Chapitre 2
Je commence à soupçonner que ce jeune homme est atteint d’une terrible contagion. – La poésie ! S’il est infecté de cette folle maladie, il n’y a plus rien à espérer de lui pour l’avenir. Actum est 1 de lui comme homme public, s’il se jette une fois dans la rime.Ben Johnson, La Foire de Saint-Barth élemy.
M on père, généralement parlant, savait maîtriser ses passions ; il se possédait toujours, et il était rare que son mécontentement se manifestât par des paroles ; seulement son ton avait alors quelque chose de plus sec et de plus dur qu’à l’ordinaire. Jamais il n’employait les menaces ni les expressions d’un profond ressentiment. Toutes ses actions étaient uniformes, toutes étaient dictées par un esprit de système, et sa maxime était d’aller toujours droit au but sans perdre le temps en de vains discours. C’était donc avec un sourire sardonique qu’il écoutait les réponses irréfléchies que je lui faisais sur l’état du commerce en France ; et il me laissa impitoyablement m’enfoncer de plus en plus dans les mystères de l’agio, des droits et des tarifs ; mais quand il vit que je n’étais pas en état de lui expliquer l’effet que le discrédit des louis d’or avait produit sur la négociation des lettres de change, il ne put y tenir. – L’événement le plus remarquable arrivé de mon temps, s’écria mon père ), et il n’en sait pas plus là-dessus qu’un poteau sur le quai !
— M. Francis, observa Owen avec son ton timide et conciliant, ne peut avoir oublié que, par un arrêt du roi de France, en date du 1 er mai 1700, il est ordonné au porteur de se présenter dans les dix jours qui suivront l’échéance…
— M. Francis, dit mon père en l’interrompant, se rappellera bientôt tout ce que vous aurez la bonté de lui souffler. Mais, sur mon âme ! comment Dubourg a-t-il pu permettre… Dites-moi, Owen, êtes-vous content de Clément Dubourg, son neveu, qui travaille depuis très longtemps dans mes bureaux ?
— Monsieur, c’est l’un des commis les plus habiles de la maison, un jeune homme vraiment étonnant pour son âge, répondit Owen ; car la gaieté et la politesse du jeune Français l’avaient séduit.
— Oui, oui, je crois qu’il entend quelque chose, lui, aux changes. Dubourg s’est arrangé de manière que j’eusse du moins sous la main un jeune homme qui entendît mes affaires ; mais je le devine, et il s’en apercevra quand il regardera la balance de nos comptes. Owen, vous paierez à Clément ce trimestre, et vous lui direz de se tenir prêt à partir pour Bordeaux sur le vaisseau de son père.
— Renvoyer à l’instant Clément Dubourg, monsieur ! dit Owen d’une voix tremblante.
— Oui, monsieur, je le renvoie à l’instant. C’est bien assez d’avoir dans la maison un Anglais stupide pour faire à tout moment des erreurs, sans y garder encore un rusé Français qui en profite.
Quand même l’amour de la liberté et de la justice n’eût pas été gravé dans mon cœur dès ma plus tendre enfance, j’avais vécu assez longtemps sur le territoire du grand monarque pour contracter une franche aversion pour tous les actes d’autorité arbitraire ; et je ne pus m’empêcher d’intercéder en faveur du jeune homme qu’on voulait punir d’avoir acquis les connaissances que mon père regrettait de ne pas me voir posséder.
— Je vous demande pardon, monsieur, dis-je aussitôt que M. Osbaldistone eut cessé de parler ; mais il me semble que, si j’ai négligé mes études, je suis seul coupable, et qu’il n’est pas juste qu’un autre supporte une punition que j’ai méritée. Je n’ai pas à reprocher à M. Dubourg de ne m’avoir pas fourni toutes les occasions de m’instruire, quoique je n’aie pas su les mettre à profit ; et quant à M. Clément Dubourg…
— Quant à lui et quant à vous, reprit mon père, je prendrai les mesures convenables. C’est bien, Frank, de rejeter tout le blâme sur vous-même ; c’est très bien, je l’avoue. Mais je ne puis pardonner au vieux Dubourg, ajouta-t-il en regardant Owen, de s’être contenté de fournir à Frank les moyens de s’instruire sans s’être aperçu et sans m’avoir averti qu’il n’en profitait pas. Vous voyez, Owen, que Frank a du moins ces principes naturels d’équité qui doivent caractériser un marchand anglais.
