Chapitre 1-2

2084 Words
— Voilà qui est charmant ! avait-il dit en me recevant à sa table, debout, et bras presque tendus, avant de me faire asseoir. Il l’avait dit avec un air d’appuyer l'éloge, et j’en avais été satisfaite ; mais je jugeais déjà la formule un peu passe-partout. Tout en l’écoutant, je ne pouvais retenir en moi un fond de dépit parce que, s’il abondait en bonnes paroles sur l’Algérie, sur les miens, et même sur l’armée, il n’avait pas trouvé à m’adresser de louanges énergiques ni même sincères. S’il ne m’avait pas en m’accueillant, marqué de distance comme j’avais craint, déjà je trouvais qu’il manquait d’enthousiasme. J’étais entrée au Wepler dans la peau d’une vedette au Festival, j’avais attiré sur moi l’attention, et sans rien voir de précis j’avais vu, oui, j’avais vu des regards flatteurs ! J’en avais besoin ! À Alger, au temps de ma vie réussie, je m’étais contentée de mon physique et de mes coquetteries ; mais dans mes jours de malheurs, je m’étais toute endolorie. À Paris maintenant, plongée dans la mer des rivalités, je ne me contentais pas de surnager, ni même, sirène, de chanter parmi les sirènes, j’enfermais dans mon cœur, sous des airs volontiers timides, un désir de suprématie, c’est-à-dire une source d’inquiétude pour qui se voyait déjà Aphrodite sortant de l’onde. J’essayais de suivre la conversation. Édouard était entré, suivant son ancienne habitude avec moi, dans quelques détails destinés à étayer de preuves ce dont il voulait me convaincre. Je l’écoutais, je le regardais, j’appréciais qu’il me parle d’adulte à adulte, et ne ressentais pas le poids que procure une rencontre avec un importun. La conversation portait sur l’Algérie et me ramenait à ce que j’en avais vécu. S’y mêlaient tous les éléments de ma vie nouvelle qui me sollicitaient et m’aiguillonnait sans cesse. Édouard était-il un pont entre le passé et l’avenir ? Je le regardais, je lui trouvais la peau plus granuleuse qu’il n’avait eue... Et puis, il portait constamment ses lunettes, alors qu’il ne les avait mises que pour lire. Ses lèvres étaient toujours bien ourlées, mais les dents semblaient avoir grandi et jauni. Il avait vieilli. Curieusement, comme j’étais passée de l’adolescence à l’âge adulte, j’avais plus vieilli que lui, et notre différence d’âge, énorme à mes yeux, semblait être amoindrie. Ses mains restaient belles, avec une peau fine, fine, et des gestes de prélat. Nous prenions le thé… Après avoir bien parlé — je ne dirai pas prêché, qui nous ramènerait injustement deux ans plus tôt —, il me dit enfin qu’il ne fallait pas s’insurger à l’idée de l’indépendance de l’Algérie. Je sentis poindre une vive douleur que j’eus le réflexe de dissimuler. Je répondis avec détachement qu’il fallait faire confiance au Général qui souhaitait « la solution la plus française ». Le Wepler était calme, presque désert, très somnolent. Le personnel même semblait assoupi. Édouard venait de boire une gorgée. Dès qu’il m’eut entendu citer le Général, il se hâta lentement de prendre sa serviette pour s’essuyer les lèvres. Et sa lenteur s’accompagnait d’un air de se dépêcher comme pour manifester qu’il était pressé de me répondre. Je lui connaissais ces manières-là. Je les reconnus avec un certain plaisir. Il me fit enfin sa réponse : — Quelle naïveté ! s’écria-t-il à voix basse. Sa réplique creusa subitement un silence entre nous. Il dut remarquer ma surprise. Peut-être crut-il m'avoir vexée… peut-être voulut-il se faire pardonner… car, dans ce silence à peine établi, je le vis… je vis alors de mes yeux ce que je n'aurais pas