DU MÊME AUTEUR-2

2214 Words
* Dans un crissement de freins sur le gravier de l’allée, la jeune fille immobilise la petite voiture beige que sa grand-mère lui a offerte pour ses vingt ans. Elle se réjouit de revoir la vieille dame. Elle est sûre qu’elle a fleuri sa chambre et mis ses draps préférés. Elle s’est garée au pied du perron central que dessert une volée de marches circulaires. Elle attrape son sac de voyage et commence à grimper, au moment où Madeleine de Cazenove descend à sa rencontre. — Bonne-Maman ! — Ma chérie ! tu as une mine resplendissante ! fait la vieille dame en serrant sa petite-fille contre elle. — Tu exagères comme toujours ! Regarde les cernes que j’ai ! — Allons donc, tu es belle comme un cœur. Anne de Gacher n’a pas été assez rapide. Le vacarme de la hotte aspirante a masqué le bruit du moteur de voiture. C’est donc sa mère qui a accueilli Clarisse. Anne est restée en retrait, immobile en haut du perron, serrant son cardigan contre sa forte poitrine. Mais Clarisse vient d’apercevoir sa mère et se précipite vers elle. Le visage d’Anne se détend aussitôt et elle ouvre les bras à sa fille. Bras dessus bras dessous, elles rentrent alors dans la maison. Madeleine les a devancées. Elle les attend au pied du grand escalier qui dessert les étages, un sourire aux lèvres. Elle s’adresse à sa fille : — Tu ferais bien de surveiller ton risotto, Anne, il risque d’attacher… La jeune femme se raidit puis obtempère : — C’est vrai, il vaut mieux que j’aille voir. Prenant la jeune fille aux longs cheveux blonds par le coude, Madeleine de Cazenove l’entraîne vers sa chambre au deuxième étage. — J’étais sûre que ma chambre serait bien fleurie, merci Bonne-Maman ! — De rien, ma chérie. Tu veux boire ou manger quelque chose ? — Non merci. Je préfère me réserver pour le risotto de maman ! — Tu as raison. C’est moi qui lui ai soufflé de t’en préparer un…, conclut la vieille dame en ramassant un pétale tombé sur le guéridon. * Anne de Gacher entend un bruit de voiture. Elle jette un œil à la porte-fenêtre du salon. C’est Marie et Louis qui arrivent. Ils travaillent dans la société familiale dont ils ont pris les rênes il y a presque vingt ans, à la mort de Gilbert de Cazenove. Par commodité, ils sont venus s’installer à La Roseraie, distante de trois kilomètres seulement des bâtiments de l’entreprise d’import-export crée par le grand-père de Marie et Anne. Le couple Daceul et leurs deux enfants partagent avec Madeleine de Cazenove le premier étage du manoir. Chacun y a son espace bien séparé puisque les deux vastes appartements se trouvent de part et d’autre du grand escalier. Anne, Cédric et leur fille occupent une partie de l’étage du dessus. L’autre moitié est inoccupée, sauf exceptionnellement lors de grandes retrouvailles familiales. Marie et Louis entrent dans la maison, leur setter irlandais sur les talons. « Bas les pattes, Cachemire ! » fait Louis Daceul à l’adresse du chien qui lui passe entre les jambes en frétillant de joie. Mais le chien fou n’a cure de ses ordres et s’attaque à présent aux genoux de sa maîtresse. En souriant, Marie Daceul s’incline pour flatter l’encolure du chien. Puis elle se dirige vers la cuisine. Son mari, un homme grand et mince à la chevelure clairsemée, monte se rafraîchir au premier. La grande femme mince, vêtue d’un pantalon noir et d’un pull-over à col roulé également noir, laisse tomber son souple cabas de cuir sur une chaise et va soulever le couvercle de la casserole. Elle a les cheveux châtains, qu’elle porte au carré avec une raie sur le côté. Une voix enjouée la fait alors sursauter. — Je t’y prends, en train de mettre ton nez dans les casseroles ! lance la vieille dame. — Ah, c’est vous, maman, vous m’avez fait peur ! fait Marie Daceul en portant la main à son cou qu’orne un court collier de perles. — Désolée de t’avoir effrayée. C’est un risotto, précise-t-elle en montrant du doigt le plat qui mijote. C’est moi qui ai suggéré à Anne de préparer ça pour Clarisse. — C’est gentil de ta part. Surtout lorsqu’on sait que tu n’aimes pas ça. Marie Daceul a parlé sur un ton uni. Impossible pour la plus âgée de savoir le fond de sa pensée. De toute manière, Marie présente toujours une façade lisse. Même si elle est capable de coups de sang qui résonnent dans toute la maison, elle ne livre jamais ses pensées les plus intimes, ses éventuelles faiblesses. C’est d’ailleurs ce qui fait sa force, se dit la mère en regardant sa fille aînée en train de se servir un verre d’eau au robinet. Secondée par Louis, juriste de formation, Marie a repris avec efficacité l’entreprise familiale et règne avec fermeté sur les vingt salariés que compte l’affaire. Madeleine de Cazenove interrompt sa rêverie et propose : — Je pense que tu peux