I - La vente de charité-2

1588 Words
– Très belles, répondit-elle simplement. – Je connais les fleurs de Cannes. – Et moi aussi, monsieur, permettez-moi de vous dire que celles de Nice ne leur cèdent en rien ni comme éclat ni comme parfum. Et elle détacha d’une botte superbe une violette que David s’empressa de joindre à la rose qu’il tenait entre ses doigts. Puis il passa les deux fleurs à sa boutonnière, et, laissant tomber dans la corbeille d’Alberte un billet de cinq cents francs, il s’inclina profondément et s’éloigna. – Cinq cents francs, deux fleurs ! dit la marquise de Valroux en prenant le billet au fond de la corbeille de sa sœur ; mesdames, nous pouvons constater que l’espèce des nababs n’est pas disparue. – Certes, ce monsieur est de la famille, c’est clair, fit une grosse dame que cette riche aubaine rendait jalouse, il est jaune et laid comme un Oriental. La marquise de Valroux protesta vivement. Elle trouvait son acheteur très beau, le type un peu juif ; mais cela était fort bien porté. Mademoiselle Bellinard, qui écoutait en souriant tout ce qu’elles débitèrent là-dessus, termina le différend en disant à Alberte qui passait le billet à la caissière : – Alberte, quoi qu’il en soit, vous relevez nos affaires. Est-ce que ce généreux jeune homme vous connaît ? Est-ce que vous l’avez rencontré dans le monde ? – Non, mademoiselle, je dois le rencontrer pour la première fois, et cependant, je ne jurerais pas que je ne l’ai jamais vu. Tandis que ces commentaires allaient leur train, David et M. Dragonneau traversaient rapidement les derniers salons. Dans le vestibule où se tenaient les livrées, le jeune Parisien en se couvrant dit à David : – Mon cher, vous voilà pour quelques jours une sorte de héros aux yeux de la marquise de Valroux. Mais votre générosité me stupéfie ! Quel est donc ce mystère ? et faut-il vous compter au nombre des rivaux de Roger de Châteaugrand ? – Plaît-il ? fit David en s’arrêtant sur la première marche de l’escalier ; qui est ce monsieur ? – Un prétendant attitré à la main de mademoiselle de la Rochefaucon. – Châteaugrand ! murmura David, encore un nom surgissant du passé. Il descendit quelques marches, et prenant familièrement le bras de M. Dragonneau pour sortir du vestibule, il ajouta : – Mon cher, si vous supposez un mystère, quel qu’il soit, vous manquez de flair. C’est l’histoire la plus innocente du monde. Surtout n’allez pas la raconter et que je ne la voie pas imprimée demain. Voici le fait : Enfant, j’ai passé toute une saison à Cannes avec ma sœur Luna. La villa de mon oncle touchait à celle de la duchesse de la Rochefaucon et nous voisinions avec sa petite nièce Alberte, une échappée du collège… non… du couvent. De ces liaisons d’enfance, il ne reste rien ou presque rien pour nous autres étrangers qui avons des connaissances dans le monde entier. Mais celle-ci avait une saveur toute particulière et avait fait époque dans notre vie. Ma sœur avait même imaginé de se faire élever au couvent du Sacré-Cœur, pour l’amour de celle que l’on avait surnommée la petite duchesse. Seulement, au bout d’un an, elle en avait assez. Et vraiment j’avais absolument oublié la petite duchesse. Luna, qui n’aime guère les cellules et qui n’était restée qu’une année à ce couvent de Paris, n’a pas été plus fidèle que moi à son souvenir. Il était si bien effacé, qu’en revenant de l’Exposition, il y a deux ans, son nom n’a pas même été prononcé entre nous. Mais cette jeune fille m’a regardé par hasard en passant, et le souvenir d’Alberte de la Rochefaucon m’est aussitôt revenu. Vous avez vu comment j’ai refait connaissance. Il me fallait l’entendre parler, car sa voix d’enfant ne ressemblait déjà à aucune autre. – Ses quelques paroles ont été d’or, mon cher, elles vous ont coûté cinq cents francs. – Peuh ! dit David, qu’est-ce que cela ? D’ailleurs je vous avouerai que j’admire beaucoup les femmes françaises qui s’occupent de charité. Elles commencent ces choses alors qu’elles sont spirituelles, recherchées, jeunes et charmantes, quand nos femmes à nous ne sont occupées que de toilette et de plaisirs. Les religions me sont aussi indifférentes les unes que les autres ; mais il y aurait de l’enfantillage à nier que la religion catholique est une école de dévouement et d’abnégation tout à fait supérieure. – Il y en a qui, de ce fait très remarquable, déduisent logiquement qu’elle est la seule vraie, puisque la charité consiste plus encore dans les œuvres que dans la foi. David répondit par son geste ennuyé et dit : – Mon cher, ne soulevez pas ces questions gênantes et dites-moi où et quand je vous retrouverai. – Je suis chez moi, rue Saint-Dominique, 112, tous les jours de midi à une heure, après mon déjeuner. – Et moi, à l’hôtel Continental… Impossible de vous dire le jour et l’heure ; mais j’irai vous voir. Sur ces paroles, les deux jeunes gens se serrèrent la main. Léon Dragonneau, qui connaissait la mobilité des relations avec les étrangers, remonta la place Vendôme en se disant in petto qu’il n’était pas prêt à revoir David, et David descendit la rue Castiglione jusqu’à l’hôtel Continental. Dans la cour, il parut hésiter ; mais ses yeux s’étant arrêtés sur les portes vitrées qui lui faisaient face, il distingua un groupe de femmes qui entraient dans les salons mauresques et il prit cette direction. Son entrée fit