt. Alors, il y avait si longtemps déjà qu’Anne-Marie et Norbert formaient ce couple inséparable ! Longtemps, longtemps… le temps d’une vie.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD