CHAPITRE DEUX

1798 Words
CHAPITRE DEUX Alec se tenait dans la gueule du dragon et serrait l'Épée Inachevée de ses mains tremblantes, hébété, pendant que le sang du dragon lui jaillissait dessus comme une chute d'eau. Depuis les rangées de crocs acérés, chacun aussi grand que lui, il regarda vers l'extérieur et se prépara quand le dragon plongea directement sous l'océan. Il sentit son ventre lui remonter dans la gorge quand les eaux glaciales de la Baie de la Mort vinrent précipitamment à sa rencontre. Il savait que, s'il n'était pas tué par l'impact, il serait écrasé par le poids du cadavre du dragon. Encore choqué d'avoir réussi à tuer cette grande bête, Alec savait que le dragon, avec tout son poids et toute sa vitesse, coulerait jusqu'au fond de la Baie de la Mort et l'entraînerait avec lui. L'Épée Inachevée pouvait tuer un dragon mais aucune épée ne pourrait arrêter sa chute. Pire encore, les mâchoires du dragon, maintenant relâchées, se refermaient sur lui à mesure que les muscles de la mâchoire se détendaient et se refermaient en formant une cage de laquelle Alec ne pourrait jamais s'échapper. Il savait qu'il allait devoir bouger vite pour survivre. Alors que le sang lui jaillissait sur la tête depuis le palais du dragon, Alec retira l'épée et, quand les mâchoires furent presque refermées, il se prépara et bondit. Il hurla en fendant l'air glacé. Les crocs acérés du dragon lui effleurèrent le dos, lui entaillèrent la chair et, l'espace d'un instant, sa chemise s'accrocha à une des dents du dragon et il se dit qu'il n'y arriverait pas. Derrière lui, il entendit les grandes mâchoires se refermer soudainement, sentit sa chemise se déchirer, perdre un morceau — puis, finalement, il tomba en chute libre. Alec se débattit en tombant, se prépara à tomber dans les eaux noires et tourbillonnantes d'en-dessous. Soudain, on entendit un plouf et Alec fut choqué quand il plongea dans les eaux glacées, dont la température extrême lui coupa le souffle. La dernière chose qu'il vit en regardant vers le haut fut le cadavre du dragon qui plongeait près de lui, sur le point de percuter la baie. Le corps du dragon frappa la surface en produisant un fracas terrible et en envoyant d'énormes gerbes d'eau dans toutes les directions. Heureusement, il rata Alec de peu et la vague, au lieu d'écraser le jeune homme, s'étala et s'éloigna du cadavre de la bête. Elle souleva Alec de plus de six mètres avant de s'arrêter, puis, à la grande peur d'Alec, elle commença à tout aspirer autour d'elle en formant un tourbillon géant. Alec nagea de toutes ses forces pour s'éloigner mais en vain. Il eut beau essayer, la seconde d'après, il se retrouva aspiré dans le vaste tourbillon, vers les profondeurs. Alec nagea de son mieux tout en serrant encore l'épée. Il était déjà à plus de six mètres au-dessous de la surface et, malgré ses coups de pied, il s'enfonçait dans les eaux glaciales. Il donna désespérément des coups de pied pour rejoindre la surface et la lumière du soleil qui étincelait loin au-dessus, et, quand il le fit, il vit d'immenses requins se mettre à nager vers lui. Il repéra tout juste la coque du navire qui montait et descendait dans les eaux loin au-dessus de lui et comprit qu'il ne lui restait pas beaucoup de temps pour se tirer vivant de ce mauvais pas. Avec un ultime coup de pied, Alec refit finalement surface en haletant; un moment plus tard, il sentit de fortes mains le saisir. Il leva les yeux et vit Sovos le tirer brusquement pour le remonter à bord du navire et, une seconde plus tard, il se retrouva à l'air libre, serrant encore l'épée. Pourtant, il perçut un mouvement du coin de l'œil, se tourna et vit un immense requin rouge bondir hors de l'eau en lui visant la jambe. Il n'avait plus le temps. Alec sentit l'épée lui vibrer dans la main et