Line et Marie
Line éteignit son ordinateur et rangea le stylo noir dans le tiroir du bureau. Puis, elle se leva pour prendre son manteau accroché à la patère derrière la porte. Elle jeta un coup d’œil rapide dans la pièce. Tout était en ordre. Elle descendit l’escalier menant à la réserve puis au parking extérieur. Une seule voiture était garée sur les emplacements réservés au personnel. La sienne. Elle avait choisi ce lundi, jour de fermeture du magasin pour mettre un point final à quarante-huit années de vie professionnelle.
Six mois plus tôt, le patron l’avait convoquée. Pendant plusieurs minutes, il lui avait exposé la situation difficile à laquelle l’entreprise était confrontée. La crise, la concurrence des supermarchés, le niveau de vie de plus en plus bas des ménages, les charges patronales, etc. Il n’avait pas le choix. S’il voulait rester compétitif, il devait réduire ses charges.
— Vous vous occupez de la comptabilité depuis plus de trente ans maintenant. Vous connaissez bien la situation. Vous savez que je ne peux pas faire différemment. Vous pourrez vous reposer. Vous l’avez bien mérité.
— Mais ce magasin, ce travail, c’est toute ma vie. C’est votre père qui m’avait embauchée. Je n’avais que seize ans à l’époque. Et puis, je ne suis pas fatiguée. Je peux être utile encore. Je suis seule. Que voulez-vous que je fasse à longueur de journée ?
— Voyons madame Durieux, ne me rendait pas la tâche plus difficile… Ce n’est pas de gaité de cœur, croyez le bien. Et puis que diable, vous avez soixante-cinq ans ! Vous avez droit à la retraite. Vous ne voudriez pas que je licencie des plus jeunes que vous ?
Il n’y avait plus rien à dire. Line Durieux s’était tue. Elle avait subi. Encore une fois.
Dehors, la nuit était tombée. Les rues de la petite bourgade héraultaise étaient éclairées par les décorations de Noël qui scintillaient. Des silhouettes, les bras chargés de paquets multicolores, se pressaient sur les trottoirs. Les vacances scolaires venaient de commencer. Line s’engagea dans l’avenue de Montpellier, menant à la résidence dans laquelle elle vivait depuis presque trente-cinq ans. Devant le petit immeuble, un fourgon de déménagement était garé. L’appartement faisant face au sien, sur le palier du deuxième étage, était libre depuis quelques semaines. De nouveaux locataires devaient s’installer. Elle descendit au parking en sous-sol, gara sa voiture, puis rejoignit son appartement en empruntant les escaliers. L’ascenseur devait être réquisitionné par ses nouveaux voisins. Et puis, elle le prenait rarement. Uniquement lorsqu’elle rapportait des courses. Elle n’était pas si vieille…
Elle se hâta d’entrer dans son appartement et d’en refermer la porte. Celle d’en face était grande ouverte et une voix enfantine se faisait entendre, mêlant rires et bavardage. Line ne voulait voir personne. Il serait bien temps de faire la connaissance de ses nouveaux voisins. Plus tard.
Virginie et sa fillette, Marie, emménageaient sur le même palier que Line. Elles avaient dû quitter leur petit meublé de la rue Durand que les propriétaires voulaient récupérer. Heureusement, le syndic leur avait signalé ce logement vacant, dans le même quartier. Quelle chance ! Marie n’aurait pas besoin de changer d’école. Le CE2 était une étape importante dans la scolarité. Et Marie semblait se sentir bien dans la classe de madame Brunet. Elle était gaie, enjouée, épanouie. Pour Virginie, le bonheur de sa fille passait avant toute autre considération.
Marie était arrivée par accident. Quelques années auparavant, en totale rupture avec ses parents, Virginie avait claqué la porte de la maison familiale. Elle fréquentait Thierry et Thierry ne plaisait pas à ses parents. Bohème, sans travail, vaguement musicien dans un orchestre de copains, sans ressources, le jeune homme se croyait un avenir prestigieux. Un jour, son talent serait reconnu. Un jour, des chanteurs célèbres, des stars de la variété le supplieraient de composer des musiques pour leurs albums. Un jour…
Virginie était infirmière à l’hôpital de Rennes. Pendant quatre ans, elle avait pris patience. Elle attendait que son amoureux rencontre le succès ou se décide à travailler. Elle voulait un enfant. Il le savait. Il promettait,
— Ça va marcher, c’est sûr ! Bientôt. Encore un peu de patience, ma chérie.