pu imaginer… Je vis Édouard me prendre la main posée près de ma tasse… Il la porta à ses lèvres, la baisa à me couper le souffle… J'étais étourdie… Il avait pris ma main, l'avait portée à ses lèvres, l'avait baisée… et reposée… Et je ne rêvais pas, nous étions tous deux, au Wepler, à prendre le thé… Nous n’étions qu’au Wepler, place Clichy, et personne sans doute ne nous regardait, mais c’était la première fois de ma vie qu’on me baisait la main en public. Je fus transportée. Lorsque j’étais arrivée, Édouard m’avait embrassée sur les joues. Ce n’était rien pour moi. Il avait apaisé mes craintes les plus sensibles, il n’avait rien donné à ma secrète attente. Maintenant qu’enfin, lui, Édouard, lui mon frein, lui l’obstacle sur lequel j’avais tant buté, accomplissait, assumait cet étourdissant geste de reconnaissance, j’accédais à l’avènement de mon être réalisé. Tout ce qui s’appelle lourdeurs, malheurs de la vie (j’aurais dû en éprouver d’immenses, compte tenu de ma situation) et qui pèse, quelque frivole qu’on puisse être, tout se dissout comme par enchantement… Je fus placée dans un état d’esprit où les choses graves ne peuvent atteindre gravement… Elles devinrent vagues… et floues jusqu’à me devenir étrangères dès que je les perçus du haut de mon Olympe. À cette hauteur, on voit les hommes comme des moucherons, les plus vastes étendues s’appellent des arpents. Édouard l’enchanteur ne risquait plus de heurter ma sensibilité. — Vous êtes adorable, mon enfant, mais vous êtes naïve de vous figurer que la « solution la plus française » veuille dire « Algérie française » dans la bouche du prince de l’équivoque. Il triche !… C’est parce qu’il s’entend à tromper tout le monde qu’éclatent les drames ! Je voyais Édouard merveilleusement mondain, en lui m’apparaissait un reflet de ce Swann qu’il m’avait fait connaître par ses lectures. Je me grisais, j’avais envie de m’imprégner de ce ton détaché, de cette ironie retenue… Retrouver Édouard me paraissait plus important que de l’avoir rencontré. Maintenant seulement les mauvais souvenirs s’abolissaient, tous mes dépits, tous mes chagrins. Ma vie prenait de l’unité. Loin de penser qu’Édouard se contredisait (jadis, il s’était moqué des fiers-à-bras d’Alger qu’un peu de fermeté aurait fait céder,) je flottais dans l’impression indéfinissable que tout se résolvait dans l’amour de la France. Certes, que l’Algérie ait sa personnalité propre, cela était évident, et c’était une solution très française que de la lui reconnaître !… Grâce à la bombe atomique, je voyais déjà notre vieux rêve prendre forme. En maîtrisant toute cette force, on allait s’associer à la Tunisie : on ouvrait le golfe de Gabès jusqu’au chott Fedjedj, et, de chott en chott, on amenait la mer jusqu’à Biskra, peut-être jusqu’à Bou-Sâada, où mon arrière-grand-père italien avait construit la fontaine de la Grand-Place, où il s’était marié, où il avait eu ses enfants. Je voyais déjà toute l’intensité d’une végétation nouvelle qui se développait entre Bordj-Bou-Arrerridj et Assi-Messaoud. C’était la ruée vers le sud enfin réalisée, le bonheur pour l’empire, l’empire bientôt morcelé par la loi, l’empire enfin uni par le cœur. Il y avait en moi, à retardement, quelque chose de l’enthousiasme du 16 mai 1958 où on s’embrasse et se réconcilie sans s’occuper des tenants ni des aboutissants. Mais alors qu’un tel enthousiasme, s’il demeure, est proprement la force qui déplace les montagnes, je baignais dans une euphorie à l’opposé du délire collectif : j’étais toute à la satisfaction de moi-même. Le monde était beau, réconcilié, j’en