Chapitre 1-2

2037 Words
Mais, elle ne peut résister longtemps à me lancer une nouvelle flèche imprégnée de curare et susurre, tout en agrippant de ses doigts crochus quelques pistaches dans le bol posé devant elle : — Alexandre aurait dû nous prévenir plus tôt qu’il voyait Philippine ce midi. Vous et moi aurions été libérées. J’avais tant de choses à faire aujourd’hui. Mon regard surpris ne lui échappe pas. — Vous n’étiez pas au courant qu’il déjeunait avec sa collaboratrice ? Ou est-ce le fait que je la connaisse qui vous étonne ? Lâche-t-elle en affichant un sourire adamantin. La tête sur le billot, je ne lui avouerais que j’ignorais l’existence de cette fille la seconde d’avant. — Vous savez qu’Alexandre n’a pas de secret pour moi. Comme il semble apprécier sa nouvelle recrue dont il me parle si souvent, j’ai insisté pour qu’il me la présente. Ils sont venus dîner à la maison l’autre jour. Philippine m’a fait la meilleure impression : aussi intelligente que ravissante. Alexandre ne tarit pas d’éloges sur elle. Il m’a semblé être plus détendu ces derniers temps, vous ne trouvez pas ? En plus, elle l’appelle déjà par son prénom ! Elle doit jubiler intérieurement et observe le solitaire rutilant à son annulaire avec un sourire satisfait, dévoilant des canines effilées de vampire. Surtout ne pas montrer qu’elle a fait mouche. Évitant de m’engluer dans sa toile d’araignée, je décide d’écarter l’escarmouche : — Oui, bien sûr, je suis au courant, mais je ne la connais pas encore. Vous préférez un vin de Loire ou un Rosé de Provence avec le tian ? — Peu m’importe. Vous savez que j’apprécie peu le vin. Je vous trouve mauvaise mine. Alexandre s’est plaint d’être réveillé par vos rêves récurrents. Vous devriez consulter. Je connais un très bon psychologue. — Vous suivez une thérapie ? Quelle bonne idée, ne puis-je m’empêcher de répondre. — Décidément, vous êtes impossible ! Je ne parle pas de moi. Dieu merci, nous sommes équilibrés dans la famille. À cet instant, j’en viens à me demander si je tiendrai encore longtemps sans lui retourner le gratin sur la tête. Malgré moi, je jette un coup d’œil à ma montre. Mon geste ne lui échappe pas : — Seriez-vous pressée ? Un rendez-vous ? J’élude la question et lui demande pour faire diversion : — Connaîtriez-vous un certain Fiodor Kagan qui habite au Mont Saint-Martin ? Je l’ai rencontré ce matin pour la commande d’un portrait. Bien que vétuste, j’ai trouvé sa maison magnifique et le personnage vaut le détour. — Voyons, tout le monde, sauf vous apparemment, le connaît, du moins de réputation. Il se targue d’avoir des origines illustres bien qu’elles soient incertaines. Personnellement, je ne l’ai jamais rencontré, mais on dit qu’il vit sur les reliquats d’une fortune familiale et mène une existence oisive et débauchée. Je m’étonne qu’il fasse appel à vous car j’ai entendu dire que sa maison regorge de tableaux exceptionnels. J’évince la nouvelle vanne et poursuis, poussée par la curiosité. — Pourriez-vous m’en dire plus sur sa famille ? — Il paraîtrait que l’une de ses ancêtres aurait appartenu à la Cour des Tsars de Russie. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il est peu fréquentable. Aussi, je n’aimerais pas que l’on apprenne que la femme d’Alexandre le côtoie. Me voilà prévenue. Mon futur « client » est persona non grata dans le milieu bien-pensant de la bourgeoisie, ce qui m’incite davantage à accepter sa proposition. Bousculer les convenances d’Edwige n’est pas pour me déplaire. Le repas se passe, nourri de quelques autres passes d’armes échangées de part et d’autre. Edwige s’en lasse la première, l’âge sans doute. Après avoir avalé son café et s’être délicatement essuyé la commissure des lèvres, elle prétexte un rendez-vous pour lever la séance. Enfin libérée de sa présence toxique, je me permets de déposer les armes. Gaspard réapparaît comme par magie. Ce sage pressent la malveillance et je me fie à son instinct animal. Mais cette peste a réussi à me plomber le moral. En quête de dérivatif, je sors de ma poche la carte de visite de Fiodor et décide de l’appeler. Son répondeur annonce laconiquement : « Merci de rappeler plus tard, si vous y tenez vraiment ». Ravalant ma déception, je lui laisse un message : « Alma Gartzès. J’accepte votre proposition. Rappelez-moi pour convenir d’un rendez-vous ». Avant de raccrocher, je rajoute, en le regrettant aussitôt : « Le plus tôt sera le mieux. ». Je passerai l’après-midi à peindre, jusqu’à ce que l’ombre du crépuscule se glisse dans