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2091 Words
1 Le ciel noir pour seul compagnon, il poussa un soupir teinté d’ennui. La navette piqua une accélération et il vit enfin se profiler les reliefs gelés de sa planète. Il était las de ces deux jours passés dans la galaxie voisine et son corps n’aspirait qu’au repos. Ce ne serait pas dans l’immédiat. La radio venait de se taire après lui avoir signifié que sa présence était requise dès qu’il aurait mis pied à terre. Il gagna la cité puis, avisant la haute tour qui abritait la zone d’atterrissage, plongea vers le sas avant de s’engouffrer dans l’immense hangar où il immobilisa l’appareil. Les lourdes portes se refermèrent et un vrombissement lui signala que les turbines évacuaient l’air glacial du dehors entré en même temps que lui. Lorsque le ronronnement s’éteignit, le personnel de service apparut pour prendre en charge la navette. Il sauta au sol et quitta les lieux, croisant les préposés à l’entretien sans leur accorder un regard. Il se dirigea alors vers les entrailles du bâtiment. Un courant d’air gelé reflua des escaliers baignés de pénombre comme le jeune soldat ouvrait la porte et s’enfonçait au cœur des ténèbres encore plus denses qui régnaient dans le secteur des geôles. Il parcourut ainsi plusieurs mètres sans qu’aucun son ne guide ses pas pour finalement s’arrêter devant une porte entrebâillée qu’il ouvrit plus largement. Vu la situation, ce silence était anormal. Les deux militaires qui lui tournaient le dos, tout comme les trois hommes enchaînés prostrés au sol, ne notèrent pas sa présence. Tous les cinq semblaient figés dans une expectative commune. Alors, échappant à l’une des pauvres carcasses malmenées, un râle brisa le silence. Ce signe de faiblesse était ce que les soldats attendaient. L’un d’eux arma son poing alors que son camarade esquissait un rictus satisfait. Le choc résonna dans la petite cellule. Encore une fois. Mais encore une fois, la réponse ne vint pas. Ils s’usaient la salive à répéter la même question depuis la veille et n’étaient pas parvenus à faire cracher aux trois prisonniers autre chose que des insultes. C’était… quoi… frustrant ? Contrariant ? Exaspérant ?... Bien plus que cela. Les opposants étaient de plus en plus nombreux, de plus en plus résistants, toujours mieux préparés à endurer la torture. Ils n’en tireraient rien. ― Mars, enfin. Entendant la voix de son camarade, le soldat se redressa, laissant sa victime s’affaler au sol. Le jeune garçon se tenait sur le pas de la porte, les yeux perdus dans le vague. Il refit surface et son regard balaya la cellule, indifférent. Puis il s’adossa au chambranle, bras croisés, prêt à assister au spectacle. En réalité un oiseau moqueur venait de lancer un trille fugace dans sa tête. Il lui chantonna que ses compatriotes étaient de piètres bourreaux alors qu’il était si facile d’extirper les mots d’une bouche en faisant mine de lui arracher la langue. Cela lui donna envie de sourire mais ses lèvres restèrent immobiles. Ce n’était pas sur ce visage-là que les Tyrréniens verraient un jour un sourire. ― Ils sont à toi, reprit le soldat. Fais-les parler rapidement. Cet interrogatoire n’a déjà que trop duré et le roi s’impatiente. Il suffisait de le dire. Ils le savaient pourtant, il ne pouvait réagir qu’à un ordre direct. L’oiseau moqueur stridula une nouvelle fois. « Piètres bourreaux, piètres bourreaux ! Ils ne possèdent pas tes arguments de poids ! » Il jaugea les trois prisonniers. Deux avaient la quarantaine passée, le visage déjà bien tuméfié. Ceux-là ne diraient pas un mot, ils se savaient déjà morts. Le troisième était plus prometteur. Une ombre de barbe conférait un air dur à ses traits mais ses yeux trahissaient son jeune âge. Peut-être saurait-il se taire en présence de ses aînés mais une fois seul… Mars choisit donc de commencer par le plus amoché. ― Votre point de chute ? lui demanda-t-il d’une voix atone. Ce n’était pas la première fois que les soldats ramenaient des prisonniers des colonies. Même au sein des plus soumises, il fallait toujours que quelques indomptables manigancent une révolte. Cette fois-ci, ils étaient bien plus qu’une poignée et il était grandement nécessaire de les débusquer. Méprisant, l’homme lui cracha un jet de salive ensanglanté à la figure. Les deux soldats se concertèrent du regard puis reculèrent prudemment vers le couloir. Mars s’était désintéressé de sa proie sans se formaliser de l’offense qui lui avait été faite. Il se contenta de tourner un visage de marbre vers les deux autres et leur compagnon s’embrasa comme