lui dire quoi faire. Jamais il n'avait connu ce type de sensation. Il se retourna et hurla en abattant son épée des deux mains et de toutes ses forces. On entendit le son de l'acier qui tranchait la chair et, choqué, Alec regarda l'Épée Inachevée trancher l'énorme requin en deux. Les eaux rouges se remplirent rapidement de requins, qui se mirent à manger les morceaux. Un autre requin bondit pour lui attraper les pieds, mais, cette fois-ci, Alec se sentit violemment tiré vers le haut et il atterrit sur le pont en produisant un bruit sourd. Il roula et gémit, couvert de douleurs et de contusions, et respira avec difficulté bien qu'avec soulagement, épuisé, dégoulinant. Quelqu'un le recouvrit immédiatement d'une couverture. “Comme si ce n'était pas assez de tuer un dragon”, dit Sovos avec un sourire. Se tenant au-dessus d'Alec, il lui tendit une flasque de vin. Alec en prit une longue gorgée, qui lui réchauffa l'estomac. Le navire fourmillait de soldats, tous excités, en désordre. Alec n'en fut pas surpris: après tout, il était rare qu'un dragon meure d'un coup d'épée. Il regarda autour de lui et vit, sur le pont, au milieu de la foule, Merk et Lorna, visiblement sauvés des eaux. Merk lui semblait être une canaille, peut-être un assassin, alors que Lorna était d'une beauté éthérée à couper le souffle. Ils dégoulinaient tous les deux et avaient l'air hébétés et heureux d'être en vie. Alec remarqua que tous les soldats le regardaient fixement, abasourdis, et il se releva lentement, lui-même choqué en se rendant compte de ce qu'il venait d'accomplir. Les soldats regardèrent l'épée dégoulinante qu'il tenait puis le regardèrent, lui, comme s'il était un dieu. Il ne put s'empêcher de regarder l'épée lui-même, de sentir son poids dans sa main comme si c'était une créature vivante. Il contempla le mystérieux métal étincelant comme si c'était un objet étrange et qu'il revivait dans sa tête le moment où il avait frappé le dragon, le choc qu'il avait ressenti en lui trouant la chair. Il s'émerveilla de la puissance de cette arme. Peut-être encore plus que ça, Alec ne put s'empêcher de se demander qui il était. Comment se faisait-il que le simple garçon de village qu'il était puisse tuer un dragon ? Que lui réservait la destinée ? Il commençait à se dire que ce ne serait pas une destinée ordinaire. Alec entendit claquer mille mâchoires, regarda par-dessus le bastingage et vit qu'un banc de requins rouges se repaissait maintenant de l'énorme carcasse du dragon, qui flottait à la surface. Les eaux noires de la Baie de la Mort étaient maintenant rouge sang. Alec regarda la carcasse qui flottait et comprit alors que c'était lui qui avait vraiment fait ça. D'une façon ou d'une autre, il avait tué un dragon et il était le seul à l'avoir fait en Escalon. De grands hurlements remplirent le ciel. Alec leva les yeux et vit des dizaines d'autres dragons décrire des cercles au loin, cracher de grandes colonnes de flammes, assoiffés de vengeance. Tous le fixaient du regard mais certains semblaient avoir peur de l'approcher. Plusieurs d'entre eux quittèrent la meute quand ils virent que leur compagnon flottait mort dans l'eau. Cependant, d'autres hurlèrent de fureur et plongèrent directement vers lui. En les voyant s'abattre vers lui, Alec n'attendit pas. Il courut vers la poupe, bondit sur le bastingage et leur fit face. Il sentit la puissance de l'épée le traverser, l'encourager à se battre et, alors qu'il se tenait à cet endroit, il sentit en lui une nouvelle détermination inflexible. Il eut l'impression que l'épée le poussait en avant. Il ne faisait plus qu'un avec son arme. La meute de dragons descendit directement vers lui. Un énorme dragon aux yeux vert brillant les menait et hurlait tout en crachant des flammes. Alec tint l'épée haut. La vibration qu'il