L’enlèvement
Sophie était, au début de cette histoire, une petite fille ordinaire de 12 ans révolus, presque 13 ans en fait, car elle était une fille de l’hiver. Elle allait en classe de cinquième où elle brillait par son intelligence et son travail scolaire qui la plaçaient sans difficulté en tête de sa classe. Elle était brune aux cheveux courts, ayant opté après plusieurs essais pour une coupe en carré plongeant qui lui donnait un air à la fois décidé et sérieux. Elle adorait manger du chocolat, particulièrement du chocolat blanc, si bien qu’une amorce de petit ventre commençait à arrondir sa silhouette par ailleurs bien proportionnée. Elle était très active et sans être nerveuse, elle ne tenait pourtant pas beaucoup en place. Pour la calmer un peu et renforcer son attention et le contrôle de son corps, ses parents l’avaient inscrite au club de tir de Moulins, la ville préfecture, où elle avait rapidement brillé en tir au pistolet au point de gagner plusieurs médailles régionales et nationales.
Elle avait en effet très vite apprécié le tir sportif, discipline demandant autant de mental que de physique et dont les résultats étaient directement conditionnés aux efforts accomplis. La ville de Moulins possédait un magnifique stand de tir, le troisième de France, et l’école de tir était bien gérée. Une des particularités de Sophie était le don qu’elle possédait de pouvoir se concentrer sur son action, s’enfermant dans une bulle de concentration, toute sa volonté bandée vers le but à atteindre et elle pouvait, sans jamais se laisser distraire ou perturber, aligner les tirs dans la mouche. Ce talent de Sophie avait été repéré assez vite et elle avait pu développer ses performances au pistolet avec facilité. Elle avait aussi tâté du tir à la carabine où ses performances dépassaient là aussi nettement celles de ses petits camarades, mais elle préférait cependant les armes de poing, qui convenaient plus à son caractère décidé. La présence régulière de son portrait dans les pages sportives du journal local lui assurait une certaine notoriété qui ne dépassait cependant pas le cadre de l’arrondissement de Moulins.
Sophie était donc une pré-adolescente pas si ordinaire que ça finalement, même si son milieu de vie et ses origines étaient modestes. Nul ne pensait qu’elle pourrait avoir un destin très différent de celui de ses camarades de classe tant il est vrai que les qualités personnelles ne suffisent pas toujours à s’élever dans la société française moderne. Bien que déjà fort dégourdie, elle habitait encore bien évidemment chez ses parents, dans une petite maison avec un grand jardin, au cœur de la région du Bourbonnais, au bord du village de Souvigny, pas très loin de la ville de Moulins.
Le Bourbonnais est une région agréable et champêtre, rurale et paisible, riche et fière d’une histoire religieuse et médiévale prestigieuse, mais assoupie et un peu rétive à la modernité envahissante des grands centres urbains. Au centre de la France, c’est un rêve engourdi d’une façon de vivre ancestrale qui disparaît lentement au profit des ordinateurs et des réseaux sociaux. Moulins, la ville capitale du Bourbonnais, avec ses vestiges d’une gloire passée, comme le château de la Malcoiffée, nommé ainsi en raison de sa toiture biscornue, par le roi Louis XIV de passage dans la ville, sommeille au bord de la paisible rivière allier, qui a donné son nom au département et qui est une des rares rivières d’Europe encore entièrement sauvage. Mais cette belle endormie se réveille aujourd’hui lentement, accédant à la modernité par petites touches, embellie et rénovée quartier par quartier, se transformant mine de rien en cité moderne, sans rien perdre de son charme séculaire. C’est un peu comme si la ville, effrayée par le galop de la modernité et la révolution informatique, avait ralenti l’allure pour bien réfléchir et entamer sa métamorphose en cité moderne, digérant les nouveautés avec application pour ne pas se fourvoyer dans une boulimie de changements trop hâtifs. Ainsi menée sans précipitation, la mue de la cité pouvait se dérouler sans qu’elle n’y perde son âme pour autant, comme on pouvait malheureusement le voir sous d’autres cieux.