sourire un groupe de jeunes filles qui feuilletaient d’un air désœuvré les gigantesques albums posés sur la table du milieu, et l’une d’elles, une charmante fille à la taille souple, aux cheveux d’ébène, aux yeux singulièrement fendus, mais superbes, à la bouche de corail rouge, se détacha du groupe et vint à lui, la main tendue, le sourire aux lèvres : – David, tu dînes donc avec nous ? – Si tu veux, Luna, répondit David en distribuant des poignées de main aux dames présentes et en saluant de loin deux mères assises dans des fauteuils. – Oh ! David, que tu es gentil ! Et trois ou quatre petites filles aux fourreaux de velours et aux cheveux de soie, qui avaient suivi Luna, ajoutèrent : – Oh ! monsieur David, que vous êtes gentil ! Puis toutes, sur un signe des mères qui s’étaient levées la montre à la main, se dirigèrent vers la salle à manger, suivies par de graves gentlemen qui avaient rejoint David et qui lui parlaient en anglais. – Un couvert de plus commanda une des mères en s’asseyant à une table ronde qui leur était évidemment gardée. – Madame, vous oubliez que je fais toujours mettre un couvert pour David auprès du mien, remarqua Luna avec son radieux sourire. Et elle appuya le doigt sur le rouleau de vermeil qui enserrait une serviette blanche placée sur l’assiette voisine. David la remercia du regard, et la petite colonie commença à dîner. Après la bisque d’écrevisses, arriva le champagne, que tous ces étrangers, hommes et femmes, buvaient à pleines coupes dès le commencement du repas, et David saisit un moment où l’on s’occupait d’une petite fille qui ne mangeait pas, pour dire à sa sœur : – Devine, Luna, qui je viens de rencontrer à Paris. – Je ne sais pas deviner les énigmes, répondit Luna. Et elle ajouta en se tournant vers sa voisine : – Carmen, questionnez David, s’il vous plaît. La jeune Cubaine à laquelle elle s’adressait était fort laide, mais d’une physionomie très intelligente. – Est-ce un homme, monsieur David ? demanda-t-elle. – Non, mademoiselle. – Est-ce une jeune fille ? – Oui. – De quel pays ?… Anglaise ? – Non. – Américaine ? – Non. – Algérienne ? – Non. – Espagnole ? – Non. – Parisienne ? – Oui et non. – Française, en tout cas ? – Oui. – Luna, continuez, dit-elle, je ne connais pas toutes les Françaises que vous connaissez. – Mais si, Carmen, mais si. Vous étiez avec nous quand nous sommes venus visiter l’Exposition universelle. David, dis-nous bien vite le nom de cette inconnue. – Devinez. – Est-ce une personne aimée ? redemanda Carmen. – C’est une personne très aimée. Luna, d’étonnement, laissa tomber sur son assiette l’aile de perdreau qu’elle tenait au bout de sa fourchette. – Alors, s’écria-t-elle, elle doit nous être très connue. Voyons, qui est-ce ? – Devinez. – Est-elle blonde ? reprit Carmen. – À peu près. – Est-elle grande ? – Oui. – Jolie ? – Très jolie. – Belle ? – Oui et non. – De quelle couleur sont ses yeux ? – Bleu de mer. – Porte-t-elle un nom connu ? – Son nom n’est pas vulgaire. – Quel est son petit nom ? – Ah ! vous brûlez, Carmen, je le vois bien à l’air de mon frère, s’écria Luna ; réponds vite, David. – Elle s’appelle Alberte. – Je n’en ai jamais connu, dit Carmen, en regardant Luna. Les yeux de velours de Luna s’étaient involontairement baissés. Tout à coup elle regarda son frère et s’écria : – Alberte de la Rochefaucon, la petite duchesse ? David inclina la tête en signe d’assentiment. – Oh ! je veux la revoir, s’écria ardemment Luna. Où, comment, quand l’as-tu vue ? David raconta sa visite à la vente. Sa sœur trépignait d’impatience en l’écoutant. – Et tu ne lui as pas parlé de moi, s’écria-t-elle quand il finit, tu ne t’es pas fait reconnaître ? – Ce n’était ni le lieu ni le moment. – Oh ! moi je l’aurais fait, dit Luna. Où est cette vente ? Je veux y aller. – Elle est finie, Luna, il faut chercher un autre moyen de te retrouver avec mademoiselle de la Rochefaucon. – Lequel, David ? Lequel, Carmen ? Mais à quoi bon chercher tant de détours : je me présenterai tout simplement chez elle. – Et moi, qui ne puis agir avec cette simplicité, comment ferai-je, ma sœur ? – Je lui dirai : David grille d’envie de causer avec vous du passé, permettez-lui de m’accompagner. – Tu oublies qu’il s’agit d’une Française de l’aristocratie, très vertueuse et très haute. – Cherchons un autre moyen. Dans notre colonie, il y aura bien quelqu’un qui connaîtra une de ses parentes ou une de ses intimes. Carmen tira un carnet d’ivoire de sa poche et préparant un mignon crayon de vermeil : – Je m’en charge, dit-elle, dictez-moi les noms, monsieur David. David dicta quelques noms : celui d’Alberte, celui de sa sœur, celui des autres vendeuses. – C’est bien, dit la jeune Américaine en serrant son calepin, avant deux jours j’aurai bien découvert quelqu’un de la connaissance de cette jeune fille. On était arrivé au dessert et la conversation s’engageant en espagnol devint à peu près générale, jusqu’au moment où tout le monde se leva de table. – Viens, allons à l’Opéra, on donne Faust ; viens-tu, David ? demanda Luna. David répondit qu’il était engagé et que d’ailleurs il préférait la musique d’Offenbach à celle de Gounod, et il s’éclipsa avec un jeune homme proche parent de Carmen qui venait le chercher, laissant ces dames préparer leur toilette de théâtre.
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