étais la fine fleur : « une déesse sur les nues » voilà une expression retenue de nos lectures et qui me revint à ce moment-là. Il n’y avait dans cette salle nulle part de miroir où m’apercevoir en restant assise. Je n’en avais pas besoin. Je me sentais belle. J’avais la sensation physique de ma beauté, de mon rayonnement. Je sentais, je savais comment j’étais assise, comment j’étais placée, quel était mon port de tête, l’expression de mes yeux. Et le peu de moi que je voyais, mes mains, la main qu’Édouard venait de b****r, fine et soignée — oui, sans doute, fine et soignée — était digne d’un hommage ! Mon plaisir dissolvait toute idée de mère, de guerre, de pays ! Je baignais dans un éther de volupté. Je renouais avec le narcissisme ébouriffant qui ne m’avait laissé de repos que pendant ma vie paisible avec Serge. C’est une impression délicieuse que de se prendre pour le tout du monde et de croire ne le devoir qu’à ses propres succès. J’avais dix-huit ans. Pourtant, des souffrances, de dures épreuves m’avaient déjà pétrie, m’avaient donné assez d’expérience pour mieux connaître la sagesse, les dangers où conduit l’exaltation de soi, sans parler des notions de décence et de péché dont j’étais pénétrée depuis le plus jeune âge. Mais je découvrais le bonheur conquérant de vivre, et je m’y laissais aller. Par son baisemain, Édouard m’avait comblée. Pendant qu’il me parlait de politique et de guerre, je voyais le monde en rose… C’était surtout lui qui avait parlé, et je fus bien attrapée lorsqu’il me demanda si, ayant fui moi-même Alger à cause des troubles, je ne craignais pas de laisser ma mère à Bordj-Ménaïel. S’il avait su les vraies raisons de ma subite arrivée à Paris, il n’aurait pas posé sa question. Aussi ne me vexa-t-elle pas. Je répondis en soupirant, et d’un ton évasif, que maintenant elle ne risquait plus rien, car, avec la bombe atomique, le gouvernement se sentirait assez fort pour imposer une paix acceptable par tous. Édouard me fit son sourire contestataire et prit en même temps son air de pédagogue, mais rien de cela ne me déplut. Je me sentais assise au bord de la chaise, la taille étranglée, le dos bien droit, je posais. — La bombe atomique ne joue aucun rôle dans la guerre d’Algérie, hurla-t-il dans un souffle et avec le plus grand charme, elle n’y joue aucun rôle et ne prétend en jouer aucun. Elle n’en joue d’ailleurs aucun nulle part ! Ce n’est que le hochet d’un vieillard qui veut se sentir puissant, sinon l’égal de la Russie ou de l’Amérique, du moins l’égal de l’Angleterre ! Le voilà qui va recommencer de plus belle à défier tout le monde, à vouloir nous faire croire, malgré l’évidence, qu’on est une grande puissance ! Alors qu’il est tellement sage de renoncer à cette bombe inutile, de donner un exemple de pacifisme, de préparer l’unité de l’Europe en gommant au mieux ce qui la divise : les lois, l’armée, la langue, tous les préjugés, tout chauvinisme… Le visage d’Édouard s’éclaira tout à fait, comme lorsqu’il avait une pensée amusante, et qu’il se délectait par avance à l’idée d’en faire profiter la compagnie. Prolongeant mon attente, il prit sa tasse de la main droite, sa sous-tasse de la main gauche, avala une gorgée de thé, reposa le tout avec lenteur, comme d’habitude, et comme s’il disait « je me dépêche pour en finir », il fit encore mine de s’essuyer la bouche de cette serviette blanche, sèche, amidonnée. il dit enfin : — Encore qu’on puisse voir dans cette volonté de créer une armée moderne un tel gouffre financier qu’on sera obligé d’arrêter de jeter de l’argent dans le