Un an encore s’était écoulé. Et toujours pas de succès. Ni de travail. Puis, Virginie s’était aperçue qu’elle était enceinte. Thierry n’avait plus le choix maintenant. Il allait devenir père. Il fallait qu’il assume ses responsabilités et qu’il trouve un travail. Il pourrait toujours faire de la musique, bien entendu, mais comme un loisir, pas à temps complet. Thierry n’avait pas été d’accord. Un enfant ? Il comprenait que Virginie en ait envie. Mais ce n’était pas le bon moment. Elle devait penser à lui, à sa carrière. Ils en feraient un, c’était évident. Mais plus tard. Là, maintenant, c’était trop tôt. Bien trop tôt. Il fallait qu’elle le fasse passer. Oui, oui, elle avait bien compris. C’était la seule solution. Avorter.
Virginie avait brutalement réalisé qu’elle partageait sa vie avec un égoïste. Un immature qui vivait à ses crochets depuis cinq ans et ne changerait jamais. Elle avait rassemblé ses affaires et était partie. Quelques mois auparavant, elle avait reçu une proposition de travail pour l’hôpital de Montpellier. Une amie anesthésiste avec qui elle avait travaillé et qui avait choisi de s’installer dans la région lui avait proposé de venir la rejoindre. Sophie connaissait la situation de Virginie. Elle savait que cette relation avec Thierry ne la mènerait nulle part. Elles en avaient discuté toutes les deux.
Une nouvelle vie avait commencé pour Virginie, seule tout d’abord, puis avec Marie, neuf mois plus tard. Thierry n’avait pas essayé de la revoir ni de connaître son enfant. Virginie n’avait pas cherché à reprendre contact avec ses parents. Ils l’avaient rejetée. La page était tournée.
Marie sortit de l’école en chahutant avec ses petits camarades, comme une nuée de moineaux se répandant sur le trottoir devant l’établissement scolaire. Puis, chacun de ses petits copains retrouva son parent, papa ou maman, venu le chercher. Elle se mit en route pour rentrer à l’appartement. Seule avec Virginie, elle avait très vite appris à se débrouiller. Depuis son entrée au CP, son autonomie s’était encore renforcée. Elle se rendait à l’école et en revenait toute seule, en prenant bien soin de marcher sur le trottoir et de traverser au passage piétons lorsqu’il n’y avait pas de voiture, comme sa maman le lui avait enseigné. Elle aimait bien l’école. Souvent, elle rêvassait en chemin, imaginant ce qu’elle allait faire en arrivant. D’abord, le goûter. Comme chaque jour, maman avait dû lui préparer un petit plateau, posé sur la table de la cuisine sur lequel elle allait trouver un fruit, pomme, poire ou orange, des biscuits et la bouteille de grenadine. Elle sortirait la brique de lait du réfrigérateur en se confectionnerai sa boisson préférée, lait et sirop de grenadine.
Ensuite, elle consulterait son cahier de textes afin de vérifier les leçons à apprendre pour le lendemain et se mettrait au travail. Plus tard, elle préparerait la table pour le dîner. Deux assiettes, des couverts et des verres. Maman arrivait tard cette semaine. En longeant la plage, près de son immeuble, la fillette aperçut une dame assise sur un banc. Face à la mer, enfoncée dans son manteau noir, elle regardait l’horizon, au loin. Marie reconnut leur voisine. Elle ne l’avait vue qu’une seule fois, lorsqu’elles étaient allées se présenter avec sa maman. Elle l’avait trouvée bizarre.
— Bonjour, Madame. Nous sommes vos nouvelles voisines, Marie et Virginie Renoir. Renoir, comme le peintre.
— Ah oui, très bien. Bonjour. Mais je suis pressée là. Il faut que je téléphone. Je ne peux pas vous faire entrer.
— Oui, oui. Bien sûr. Nous ne voulons pas vous déranger. Nous aurons l’occasion de nous revoir puisque nous sommes voisines. Bonne soirée, Madame Durieux.
Elles ne s’étaient plus croisées. La vieille dame semblait les éviter.
Virginie, lors d’une discussion avec madame Brunet, la maîtresse de Marie, en avait appris un peu plus sur Line Durieux.
Line Durieux et Pascaline Brunet avaient à peu près le même âge. Elles avaient fréquenté les mêmes écoles, au primaire tout d’abord, puis au collège. Ensuite, la future enseignante avait continué son cursus scolaire, lycée puis faculté, tandis que Line Durieux, qui n’éprouvait pas d’attrait pour les études, s’était orientée vers la vie active. Le sort n’avait pas été tendre avec elle.