l’atelier. Avec le chien pour seul compagnon, je m’abreuverai de vin et d’un roman et, comme souvent, me coucherai tard et seule, en redoutant le sommeil peuplé de rêves glauques dans lesquels je m’engloutirai. * 3 mai Pour une fois ce matin, Alex et moi avons pris le petit déjeuner ensemble. Il affichait sa mine des mauvais jours et n’a répondu que brièvement à mes questions, en évitant adroitement toute approche sur sa relation avec sa nouvelle conquête. Il n’a pas non plus jugé utile de me questionner sur mon emploi du temps, ce qui finalement m’arrange. Après son départ, j’ai tendu soigneusement une grande toile, avant de l’enfourner dans ma vieille Renault-Espace et ai démarré aussitôt. Fiodor m'a laissé cette nuit un message succinct, me fixant rendez-vous à onze heures. Le soleil scintille sur la ville lorsque je me gare devant sa maison. Arrivée essoufflée sur le palier, lestée de mon matériel encombrant, il m’y attend, vêtu d’un complet noir porté directement sur son torse décharné. Il n’a pas jugé utile de se raser. Une éternelle cigarette se consume au bout de ses doigts jaunis. Il semble fatigué et s’incline en m’effleurant la main de ses lèvres ourlées d’une fine moustache. Ce flegme anglais et cette allure de débauché en font décidément un personnage atypique. Dans le salon, ô merveille, un antique chevalet trône devant l’une des portes-fenêtres ouvertes sur le jardin. Un parfum de lilas embaume l’air et l’eau bout dans le samovar. Je me sens bien. J’installe la toile, déballe le matériel. Une tasse de thé russe parfumée d’agrume est déposée à mon intention sur le piano. Affalé dans le canapé, Fiodor m’observe discrètement. Malgré le peu de mots échangés, une complicité semble déjà nous unir. Tandis que je remplis l’espace vierge de la toile d’une ombre de terre de Sienne pour camper le décor, je le questionne sur le modèle à peindre. — Parlez-moi d’elle. Cela m’aidera à cerner sa personnalité. Vous avez hérité de son nez grec et de ses lèvres fines. — Je vous présente Irina Alexandrovna, Altesse et Princesse de Russie, Princesse Ioussoupov, Comtesse Soumarokoff-Elston. Elle et moi avons en commun une lointaine parenté, mais je vous en parlerai une prochaine fois. — Incroyable ! La femme du célèbre Prince Félix Ioussoupov, qui a fait partie du complot de mise à mort de Raspoutine ? lui demandai-je, incrédule. — Je vois que vous connaissez l’histoire de la Russie. — J’ai lu sa biographie. Elle est morte il n’y a pas si longtemps, non ? — En effet, à Paris en 1970. Mais je vous en dirai plus lorsque nous nous connaîtrons mieux. Je n’aime pas parler du passé, encore moins de mes origines. — Comme vous voudrez. Chaque famille recèle ses petits secrets. Mais ça m’amuserait d’en savoir plus sur la vôtre, ajoutai-je sans pudeur. Il reste muet et son regard se fait lointain. Respectant son silence, je me concentre sur l’ébauche de la silhouette de mon prestigieux modèle. Un soleil généreux s’invite dans le salon et l’air résonne des pépiements d’oiseaux. J’imagine Irina dans le parc de la Moïka, sa demeure moscovite, ou invitée à la Cour de Nicolas II. Je ne vois pas passer le temps, prise dans un état de transe créative. Les chœurs de chants liturgiques orthodoxes accompagnent mon pinceau qui balaie la toile. Fiodor m’accordera une pose royale en m’offrant une coupe de champagne. Peu prolixe, il videra la bouteille en fumant, l’esprit ailleurs. Le soleil disparaît bientôt, faisant place aux nuages sombres qui annoncent l’orage. L’obscurité soudaine sonne le glas de cette première séance. Je reviens sur terre et range à regret mes pinceaux. Je n’ai pas envie de partir. Nous n’avons échangé que peu de mots durant cette journée studieuse et Fiodor n’a montré aucune curiosité quant à mon travail. Sans doute attend-il mon départ pour y jeter un œil. Je ne peux m’empêcher de lui demander : — Me feriez-vous visiter les lieux la prochaine fois ? — Si vous voulez, mais vous risquez d’être déçue : la maison est plutôt en mauvais état, à part les quelques pièces que j’occupe. En nous quittant, nous convenons d’un nouveau rendez-vous pour le lendemain à la même heure. Dehors, le vent se lève, suivi d’une pluie violente. Alex ne dînera pas à la maison et rentrera sans doute tard. La solitude me pèse ce soir et je décide d’aller grignoter quelque chose dans une brasserie où nous avons nos habitudes. Je me gare dans une impasse au pied de la butte et m’approche de la vitrine aux lumières tamisées. Un coup d’œil avant d’entrer m’électrise. Alex