— M. Francis, dit le vieux commis en inclinant un peu la tête, et en élevant légèrement la main droite, habitude qu’il avait contractée par l’usage où il était de placer sa plume derrière son oreille avant de parler ; M. Francis paraît connaître le principe fondamental de tout calcul moral, la grande règle de trois : que A fasse à B ce qu’il voudrait que B lui fit ; le produit sera une conduite honorable.
Mon père ne put s’empêcher de sourire, en voyant réduire à des formes arithmétiques cette noble morale ; mais il continua au bout d’un instant :
— Tout cela ne signifie rien, Frank, me dit-il ; vous avez dissipé votre temps comme un enfant ; à présent il faut apprendre à vivre comme un homme. Je chargerai Owen de vous mettre au fait des affaires, et j’espère que vous recouvrerez le temps perdu.
J’allais répondre ; mais Owen me regarda d’un air si suppliant et si expressif que je gardai involontairement le silence.
— À présent, dit mon père, nous allons reprendre le sujet de ma lettre du mois dernier, à laquelle vous m’avez fait une réponse qui était aussi irréfléchie que peu satisfaisante ; mais commencez par remplir votre verre, et passez la bouteille à Owen.
Le manque de courage, – d’audace, si vous voulez, ne fut jamais mon défaut. Je répondis fermement que j’étais fâché qu’il ne trouvât pas ma lettre satisfaisante, mais qu’elle était le fruit des réflexions les plus sérieuses ; que j’avais médité à plusieurs reprises et envisagé sous ses différents points de vue la proposition qu’il avait eu la bonté de me faire, et que ce n’était pas sans peine qu’il m’était impossible de l’accepter.
Mon père fixa les yeux sur moi, et les détourna au même instant. Comme il ne répondait pas, je me crus obligé de continuer, quoique avec un peu d’hésitation, et il ne m’interrompit que par des monosyllabes.
— Je sais, monsieur, qu’il n’est point d’état plus utile et plus respectable que celui de négociant, point de carrière plus honorable que celle du commerce.
— En vérité !
— Le commerce réunit les nations ; il entretient l’industrie ; il répand ses bienfaits sur tout l’univers ; il est au bien-être du monde civilisé ce que les relations journalières de la vie sont aux sociétés isolées, ou plutôt ce que l’air et la nourriture sont au corps.
— Eh bien, monsieur ?
— Et cependant, monsieur, je me trouve forcé de persister dans mon refus d’embrasser une profession que je ne me sens pas capable d’exercer.
— J’aurai soin que vous le deveniez. Vous n’êtes plus l’hôte ni l’élève de Dubourg ; Owen sera votre précepteur à l’avenir.
— Mais, mon cher père, ce n’est pas du défaut d’instruction que je me plains ; c’est uniquement de mon incapacité. Jamais je ne pourrai profiter des leçons…
— Sottises ! Avez-vous tenu votre journal, comme je vous l’avais déjà recommandé ?
— Oui, monsieur.
— Montrez-le-moi, s’il vous plaît.
Le livre que mon père me demandait était une espèce d’agenda général que j’avais tenu par son ordre, et sur lequel il m’avait recommandé de prendre des notes de tout ce que j’apprendrais d’utile dans le cours de mes études. Prévoyant qu’à mon retour il demanderait à le voir, j’avais eu soin d’y insérer tout ce qui pourrait lui plaire ; mais souvent la plume écrivait sans que la tête réfléchît ; et, comme ce livre se trouvait toujours sous ma main, j’y inscrivais aussi quelquefois des notes bien étrangères au négoce. Il fallut pourtant le remettre à mon père, et je priai le ciel avec ferveur qu’il ne tombât pas sur quelque chapitre qui eût encore augmenté son mécontentement contre moi. La figure d’Owen, qui s’était un peu allongée quand mon père m’avait demandé mon journal, reprit sa rondeur ordinaire en voyant par ma réponse que j’étais en règle : elle exprima le sourire de l’espoir lorsque j’apportai un registre qui avait toutes les apparences d’un livre de commerce, plus large que long, agrafes de cuivre, reliure en veau, bords usés ; c’était bien suffisant pour rassurer le bon commis sur le contenu, et bientôt son front rayonna de joie en entendant mon père en lire quelques pages, et faire en même temps ses remarques critiques.