— Elle n’a pas eu une vie très gaie. Elle a connu des malheurs. Elle s’est mariée et puis elle a eu deux enfants. Une fille, Lola et un garçon, Thibaud, deux ans plus tard. Tout semblait bien aller pour elle. Un mari charmant, des enfants tout mignons. On se fréquentait un peu à cette époque. J’étais déjà en poste dans cette école et j’ai eu ses deux gamins en CE2. Et puis, vers ses huit ans, la petite est tombée malade. Elle était fatiguée en permanence, ne mangeait plus, ne faisait plus rien à l’école. Les médecins lui ont fait faire des examens et le verdict est tombé. Leucémie. Pendant un an, Line a vécu uniquement pour sa fille. Partageant son temps entre l’hôpital pour les soins et des jeux et des promenades avec la petite. Les médecins ne lui avaient pas caché leur pessimisme. Elle voulait profiter de sa fille au maximum. Ils ont même tenté une greffe de moelle. Line était compatible. Mais cela n’a pas suffi. La fillette est morte peu après son 9e anniversaire. Cette perte a assommé Line. Pendant plus d’un an, elle n’a plus été qu’une ombre. Puis, au bout de quelques mois, elle a repris le travail. Elle s’y rendait chaque matin et revenait le soir. Elle ne faisait rien d’autre. Heureusement, son mari a pris le relais avec leur fils. Il s’est bien occupé de lui. Il a tout pris en charge. Il a bien fallu trois ans pour que les choses rentrent à peu près dans l’ordre. À partir de ce moment-là, elle s’est mise à surprotéger son fils. Il ne pouvait rien faire. Pas de sport, pas d’après-midi avec les copains. Elle avait toujours peur qu’il lui arrive quelque chose. Quand il a eu seize ans, il a pété les plombs comme on dit. Il a fait une fugue. Il ne supportait plus sa mère. Elle l’étouffait. C’est son père, encore une fois, qui a trouvé la solution. Le gamin est parti en pension à Saint Chély d’Apcher, à l’école hôtelière. Il n’est plus jamais revenu à la maison. Il n’a plus jamais voulu revoir sa mère. À la fin de ses études, il a préféré s’installer à Paris avec un copain et a trouvé du boulot là-bas. Pour Line, la perte de son fils a été une épreuve de plus. Son couple n’y a pas résisté. Son mari a fini par se lasser, lui aussi. Ils se sont séparés. Elle n’a pas cherché à le retenir. Elle n’avait plus que son travail pour la maintenir un peu en vie. Mais là, elle vient d’être mise à la retraite. Vous voyez. Son existence est digne d’un roman de Zola. Je passe la voir, de temps en temps. Pour prendre de ses nouvelles. Je force quasiment sa porte certains jours. Marie doit lui rappeler sa petite Lola. Elle aurait eu à peu près votre âge, aujourd’hui. Cela ne m’étonne pas qu’elle vous évite. Mais peut-être qu’à vous côtoyer un peu, elle finira par sortir de sa coquille ? Qui sait…
Marie n’avait pas perdu une miette de ce qu’elle avait entendu. Dans son esprit enfantin, Line était devenue l’héroïne malheureuse d’une histoire. Une sorte de Cendrillon ou de Blanche-Neige vieillissante à qui une méchante sorcière aurait jeté un sort. Elle s’était promis de l’aider. Sauf qu’elle ne savait pas comment s’y prendre. Et là, elle l’apercevait, assise sur un banc. Toute seule face à la mer. Comme perdue dans ses pensées. Sans réfléchir davantage, elle s’approcha de Line et s’installa sur le banc à côté d’elle.
— Bonjour, tu regardes la mer.
Line se tourna vers la fillette. Ses yeux embués de larmes lui donnaient un regard infiniment triste.
— Tu pleures ?
— Non, non. C’est le vent qui fait pleurer mes yeux. J’étais allée me promener, mais je pense qu’il est temps que je rentre.
Line se leva pour partir et la fillette lui emboîta le pas. Mal à l’aise, la vieille dame ne savait pas quelle contenance adopter.
— Tu rentres de l’école ? Ta maman ne vient pas te chercher ?
— Non. Elle ne peut pas. Elle finit trop tard. Mais j’ai l’habitude. Je sais me débrouiller.
Pendant le trajet, la fillette continua de parler. Elle raconta son école, ses copains, sa maîtresse.
Line écoutait sans répondre. Sur le palier du 2e étage, la vieille dame rentra chez elle en souhaitant bonsoir à la fillette.
Les jours suivants, en sortant de l’école, sur le chemin de la maison, Marie chercha des yeux, la silhouette de Line sur la plage. Mais elle ne la revit pas, assise sur le banc, face à la mer. Un soir, la fillette se décida à frapper à la porte de sa voisine.