est attablé, entouré de notre cercle d’amis. À ses côtés trône une jeune femme, que je devine sans nul doute être Philippine. Elle est belle et semble rayonner. Je peux presque entendre leurs rires. Je ne sais ce qui m’atteint le plus, la trahison d’Alex ou mon sentiment d’exclusion. Une colère homérique mêlée de dégoût m’envahit. Pourtant, je recule pour me fondre dans l’obscurité de la rue, engluée sous la pluie battante. Une douleur fulgurante me plie en deux et je vomis en spasmes convulsifs dans le caniveau tout proche débordant d’eau grouillante. Heureusement, personne ne m’a vue et je titube jusqu’à l’auto. Je rentrerai hagarde dans la maison lugubre et me coucherai la moelle en berne et le ventre déchiré, pelotonnée en chien de fusil dans les draps, après avoir gobé un anti-douleur assorti d’un somnifère pour oublier cette vie naufragée. Enlisée dans un sommeil comateux, je n’entendrai pas le tonnerre gronder sur la ville ni même le retour d’Alex rentré aux aurores, qui prendra des précautions inutiles pour éviter mon réveil. * 4 mai La cour de récréation résonne des cris d’enfants. Terrée dans un recoin, un chiffon bleu faisant office de doudou serré sur mon cœur, j’attends que l’on vienne me chercher. Je ne sais plus depuis combien de jours je suis ici. Sœur Agostina m’a dit tout à l’heure au réfectoire, que si je ne mangeais pas, elle me punirait. Je ne l’aime pas ni les enfants qui m’entourent. Hier, un garçon m’a mordu le bras en y laissant coller son chewing-gum. Malgré mon dégoût, j’ai retenu mes larmes. Je veux rentrer à la maison. Maman m’a promis qu’elle viendrait me chercher et je l’attends toutes les nuits mais je finis par m’endormir, puis vient un autre matin. Abuelita aussi doit m’attendre. Je vais chez elle chaque mercredi. Elle doit se demander pourquoi je ne viens plus. La cloche sonne la fin de la récré. Je dois rejoindre le rang. Me cacher ne sert à rien. On me retrouve toujours. ---- Je me sens secouée sans ménagement. Penché sur moi, Alex me regarde sans aménité et me décoche d’une voix acerbe : — Ce n’est plus possible. C’est toutes les nuits à présent que je suis réveillé par tes gémissements. Je le regarde, hébétée, mais il m’a déjà tourné le dos avec une glaçante indifférence. Mon carnet Moleskine en main, je descends et me réfugie dans la cuisine. Attablée devant un thé, j’annote fébrilement le souvenir de ce nouveau rêve qui paraissait si réel, comme un sommeil lucide. Pourtant cette fois encore, il restera inexpliqué, emprisonné derrière son rempart de mystère. Bien qu’il m’en coûte de le reconnaître, Alex a raison. Je m’enlise sans doute dans un état dépressif et il devient urgent de me faire aider. Sa voix claque soudain dans l’air et me fait sursauter. — Es-tu sourde ? Cela fait trois fois que je t’appelle. Il est là devant moi, fringant dans son nouveau costume bleu et rasé de près. Son corps empâté dégage un effluve de parfum que je ne lui connais pas. Il annonce tout de go : — Je rentrerai tard ce soir et ne m’attends pas pour déjeuner. Tu as une mine de déterrée. Je veux que tu prennes rendez-vous ce matin avec le docteur Goblin. — Ta sollicitude me touche. Dis-moi, c’était bien ta soirée hier ? — Comme d’habitude, réunion de boulot. Pourquoi cette question ? — Parce que tu avais l’air de bien t’amuser à la brasserie avec ta collaboratrice et nos amis. Comment s’appelle-t-elle déjà ? Ah oui, Philippine. Touché, il rougit tel un gamin pris sur le fait, les doigts dans le pot de confiture. — Tu m’espionnes maintenant ? C’était un dîner de travail et c’est par hasard que j’y ai rencontré la b***e. On a donc fait table commune. — Rien de plus normal. Et c’est encore avec elle que tu travailleras ce soir, je suppose ? — Où veux-tu en venir avec tes insinuations puériles ? — Je vous ai vus en passant par hasard hier soir. Philippine semble déjà bien intégrée dans notre groupe. Quand me la présentes-tu ? Car apparemment, nous faisons ménage à trois. Se drapant dans ce qui lui reste de dignité, il évince ma question, et sans même s’inquiéter de savoir ce que je faisais là, se contente de lancer : — N’oublie pas de prendre rendez-vous, ça ne peut plus durer. Déjà, il est parti, en claquant violemment la porte d’entrée. Je me demande ce qui ne peut plus durer, ma suspicion quant à sa liaison ou mes cauchemars. Comment notre couple a-t-il pu tomber dans une telle médiocrité ? Le mariage ne représente plus pour moi qu’une vie rétrécie et asphyxiante.
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