sonner, nous allons pouvoir passer à table. — Entendu, fait la fille en allant agiter la grosse cloche de cuivre fixée au chambranle. Le carillon retentit et peu après apparaissent Clarisse et son oncle. Comme tous les soirs, la table a été dressée par les soins d’Anne dans la salle à manger. Madeleine de Cazenove s’assoit la première, en bout de table, non sans avoir rectifié l’alignement d’un couteau. Les autres s’assoient à leur tour et déplient leur serviette sur leurs genoux. — Mais, Cédric n’est pas encore rentré ? demande Louis à sa belle-sœur. — Non, répond Anne en remuant la tête, il a dû être retardé. — Cela ne fait rien, coupe la doyenne, commençons sans lui. Anne rentre imperceptiblement les épaules et regarde son assiette. Clarisse s’écrie : — Je suis contente d’être ici, je n’en pouvais plus des quatre murs de ma chambre d’étudiante ! Et puis les partiels sont finis, une bonne chose de faite ! — Tu auras les résultats quand ? demande sa mère. — Dans deux semaines. Les derniers examens sont prévus début juin. — Et tu penses t’en être tirée ? demande la vieille dame. La jeune fille hausse les épaules : — Je n’en sais trop rien. Je n’avais pas fait d’impasse donc je n’ai pas eu de problème de connaissances. Mais je ne sais pas si j’ai bien traité les études de cas cliniques. On verra, conclut-elle fataliste. Et mes cousins, fait-elle à l’adresse de Marie Daceul, comment vont-ils ? Le visage de sa tante s’éclaire. Ses yeux bleu foncé s’illuminent : — Bien, nous leur avons parlé sur Skype hier soir. Ils ont l’air heureux de leur sort. L’université est très bien équipée et le campus digne des films américains. Ils nous ont dit que les profs étaient très à l’écoute de leurs étudiants. — Quelle chance ! s’enthousiasme la nièce en attrapant un morceau de pain dans la corbeille. On est nettement moins gâtés dans les facs françaises. Donatien et Mathilde, âgés respectivement de vingt-deux et vingt-et-un ans, ont obtenu une bourse pour aller étudier en Australie pendant un an. Le frère est en deuxième année de master en économie et sa cadette, qui a suivi la même voie, est en première année. — Et vous allez les rejoindre quand ? reprend Clarisse. — On part dans trois semaines. Les enfants nous attendent de pied ferme. — Et vous y resterez combien de temps ? — Juillet et Août. Étienne tiendra la boutique en juillet et l’entreprise ferme en août, précise Louis Daceul avec un regard oblique vers sa belle-mère. Mais l’ancienne patronne de l’entreprise ne relève pas l’allusion. En s’entendant prononcer ces derniers mots, Louis Daceul se réprimande intérieurement : pourquoi devrait-il justifier ses faits et gestes relatifs à l’entreprise ? Il en est à présent le propriétaire à part entière avec Marie. Il n’a plus de compte à rendre à personne dans cette maison. Pour cacher son trouble, il ajoute à l’adresse de sa nièce : — Ils doivent revenir début septembre. — J’ai hâte de les revoir, fait Clarisse en se levant. Je vais chercher le risotto, Bonne-Maman a soufflé l’idée à maman d’en préparer pour mon arrivée. Anne de Gacher manque s’étrangler tandis que la doyenne se rengorge, un sourire aux lèvres. La plus jeune est déjà de retour avec le plat fumant. — Tiens maman, à toi l’honneur ! lance la jeune fille en faisant fi du protocole. Mais sa grand-mère enchérit : — Bien sûr, Anne, sers-toi la première, c’est toi qui as cuisiné après tout. La bouche un peu crispée, Anne se sert avant de passer le plat à son voisin de droite. Elle n’a pris qu’une cuillerée, l’estomac soudain noué. — Tu ne prends que ça ? s’étonne Louis, qui connaît le bon appétit de sa belle-sœur. — Oui, je me resservirai après. — L’été et les maillots de bain approchent ! insinue la vieille dame du bout de la table. — Arrête Bonne-Maman, intervient Clarisse avec un regard bienveillant pour Anne, tu sais bien que maman n’est pas obsédée par sa ligne ! — Je sais, oui, réplique la plus âgée sur un ton mi-figue mi-raisin. Anne jurerait que Madeleine s’est retenue de dire que sa fille devrait précisément être un peu plus préoccupée par sa ligne. La jeune femme a une silhouette lourde, héritée de son père, tandis que son aînée est longue et fine comme sa mère qui, bien que petite, est très mince. Cependant, Anne a un visage agréable aux traits réguliers : ses joues pleines sont fermes et ses yeux gris sont empreints de douceur. Elle porte ses cheveux blond foncé, qui ne grisonnent pas encore, à hauteur d’épaules. Elle s’habille en général de jupes sous le genou et d’un twin-set dans les tons pastel. Elle se maquille légèrement et met peu de bijoux. Pour faire diversion, Louis Daceul tourne ses yeux clairs vers sa belle-sœur et lui demande : — Cédric était en rendez-vous extérieur ? — Oui, à Angers. De nouveaux