À Souvigny même, le prieuré au centre de la cité médiévale attache ses habitants aux racines religieuses de cette terre si chrétienne et leur rappelle quels sont leurs ancêtres et leurs traditions. Ce type de région, de canton et de village forme des petits campagnards qui ont les pieds bien ancrés sur cette glèbe bourbonnaise, même quand ils surfent sur les vagues électroniques de la toile numérique mondiale. On peut alors voir pousser de futurs paysans au bon sens traditionnel, mais aussi quelques jeunes gens qui ont les pieds sur terre et la tête dans le nuage électronique mondial, mélange étonnant permettant une ingéniosité hors normes et une inventivité inégalée.
Sophie savait ainsi manier sa tablette numérique et savait aussi débusquer les lisettes, ces petits lézards bruns qui envahissent les murets et les jardins. Elle se méfiait des frelons, des vipères et des lézards verts, qui ne lâchent leur proie que dans la mort ou si on leur apprend à voler. Elle avait pris des cours auprès de son papa, qui avait un goût prononcé pour la pédagogie aérienne quand un de ces mini-crocodiles mordait avec férocité le bâton dont il se servait avec précaution pour explorer les bords du jardin, entouré sur trois côtés par des prés peu utilisés, sinon pour le foin. Un proverbe bourbonnais dit que « là où il y a du lézard vert, il y a des vipères » et le papa de Sophie se méfiant des deux types de bestioles, préférait faire précéder ses pas dans les secteurs suspects par la pointe de son bâton. À plusieurs reprises les lézards verts agressifs avaient montré les crocs et avaient mordu férocement la badine paternelle, bien décidés à ne pas lâcher leur proie. Un mouvement vers le haut et en direction du pré voisin permettait à l’opiniâtre reptile de découvrir les joies de l’apesanteur et de se croire devenu plus léger que l’air. Sophie imaginait parfois ces aérostiers éphémères criant de joie dans le vent d’un vol jubilatoire. L’arrivée au sol devait être une cruelle déconvenue, mais comme ça se passait hors de vue de quiconque ça ne gênait personne.
Une des phrases préférées de son père, qu’il avait empruntée au folklore local et que Sophie avait bien retenue, les enfants sachant toujours mieux retenir les blagues de leurs parents que les leçons de géométrie, était « Si ça gagne pas, ça débarrasse ! » Normalement cette phrase devait être prononcée lors d’une brocante par un vendeur heureux de se débarrasser d’un objet inutile et encombrant enfin vendu, mais le père de Sophie en avait détourné l’usage à des fins humoristiques et l’utilisait très souvent dans un contexte inhabituel. Ce paternel était plus prudent avec ces dames les vipères et était peu enclin à leur donner des leçons de voltige, craignant une mauvaise manœuvre qui aurait pu aboutir à un atterrissage au mauvais endroit et à une morsure empoisonnée et fort désagréable sinon mortelle. Il les évitait donc et les laissait s’enfuir la plupart du temps, d’autant plus que cet animal fait partie des espèces protégées. Mais dans les cas, rares mais malheureusement réels, où la vipère est agressive et attaque le passant, pour des raisons qui lui sont propres et qu’elle ne se donne généralement pas la peine d’expliquer, il fallait bien se défendre. Le découpage du reptile en petits morceaux apparentés à des sushis japonais, grâce à l’action efficace et verticale d’une pelle ou d’une bêche, ou de tout autre instrument adéquat, devenait alors une malheureuse nécessité, au grand bénéfice des corbeaux du secteur. En effet, il suffisait de jeter le cadavre d’un serpent dans le pré voisin pour voir peu de temps après un noir volatile emmener la dépouille au loin dans son bec pour un vol funéraire, qui serait évidemment suivi d’un repas en la mémoire de la victime.
Les vipères étaient la terreur de Sophie, car son père lui avait rappelé avec soin le danger qu’elles représentaient pour les petites filles aux mollets si tendres, si faciles à mordre pour ces reptiles venimeux. La vipère étant un animal furtif et généralement craintif, il fallait juste éviter de glisser la main sous une souche ou un objet susceptible d’abriter les crochets rampants. Sophie avait donc pris l’habitude de ne pas explorer sans précaution n’importe quel trou et elle se méfiait des hautes herbes. Malgré l’épandage régulier d’ammoniaque aux limites du terrain, il pouvait arriver qu’un serpent plus hardi ou moins sensible à l’alcali parvienne à se faufiler et dans ce domaine mieux valait ne pas prendre de risque. En période de reproduction, les reptiles sont parfois agressifs et la jeune fille ne voulait pas susciter leur colère et subir une attaque.