sentait dans sa main lui donnait du courage. Il savait que le destin même d'Escalon était en jeu. Alec ressentit un regain de courage qu'il n’avait jamais connu. Il poussa lui-même un cri de guerre et, quand il le fit, l'épée s'illumina. Un intense jet de lumière s'en échappa, s'éleva et arrêta le mur de flammes à mi-ciel. Il continua jusqu'à faire rebrousser chemin aux flammes et, quand Alec redonna un coup d'épée, le dragon hurla quand il se retrouva enfermé dans sa propre colonne de flammes. Formant une grande boule de feu, le dragon hurla et se débattit en tombant tout droit dans les eaux. Un autre dragon plongea et, une fois de plus, Alec leva l'épée, qui arrêta le mur de flammes et tua le dragon. Un autre dragon vola plus bas et, quand il le fit, il baissa les serres comme pour saisir Alec. Alec se tourna, donna un coup d'épée et fut choqué quand l'épée trancha les jambes au dragon, qui poussa un hurlement. Du même mouvement, Alec frappa à nouveau et lui blessa le flanc en y ouvrant une énorme entaille. Le dragon s'écrasa dans l'océan et, alors qu'il y battait des ailes, incapable de voler, il se fit attaquer par une masse de requins. Un autre dragon, petit et rouge, vola à basse altitude par l'autre côté, les mâchoires ouvertes en grand, et, quand il le fit, cette fois-ci, Alec permit à ses instincts de prendre le dessus et bondit en l'air. L'épée lui donna de la force et il bondit plus haut qu'il n'aurait pu l'imaginer, par-dessus la tête du dragon, pour lui atterrir sur le dos. Le dragon hurla et rua, mais Alec tint bon. Le dragon ne pouvait pas le désarçonner. Alec se sentit plus fort que le dragon et en mesure de le commander. “Dragon !” cria-t-il. “A mes ordres ! Attaque !” Le dragon fut obligé de se retourner et de s'envoler directement vers la meute d'une dizaine de dragons qui descendaient encore. Alec leur fit face sans peur et vola vers eux en tenant l'épée devant lui. Quand ils se croisèrent dans le ciel, Alec donna de nombreux coups d'épée avec une force et une vitesse qu'il ignorait posséder. Il coupa l'aile à un dragon, puis la gorge à un autre, puis en poignarda un autre au côté du cou, puis se retourna et coupa la queue à un autre. L'un après l'autre, les dragons tombèrent du ciel et s'écrasèrent dans les eaux en créant un tourbillon dans la baie d'en-dessous. Alec ne s'arrêta pas. Il attaqua la meute à plusieurs reprises, traversa les cieux dans tous les sens, sans jamais battre en retraite. Pris dans la tourmente, il remarqua tout juste le moment où, finalement, les rares dragons qui restaient se retournèrent, hurlèrent et s'enfuirent, effrayés. Alec avait peine à y croire. Des dragons. Effrayés. Alec regarda au-dessous. Il vit à quelle altitude il était, vit la Baie de la Mort qui s'étendait au-dessous de lui, vit des centaines de navires, en flammes pour la plupart, et des milliers de cadavres de trolls qui flottaient. L'Île de Knossos était elle aussi en flammes et son grand fort était en ruines. Devant lui s'étendait une scène de chaos et de destruction. Alec repéra sa flotte et fit descendre le dragon. Quand ils s'en approchèrent, Alec leva l'épée et la plongea dans le dos du dragon, qui hurla et commença à tomber. Quand ils approchèrent de l'eau, Alec bondit et atterrit dans les eaux à côté du navire. Immédiatement, on lui jeta des cordes et Alec fut hissé à bord. Quand il atterrit sur le pont, cette fois-ci, il ne frissonna pas. Il n'avait plus froid, n'était plus fatigué ni affaibli, n'avait plus peur. Au lieu de tout cela, il ressentait une force qu'il n'avait jamais connue. Il se sentait rempli de courage, de force. Il sentait qu'il venait de renaître. Il avait tué une meute de dragons. Et maintenant, plus rien ne pourrait l'arrêter en Escalon.
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