VLa Charlézenn, à l'aube blanche, a regardé partir les Rannou. Elle les a vus s'enfoncer dans l'épaisseur de la forêt, du côté de la grève. Par trois fois elle leur a crié:
—Au revoir! Au revoir! Au revoir!
Elle ne les reverra plus, et elle prolonge l'adieu. Eux, qui ne savent rien, lui répondent gaîment:
—A tantôt, petite sœur!
Entre leurs voix, elle distingue celle de Guennolé plus jeune et plus perçante. Ce Guennolé, elle s'avoue maintenant qu'elle l'aime. Qu'elle a donc bien fait de ne point le lui montrer! Du moins, il n'aura pas à pâtir à cause d'elle… Elle ne se dit pas, l'ignorante, que l'amour est chose subtile, qu'on le devine en quelque sorte à son odeur, et que c'est pour cela que Kaour, la veille, a tant pleuré.
Qu'importe, du reste! La Charlézenn va mourir.
L'exquise matinée! C'est jour de fête dans les bois du Roscoat. Il semble que la douce lumière ait pris corps, qu'elle se promène, vêtue de brume bleue, entre les arbres extasiés; et derrière elle sa chevelure s'épand en un fleuve d'or pur. Sur ses pas, une mystérieuse musique s'élève des choses. Les mousses même ont des frissons harmonieux. La brise de mai qui passe dans le creux des vieux chênes les fait vibrer puissamment comme des tuyaux d'orgue. Plus encore que d'habitude la forêt a aujourd'hui son air de grande église, imprégnée de toute espèce d'aromes et d'encens. Comme autant de nefs, les hautes avenues ouvrent des perspectives immenses où mille clartés se jouent, irradiées, semble-t-il, à travers des vitraux de nuances infinies.
....... .......... ...
Quand la Charlézenn fut demeurée toute seule, elle se sentit l'âme noyée de tristesse. C'était comme une pluie, fine, lente, continue, qui eût tombé au fond d'elle. Sa résolution si ferme en était comme détrempée. Un instant elle douta si elle aurait le courage d'aller jusqu'au bout de son devoir. La mort lui apparut soudain comme une chose beaucoup plus compliquée qu'elle ne pensait. Elle dut s'arracher avec effort à ce coin de nature sauvage où le meilleur de sa vie s'était écoulé. Des fils invisibles l'y enchaînaient. Elle s'en apercevait, maintenant qu'il fallait les rompre, les rompre un à un, non sans une douleur aiguë, comme si à chacun d'eux restait pendu un lambeau d'elle-même.
Mais, à mesure qu'elle avança dans la forêt, la sérénité lui revint. Les arbres versèrent à ses blessures un baume sacré, à son esprit une sécurité grave, profonde. Elle marcha dès lors allègrement. Elle alla à la mort, comme à une promenade.
Là-bas, dans le ravin, la rivière du Roscoat faisait son grand murmure.
—Elle me portera doucement jusqu'à la mer, se disait Gaïd Charlès, elle m'emportera endormie comme un enfant entre les bras de sa nourrice. Et, de peur que je ne me réveille, la mer, quand elle m'aura prise, me bercera d'une berceuse si longue, si longue, que jusqu'à la fin des temps je ne me réveillerai plus.
Or, comme la Charlézenn se disait cela non seulement sans amertume, mais même avec une sorte de volupté, subitement elle fit halte.
Au-dessus de sa tête, dans les branches hautes d'un énorme châtaignier, une voix de garçonnet dénicheur de nids chantait, sur un ton de mélopée, une complainte en breton où revenait sans cesse le nom de la Charlézenn.
—Hé! petit! cria la jeune fille; quelle est cette gwerze que tu chantes?
La frimousse ensoleillée du gamin se montra entre les ramures.
—D'où venez-vous donc, dit-il, que vous ne connaissez point la complainte de la Charlézenn? Il y a beau temps qu'elle court le pays!
—Descends me la chanter et, pour récompense, je te donnerai un écu.
Elle avait à peine fini de parler que le garçonnet sautait à côté d'elle, dans la mousse.
… La Charlézenn si fort sifflait
Que chêne feuillu s'effeuillait…
Il débita la gwerze d'une haleine. Marguerite l'écouta jusqu'au bout, immobile, les mains jointes. Sur ses joues, des larmes silencieuses ruisselaient. Ainsi, c'était là l'idée qu'elle allait laisser d'elle au monde!
—Sais-tu qui a fait la complainte? demanda-t-elle à l'enfant.
—On prétend que c'est Pezr Guillou, de Lok-Mikel.
Elle se rappela qu'elle avait connu ce Pezr, autrefois, sur les bancs du catéchisme. Mais que lui avait-elle donc fait pour qu'il la maltraitât si injustement? Car ce n'était qu'un tissu de menteries, cette gwerze.
Elle ne savait pas, la pauvre fille, que fabricants de complaintes et faiseurs de vers se jouent, par vocation, au milieu d'un perpétuel mensonge.
—Mais, continua le gamin, Pezr Guillou n'a pas tout dit.
—Qu'aurais-tu voulu de plus?
—Il n'a pas dit que le vieux seigneur de Keranglaz promet dix arpents de terre labourable à qui lui livrera vivante la Charlézenn… Maintenant, s'il vous plaît, donnez-moi mon écu!
C'est vrai, elle avait promis un écu à cet enfant. Où le prendre? Certes, ce n'était pas l'argent qui manquait chez les Rannou. Mais, retourner là-bas, jamais!… Il lui vint une inspiration soudaine. Après tout, qu'importait le genre de mort! Tous les chemins mènent à Dieu.
—Ce n'est pas un écu que je veux te donner, dit-elle, mais dix, vingt, soixante écus, cent peut-être. Seulement il faudra que tu m'accompagnes jusqu'au château de Keranglaz où l'on m'attend et dont le seigneur te paiera, en mon nom.
Tous deux prirent un sentier, sur la gauche, franchirent la rivière du Roscoat, sur le pont de planches, et, au bout de longues heures, se trouvèrent enfin dans la cour du manoir. En entendant aboyer les chiens de garde, Keranglaz le vieux sortit. C'était un grand vieillard, tout de noir vêtu. Depuis le trépas de son fils aîné, il n'avait pas quitté le deuil. Gaïd Charlès s'avança vers lui, tenant par la main son petit compagnon. Et, ayant fait une profonde révérence, elle parla en ces termes:
—Vous êtes noble, et par conséquent, votre parole est sûre. A combien estimez-vous dix arpents de terre labourable de votre domaine?
Keranglaz le vieux lança à la jeune fille un sombre regard.
—Je les estime à dix écus chacun, quand je les vends, à trente, quand je les donne! prononça-t-il d'une voix sourde.
—C'est donc trois cents écus que vous aurez à remettre à cet enfant. Il vous amène, vivante, la Charlézenn!
....... .......... ...
La complainte de Marguerite Charlès s'allongea plus tard de quatre vers que voici:
A Keranglaz, on la pendit…
Ce fut grand'fête en paradis.
Dieu s'en vint la quérir lui-même!
Ainsi fait-il pour ceux qu'il aime.
La Charlézenn, qui sifflait fort,
En aumône a donné sa mort…
Et, quand on la chante aujourd'hui, on ne manque jamais d'ajouter: Bénie soit-elle!
LE b****d DU ROI