une torche, se contorsionnant sur le sol dans un hurlement qui s’éteignit en quelques secondes. Sur le pas de la porte, les soldats se bouchèrent le nez, incommodés par l’odeur que dégageait le cadavre en feu. Mars, quant à lui, se dirigea vers le suivant. ― Votre point de chute, répéta-t-il. En même temps, son regard avait effectué un discret mouvement de va-et-vient vers le plus jeune qui perdait peu à peu ses couleurs. Il connaissait Mars de réputation. Tout comme son aîné sans doute. La rumeur disait que les Tyrréniens avaient dans leurs rangs un gamin qui leur servait d’arme vivante, capable de raser une ville entière à lui seul. Toutes les colonies en avaient entendu parler et beaucoup en avaient fait les frais. Cela dit, le contempler en face était toute autre chose. ― Nous ne survivrons pas de toute façon, répliqua l’homme. Alors fais ce que tu as à faire, soldat, et finissons-en. ― Je ne tue pas à la demande, lui susurra Mars. Du moins, pas à la tienne. Sans se départir de son indifférence, il effleura du bout des doigts la main déjà meurtrie enserrée dans son bracelet d’acier. Elle se couvrit immédiatement d’énormes cloques et l’homme poussa un cri douloureux qu’il ravala tant bien que mal. ― Ça brûle, l’informa le jeune garçon comme s’il était nécessaire de le préciser alors que les cloques commençaient à remonter le long du bras du prisonnier. Vous allez mourir, c’est vrai. Mais vous pouvez mourir tout de suite et en un instant, ou subir cela pendant des heures, des jours… Les cloques avaient envahi le cou de l’homme et commençaient à s’étaler sur son visage comme une vérole répugnante. ― Sais-tu ce qui arrive lorsqu’un œil chauffe trop ? poursuivit Mars. L’humeur vitrée se met à bouillir et il éclate. C’est, paraît-il, une effroyable douleur. Dans un gémissement, le plus jeune se tassa contre le mur, le regard vissé au visage de son camarade qui continuait de se déformer, et c’est lui qui hurla lorsque l’œil de son ami subit le sort promis. Mais Mars n’en avait pas terminé. Il s’empara de l’autre main de l’homme qui givra instantanément. Puis d’un coup de talon, il lui brisa tous les doigts sans ciller. Il contempla un instant ces phalanges répandues en miettes cristallines et, de nouveau, son regard effleura le jeune homme. Son agonie semblait encore plus insupportable que celle de son compagnon. La peur de la douleur est parfois plus persuasive que la douleur elle-même et Mars éprouvait une fois de plus ce postulat. De nouveau, il se concentra sur l’homme. Un minuscule éclair crépita dans sa main. Puis le crépitement s’intensifia alors que son bras tout entier était parcouru de petits serpents électriques qui fusèrent sur leur proie et la frappèrent dans un grésillement écœurant. L’homme se contorsionna un instant avant de retomber au sol. ― La plaine à l’ouest d’Arkana ! s’écria alors le garçon. C’est là que se cachent les rebelles, il y a un complexe souterrain ! Sa phrase s’était finie en une plainte aiguë et il éclata en sanglots. ― La ministre Kalisto Neghes, poursuivit-il dans un filet de voix pathétique. C’est elle la meneuse. Elle dirige les troupes rebelles d’Arkana. ― Kalisto n’était-elle pas favorable à notre présence sur votre planète ? s’étonna l’un des soldats. Elle a offert des hommes à notre armée en échange de notre protection contre vos ennemis, je te le rappelle. Ne nous monte pas ce plan. ― C’est la vérité ! cria le jeune garçon. Elle vous a dupés. Personne ne veut des Tyrréniens chez nous. Et elle, pas plus que les autres. En tant que ministre de la guerre, le gouvernement lui laisse tout pouvoir de décision. Je vous le jure, soupira-t-il comme s’il arrivait au bout de sa résistance, c’est la vérité. Qu’on en finisse, maintenant. Près de lui, son camarade avait cessé de respirer. Il lui lança un regard honteux mais il n’y avait plus personne pour lui faire des reproches. Il venait de trahir, et alors ? À cet instant, il ne se souvenait même plus de ce qu’il avait tant voulu défendre à ce prix. ― Il faut vérifier ses dires, entendit-il. Gardons-le en vie quelques jours encore. ― Pour quoi faire ? Je ne pense pas qu’il ait menti. Le soldat jeta un coup d’œil à Mars qui attendait, l’air absent, l’ordre suivant. ― Cette odeur de chair brûlée me retourne l’estomac, fit l’autre. Quand je pense que ces arriérés en mangent à chaque repas… ― De nombreux peuples se nourrissent de viande, déclara son camarade, mais aucun à ma connaissance n’avale ses congénères. ― Quelle que soit la viande, elle a la même odeur lorsqu’elle cuit. On s’en tient là, il n’y a plus à