tonneau percé de l’Algérie française… si bien que — voyez comme c’est comique — la volonté de faire une armée va exiger la fin de la guerre ! Nous riions. Nous éprouvions du plaisir à nous revoir. Il n’y avait pas dans notre connivence de réel épanchement amical, mais l’humour d’Édouard , son ton détaché, son élégance, ses raffinements, sa manière obligeante d’évoquer le passé sans faire d’allusion blessante au moi que j’avais été, sa constante façon de me traiter en me faisant valoir, tout nourrissait en moi l’illusion d’être arrivée dans ce Paris de rêve que j’avais échafaudé dans mes appels à la liberté et au bonheur. Il me disait sous forme de reproche : — Je vois que vous êtes restée la même, vous me faites parler, et vous ne me dites rien de ce qu’a été votre vie depuis dix-huit mois que je ne vous ai vue, ou depuis dix jours que vous êtes arrivée ! Je n’étais pas restée muette jusqu’ici, mais Édouard m’engageait maintenant à renouer le fil, à lui expliquer comment, de la plonge du Chasse-Mouches, j’étais passée derrière le bar où j’avais même donné la réplique au patron, la « Grosse Mouche » de qui je racontais quelques anecdotes comiques. Nous riions. Je me gardais bien d’évoquer Serge, l’amour et les terreurs qu’il m’avait inspirées. Je dis avec une certaine complaisance que toute ma vie à Alger n’avait été qu’une étape vers Paris. Je ne sus pas m’en tenir là. Je dis aussi le présent et les projets : j’étais ravie de travailler chez Mme Arthur pour y apprendre mon métier, et ce n’était qu’un tremplin, l’annonce de mon entrée au Carrousel, comme me l’avaient laissé espérer monsieur Marcel, et madame Germaine, patrons des deux établissements… une ambition qu’attisait encore Marine, ma nouvelle amie, ma rivale… Je sus que j’avais trop parlé. Sans dire un mot, Édouard fit les gestes et les expressions qui montrent qu’on n’est pas peu épaté de ce qu’on entend. Une seconde, il avait eu dans les yeux un éclat d’ironie qui aurait dû me rappeler ce qu’il m’avait dit de ces milieux. J’aurais dû comprendre qu’il essaierait de me faire bifurquer de cette voie que j’étais si fière d’emprunter, de m’arracher à cet élément où je suis longtemps restée et que les honnêtes gens se plaisent à nommer la pègre. Il ne dit rien sur le moment et se contenta de généralités truffées de quelques compliments propres à me séduire. Lorsqu’il me dit qu’il avait à me féliciter d’avoir su vaincre en moi ce qu’il y avait de timoré pour oser me produire en scène, le trac m’empoigna le cœur. Il ne me lâchait pas depuis qu’on m’avait fait débuter. Édouard seul m’en avait distraite un moment. Il me dit d’un air d’entrain que nous pourrions peut-être dîner ensemble, un peu plus tard, sans nous presser… et qu’il me déposerait ensuite chez Mme Arthur, où il voulait rester en spectateur, impatient qu’il était de me voir en scène. À ces mots, je fus éperdue. Oubliant que j’étais dans un lieu public, je lui pris subitement les mains, et en le suppliant, je voulus qu’il me promette de ne pas entrer chez Mme Arthur sans quoi c’était moi qui serais incapable d’entrer en scène. Il ne s’attendait pas à tant de faiblesse si vite avouée et avec si peu de discrétion. J’avais dû me montrer sûre de moi, il ne m’avait pas imaginée aussi vulnérable. Il fut sensible à cette fragilité et me rassura de son mieux. Je ne sais quel rôle joua cette découverte dans les sentiments qu’il me manifesta par la suite, mais pendant le printemps qui arrivait, je le vis souvent : il se prétendit volontiers amoureux de moi.
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