Quant aux frelons, elle avait appris à les reconnaître et à ne pas les embêter, si bien qu’elle en avait finalement moins peur que ses parents, sa mère en particulier avait un jour failli subir l’assaut d’un essaim entier et en avait gardé une appréhension bien naturelle pour ces prédateurs rayés. Son père, qui craignait moins les guêpes, était également prudent avec les frelons, sachant quelles souffrances et quels dangers ces petits monstres peuvent infliger aux imprudents. La pose en été dans le jardin d’un piège à guêpes ne suffisait pas à éradiquer la menace et les abords des arbres fruitiers restaient infestés d’insectes volants et venimeux, mais jusqu’ici toute la maisonnée avait réussi à éviter la piqûre, sans doute en partie par chance, mais aussi par un comportement prudent dans ses rapports avec ces bêtes.
En dehors de ces animaux empoisonnés et agressifs, Sophie ne craignait rien dans son domaine, elle savait être la plus grosse bête de son jardin et elle était très curieuse des caractéristiques et des mœurs des bestioles qu’elle pouvait rencontrer. Elle complétait ses observations sur le terrain par des recherches sur internet, parfois aidée de sa mère ou plus rarement conseillée par son père. La vie et son combat continuel étaient un de ses sujets d’étude favoris et de la naissance à la mort, rien de biologique ne lui était indifférent. Même si ses parents ne lui conseillaient pas forcément de s’orienter sur cette voie d’étude, il était bien possible qu’un jour elle décide de poursuivre dans ce domaine. Sophie étudiait en particulier les rapports de force entre espèces et elle considérait que toute vie était basée sur ce type de rapport, y compris la vie humaine. Elle avait conclu de son étude de la vie sauvage qu’elle pouvait tuer toutes les formes de vie présente dans son jardin et qu’elle était donc la plus grande menace qui pouvait s’y trouver, ce qui la plaçait au sommet de la hiérarchie, mais également lui avait fait prendre conscience du danger qu’elle représentait pour les autres êtres vivants.
Sophie aimait beaucoup ses parents qui le lui rendaient bien, mais elle avait également une petite sœur de 9 ans, Daphné, qui était bien malade, car elle était autiste non verbale. Cette affreuse maladie, l’autisme, qui peut prendre bien des visages, était présente chez Daphné sous sa forme la plus sévère et l’empêchait de parler, si bien qu’elle ne faisait pas les choses comme tous les autres enfants de son âge. L’autisme est un handicap qui peut prendre bien des formes mais dont la caractéristique principale est l’absence de communication avec les autres. On parle d’ailleurs de troubles envahissants du spectre autistique pour décrire ce handicap, car chaque enfant qui en est atteint présente des symptômes différents. Certains autistes parlent et réussissent à s’intégrer, on parle alors d’autisme de haut niveau. Mais les autistes non verbaux, qui comme leur nom l’indique ne parlent pas, et ils sont nombreux, ont beaucoup plus de difficultés.
Daphné avait toujours une couche et n’était pas propre, elle n’allait pas faire caca et pipi aux toilettes comme tous les enfants ordinaires de son âge, mais elle faisait encore ses besoins dans sa couche. Ses parents avaient tenté à maintes reprises de la convaincre d’améliorer cet état de fait, mais rien n’y faisait et il semblait que Daphné n’était tout simplement pas encore prête pour ce changement. Rien que ce problème-là aurait déjà handicapé la scolarité de n’importe quel enfant. Mais en plus Daphné ne parlait pas et refusait la communication verbale, même si des progrès avaient été observés lors de l’année scolaire en cours. Elle répétait maintenant quelques mots et avait appris à en écrire quelques-uns, mais ce n’était pas encore la perfection loin de là. Elle avait néanmoins bien progressé grâce aux efforts de son orthophoniste et même si la route restait longue jusqu’à la conversation courante, au moins des avancées étaient régulièrement enregistrées, ce qui nourrissait l’espoir de ses parents de la voir un jour intégrer la société humaine comme n’importe quelle petite fille.