— Eaux-de-vie, – barils et barriques, – tonneaux. – À Nancy, 29. – À Cognac et à La Rochelle, 27. – À Bordeaux, 32. – Fort bien, Frank ! – Droits de douanes et tonnage, voyez les tables de Saxby. – Ce n’est pas cela ; il fallait transcrire le passage en entier : cela aide à le fixer dans la mémoire – Reports, – debentur ; – plombs de la douane, – toiles, – Isingham. – Hollande. – stockfish, – titling-cropling, – lubfish 2 . – Vous auriez dû mettre que tous ces poissons doivent être compris parmi les titlings. Combien un titling a-t-il de pouces de long ?
Owen, me voyant pris, se hasarda à me souffler :
— Dix-huit pouces, mon père.
— Et un lubfish ?
— Vingt-quatre.
— Très bien ! Il est important de s’en souvenir, à cause du commerce portugais. – Mais qu’est-ce que ceci ? – Bordeaux. fond é en l’an... Ch âteau-Trompette, Palais de Galien. – Ah ! bien ! très bien encore ! Ce sont des notes historiques ; vous n’avez pas eu tort de les prendre. C’est une espèce de répertoire général, Owen, l’abrégé sommaire de toutes les transactions du jour, achats, paiements, quittances, commissions, lettres d’avis, mementos de toute espèce.
— Afin qu’ensuite ils puissent être régulièrement transcrits sur le journal et sur le grand livre de compte, répondit M. Owen : je suis charmé que M. Francis soit aussi méthodique.
Ce n’était pas sans regret que je me voyais en faveur, car je craignais que mon père n’en persistât davantage dans sa résolution de me faire entrer dans le commerce ; et, comme j’étais bien décidé à n’y jamais consentir, je commençais à regretter d’avoir été, pour me servir de l’expression de mon ami M. Owen, aussi méthodique. Mais je fus bientôt tiré d’inquiétude : une feuille de papier, couverte de ratures, tomba du livre. Mon père la ramassa, et Owen remarquait qu’il serait bon de l’attacher au registre avec un pain à cacheter, lorsque mon père l’interrompit en s’écriant : – À la m émoire d’ Édouard le prince Noir ! Qu’est-ce donc que tout ceci ? Des vers, par le ciel ! Frank, je ne vous croyais pas encore aussi fou !
Mon père, vous devez vous le rappeler, en vrai commerçant, regardait avec mépris les travaux des poètes. Comme homme pieux, et étant non-conformiste, il les trouvait aussi profanes que futiles. Avant de le condamner, rappelez-vous aussi combien de poètes, à la fin du dix-septième siècle, prostituaient leur plume, et ne scandalisaient pas moins les honnêtes gens par leur conduite que par leurs écrits. La secte dont était mon père éprouvait, ou du moins affectait l’aversion la plus prononcée pour les productions légères de la littérature ; de sorte que plusieurs causes se réunissaient pour augmenter l’impression défavorable que devait lui faire la funeste découverte de cette malheureuse pièce de vers. Quant au pauvre Owen, si la perruque courte qu’il portait alors avait pu se déboucler toute seule, et tous les cheveux qui la composaient se dresser d’horreur sur sa tête, je suis sûr que, malgré toutes les peines qu’il s’était données le matin pour la friser, la symétrie de sa coiffure eût été dérangée seulement par l’effet de son étonnement. Un déficit dans la caisse, une rature sur son journal, une erreur d’addition dans ses comptes ne l’eussent pas surpris plus désagréablement. Mon père lui lut les vers, tantôt en affectant de ne pas les comprendre, tantôt avec une emphase héroïque, toujours avec cette ironie amère qui attaque cruellement les nerfs d’un auteur.
Les échos de Fontarabie...
– Les échos de Fontarabie ! dit mon père en s’interrompant ; parlez-nous de la foire de Fontarabie, plutôt que de ses échos.