tergiverser. Bombardons la plaine. Et il va falloir rappeler au gouvernement d’Arkana les termes de nos accords. Mars, ajouta-t-il, termine le travail. C’est avec une expression égale que ce dernier se saisit de la tête du malheureux et lui brisa la nuque d’un mouvement rapide. Puis il se redressa et se tourna vers les soldats. ― Tu crois qu’il attend une récompense ? dit l’un d’eux. ― Il n’attend rien, répondit son camarade. Il n’a rien à attendre. Il ne sait même pas ce que c’est. Il a juste besoin qu’on lui permette de quitter la pièce pour s’en aller. C’est bon, lança-t-il à Mars, beau travail. Nous nous chargeons de raser le complexe de la rébellion, tu peux disposer. Cet ordre était inutile, il avait déjà l’intention de s’en aller. Il l’aurait fait même si son supérieur n’avait rien dit. Comment pouvait-il prétendre qu’il n’attendait rien ? C’était faux. L’odeur l’incommodait, lui aussi. Il avait l’impression de la sentir pour la première fois et elle était écœurante. Il avait fait ce que l’on attendait de lui et allait partir car il n’y avait plus rien à ajouter. Le fait que l’autre ait éprouvé le besoin de lui en donner l’ordre malgré tout déclencha en lui une sensation d’agacement à laquelle il n’était pas coutumier. Qu’est-ce qui l’empêchait d’administrer un traitement similaire aux deux uniformes qui se trouvaient devant lui ? Était-ce simplement parce qu’il s’agissait de ses compatriotes ? Il avait pourtant fait subir la même chose à des Tyrréniens qui avaient enfreint leurs lois. C’était incohérent. Cela aurait dû être clair mais ça ne l’était pas. Il ne comprenait plus. Il regarda les trois corps mutilés en grande partie par ses soins. Quelques minutes avant, ils étaient en vie. Dans quelques secondes, ses concitoyens pourraient être aussi morts qu’eux. Mais quelque chose l’en empêchait. Quelque chose qui n’était vraiment pas de son fait. Et ce quelque chose lui rappela qu’il devait gagner sa navette dans les plus brefs délais. Il était attendu dans une autre colonie. Il lui restait des vies à ôter avant la fin de la journée pour atteindre son quota. Il quitta la cellule, remonta des sous-sols et émergea sous le dôme. Là, la pénombre lugubre qui régnait à l’extérieur l’attira et il s’approcha de la paroi de verre. Il y posa la main, puis le front. Et ses yeux plongèrent vers l’horizon de glace sans fin. Le regard perdu dans l’immensité du ciel sans étoiles, il contempla longtemps le paysage mort de sa planète, tableau si familier qu’il ne le voyait plus. Tyrr avait toujours été la même : désert de glace baigné d’une pénombre continuelle, planète blanche immobile dans une quasi-nuit. Elle revendiquait pourtant, aux tréfonds des plus anciennes légendes, son appartenance aux mondes florissants de ses voisines lointaines et, comme chacun, Mars en avait entendu parler. Le premier verset d’un antique poème vint lentement effleurer sa mémoire. Les mots se mirent à danser, aussi clairs que s’il les avait relus la veille, et il ne put empêcher ses pensées d’en dévider des vers « Ô toi, la regrettée, toi, Tyrr, qui fut si belle, tes lacs et tes rivières à jamais envolés, à jamais dévorés par la glace mortelle, ont laissé sur ta chair ces éternelles plaies. Alors que je me flatte d’en relater l’histoire, je ne suis qu’un déchet qui survit sous la terre. Privé de ta bonté et loin de ta lumière, ton ventre pollué m’a affublé de tares. Mon corps froid désormais, mon esprit qui s’égare, ma peau dénaturée qu’aucun reflet ne pare, me voici prisonnier et accablé de peines. Car voilà, les années, les siècles écoulés, les millénaires peut-être, ont torturé nos gènes et modifié notre être. Je n’ai plus, de ton peuple, la gloire souveraine. Je n’ai en héritage que ma geôle de pierre, que les maux du passé et de vaines chimères. Ô Tyrr, la dévastée, mer de glaces profondes, me voilà à jamais esclave de ton monde ». Le poème se poursuivait sur le même ton jusqu’à la fin de l’ouvrage. Le seul et unique livre qui relatait le passé de Tyrr, la plume d’un authentique témoin d’une époque depuis longtemps révolue. Il était difficile à ingurgiter, lourd de lamentations et de doléances. Il fallait passer outre l’auto-apitoiement de son auteur anonyme pour mettre le doigt sur les quelques points importants qu’il contenait, notamment la certitude que la science et ses prétentions ne pouvaient rien pour sauver un soleil qui s’éteignait et encore moins lutter contre le froid qui s’emparait des terres restées indemnes après qu’il ait explosé. Une leçon fort chère payée.
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