clients à démarcher. — Je vois, acquiesce Louis en avalant une gorgée de cabernet italien. C’est l’aspect difficile quand on lance une entreprise. Anne opine avant d’ajouter : — Heureusement, il avait déjà un carnet d’adresses bien fourni. — C’est une chance, acquiesce à son tour Marie. La conjoncture actuelle est tellement morose. La maîtresse de maison intervient alors : — Quelle idée aussi d’avoir démissionné de son poste pour monter sa propre entreprise ! Il faut avoir les reins solides et le sens des affaires pour lancer une activité. Sentant l’atmosphère s’épaissir, Marie Daceul vole au secours de sa cadette : — Cédric est assez grand pour savoir ce qu’il a à faire, maman. Et puis il a déjà travaillé dans le commerce… — On voit ce que ça a donné, persifle la vieille dame. — Bonne-Maman, tu n’as pas le droit de dire ça, réplique alors la plus jeune de l’assemblée, la boîte qui employait papa a fait faillite, ce n’est tout de même pas de sa faute ! Amusée par la véhémence de Clarisse, Madeleine de Cazenove répond un ton en dessous : — Il n’empêche, il a toujours eu le don pour s’embarquer dans des projets branlants… Anne sent la moutarde lui monter au nez. De quel droit sa mère prend-elle ainsi la famille à témoin des difficultés de Cédric ? C’est vrai qu’il a souvent joué de malchance sur le plan professionnel. Il est sûrement trop impulsif pour bien cerner la validité de projets commerciaux mais, se défend Anne, il a toujours été honnête. Elle sent la main de Clarisse qui se pose doucement sur la sienne et elle lui sourit avec reconnaissance. Sa fille adore sa grand-mère mais elle sait comme la vieille femme peut se montrer intransigeante. Madeleine de Cazenove est une femme qui ne supporte pas l’échec. Elle n’en a d’ailleurs jamais connu. Elle s’est mariée jeune à Gilbert de Cazenove de Pradine, qui travaillait auprès de son père dans l’entreprise d’import-export créée par ce dernier. Puis, Gilbert a succédé à son père à la mort prématurée de celui-ci lors d’une chute de cheval. C’est ainsi que Madeleine et Gilbert se sont retrouvés à moins de trente ans à la tête de l’affaire familiale. Constance, la mère de Gilbert, était morte en couche à la naissance de son fils unique, si bien que le jeune couple est devenu maître à part entière de l’entreprise et du domaine. Madeleine, qui avait une formation de comptable, s’est occupée des comptes de l’entreprise jusqu’à ce que Louis Daceul et Marie reprennent l’affaire et en confient la gestion à un comptable extérieur. Anne refuse le plat que son beau-frère tend vers elle. Elle n’a plus envie de se resservir en risotto. L’injustice de sa mère lui a définitivement coupé l’appétit. Elle se souvient de ce jour d’il y a quatre ans où Cédric lui annonçait qu’il venait de se faire licencier. Le couple venait d’acheter une vieille maison en pierre que Cédric comptait retaper de ses mains. Mais soudain, ils avaient dû se rendre à l’évidence : ils ne pourraient pas payer les traites de leur maison si Cédric ne retrouvait pas rapidement un CDI. Anne avait alors décroché un emploi à temps partiel dans une petite agence de voyages. Mais bientôt, celle-ci mettait à son tour la clé sous la porte, incapable de faire face au marché du voyage sur internet. La mort dans l’âme, ils décidaient alors de remettre leur maison en vente et acceptaient avec soulagement la proposition de Madeleine de Cazenove de venir s’installer à La Roseraie. Marie et Louis y étaient déjà depuis que le couple avait repris l’affaire familiale. Les deux sœurs s’étaient ainsi retrouvées à l’âge adulte sous le toit maternel. Cédric avait repris un emploi de commercial sous-payé mais il y avait un an de cela, il avait négocié son départ avec l’idée de créer sa propre start-up. La cohabitation avec Marie et Louis se passait bien, chacun respectant l’intimité de l’autre. La seule exigence de la propriétaire du manoir avait été que toute la famille se rassemble à la même table pour le dîner et ce, chaque jour de la semaine. Comme Anne ne travaille pas, c’est tout naturellement elle qui s’occupe des repas du soir. Pour le déjeuner, chacun fait comme il veut. Les Daceul déjeunent sur le pouce au bureau. Anne prend son repas seule ou avec Cédric lorsqu’il est là, dans leur appartement. Quant à Madeleine de Cazenove, elle déjeune frugalement devant le journal de treize heures, dans le salon de télévision. Le dîner étant terminé, chacun se lève pour débarrasser son assiette. Marie et Anne s’occupent de ranger la cuisine puis tous vont vaquer à leurs occupations. Les Daceul, qui sont amoureux de la mer, vont regarder Thalassa dans leur salon. Anne et sa fille montent discuter chez elles en attendant le retour de Cédric.
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