Le Havre, 1933

1857 Words
Le Havre, 1933Les recalés Assurer un logement décent aux prolétaires restait une priorité de la municipalité. La Société Havraise des Logements Économiques avait lancé dès 1920 à Aplemont, sur les hauteurs du Havre, un vaste programme de construction de maisonnettes en briques rouges. Une briqueterie, mise spécialement en service dans le quartier, fournissait le chantier. Paul Vivien, l’enfant de l’assistance, vivait chez les Malfray au 22 de la rue des Bleuets, dans la plus ancienne des cités-jardins, celle de Frileuse. Au 24 de la même rue, Jean Langlois habitait chez sa tante Marthe. La vieille dame portait encore le deuil de son mari, un ouvrier des Forges, mort au fond de la grande cale, écrasé par un palan. Marthe, vivait chichement des maigres revenus de sa demi-pension. Elle avait pourtant décidé d’adopter son unique neveu grâce à la prévoyance de son mari. Pendant des années, l’homme s’était porté volontaire pour les travaux de nuit afin de pouvoir régler la cotisation de son assurance décès. Marthe ayant peu confiance dans les banques dont les faillites défrayaient la chronique, préféra cacher la prime sous une pile de draps. Elle se montrait discrète sur le passé de Jean, adolescent effacé au teint pâle, nerveux, souvent terrassé par de terribles migraines. Dans la cité, chacun donnait son avis sur les origines du gamin, imaginait une histoire tragique liée à la crise économique qui touchait de plein fouet les classes populaires. Jean ne laissait personne indifférent à cause de sa bonne volonté. Rendre service à ses voisins lui paraissait naturel : faire les commissions des vieux, plumer les poulets, poser des pièges à taupes. Il éveillait la curiosité par un comportement différent de celui des autres jeunes gens de son âge. Le soir, après l’école, quand le temps le permettait, il pouvait rester jusqu’à la nuit tombée assis sur les marches de la porte d’entrée du pavillon à bâiller aux corneilles, observant les gens qui passaient dans la rue. À l’inverse il était capable de travailler comme un forcené à charrier des brouettées de terre dans son jardin pendant des heures comme si l’important pour lui n’était pas le résultat obtenu mais l’effort qu’il s’imposait. En été, les regards des jeunes mâles de la cité convergeaient vers le carré de pelouse du 26 de la rue des Bleuets quand Rachel, pendant ses rares moments de détente, prenait son bain de soleil. Elle était déjà bien faite pour une jeune fille de quinze ans. Les garçons profitaient de l’aubaine car toute l’année elle portait des vêtements qui ne laissaient rien paraître de sa morphologie, sauf quand elle jouait au football dans le champ voisin. Une courte chevelure rousse et bouclée généralement en désordre encadrait un visage agréable criblé de tâches de rousseur, illuminé par de grands yeux verts. Sa démarche nonchalante lui donnait toujours une allure décontractée mais mieux valait ne pas l’approcher de trop près car elle était toujours prête à se défendre. Faire la conversation n’était pas son fort. Elle se contentait la plupart du temps d’écouter les autres en affichant un éternel petit sourire. Secrète, introvertie, elle s’intégrait difficilement à un groupe sauf quand on venait la chercher pour jouer ailier droit les jours de match. Ses camarades se montraient bienveillants à son égard car ils appréciaient son bon cœur et connaissaient ses difficultés. Rachel Bronski, fille d’un ouvrier mécanicien juif, Léon, veuf d’origine polonaise, devait se débrouiller toute seule pour assurer le quotidien. En plus de l’école, elle s’occupait des lessives, ravaudait les vêtements, toujours à la recherche d’un petit travail afin d’améliorer l’ordinaire. Malgré la mise en service en 1928 de l’escalier roulant qui évitait aux ouvriers se déplaçant à vélo d’avoir à remonter de la ville basse par les sentes pentues ou les escaliers, le père de Rachel ne rentrait de son travail qu’à la nuit tombée. Exténué il ne lui restait plus une once d’énergie pour s’occuper de sa fille. Son maigre salaire lui permettait tout juste de payer son loyer et ses l****s de vin rouge. Encore fallait-il se nourrir. Émus par le dénuement des Bronski certains membres du foyer de la Transat prodiguaient à la famille une aide discrète bien que Léon ne fasse pas partie du personnel de la compagnie. Les trois voisins Paul, Jean et Rachel se croisaient à l’intérieur d’un groupe d’une trentaine d’adolescents formant la b***e de la cité-jardin de Frileuse qui se mobilisait quand il s’agissait de se défendre face aux incursions des va-nu-pieds de la Pommeraie, le quartier voisin. Jusqu’au jour où deux événements marquants les rapprochèrent. Le premier événement se produisit dans leur rue. Le fils de la boulangère, tout juste âgé de cinq ans fut attaqué par un chien errant d’au moins cinquante kilos. Entendant l’enfant hurler, Jean se précipita à son secours et n’écoutant que son courage tenta de repousser l’animal. Loin de se sauver le chien lui planta ses crocs dans le bras, secouant la tête pour mieux arracher les chairs. Paul, alerté par les cris décida de s’en mêler. Il administra sans succès de grands coups de poings sur le museau de l’animal enragé. Apercevant la scène de sa fenêtre Rachel accourut armée d’un manche de pioche. Elle le tendit à Paul, puis tira le chien en arrière en le saisissant par la queue. Paul put alors asséner à l’animal un coup d’une telle violence qu’il lui défonça le crâne. Exténués, les trois jeunes gens s’assirent au milieu de la rue pour récupérer, chaleureusement félicités par tout le voisinage. Rachel et Paul ramenèrent l’enfant chez lui et aidèrent Jean, le bras en sang, à rejoindre le dispensaire du foyer de la Transat. Le deuxième événement eut lieu peu de temps après devant l’école des Dahlias, le jour où les trois adolescents vinrent consulter la liste des admis au certificat d’études. Jean portait le bras en écharpe, Paul avait une b***e Velpeau autour du poignet qu’il s’était luxé en frappant le chien. Rachel, la mine décomposée, avait passé une nuit blanche à attendre que son père daigne rentrer à la maison. Il n’y avait pas eu de miracle. Leur nom n’était pas sur la liste. Tous les trois redoublants, ils venaient d’échouer une nouvelle fois au « certif », ce qui représentait un cas unique dans les annales de l’école. Ce piètre record et le combat mené ensemble contre la bête déchaînée les incitèrent à partager leurs états d’âme sur le chemin du retour. Leur constat fut sans appel. Ils démarraient dans la vie avec un lourd handicap et devraient se débrouiller seuls, sans compter sur leur famille. Ce jour-là ils prirent la décision de s’entraider. — Un bicot, un benêt et une footballeuse, voilà le trio qu’on forme ! avait lancé Paul en éclatant de rire, sans se soucier de la correction qu’allait lui infliger le père Malfray à l’annonce du résultat. Sans le précieux sésame pas question d’être bureaucrate, ils devraient se contenter d’un boulot de manœuvre pour les garçons et de bonniche pour la fille. À la rentrée il fallut bien se débrouiller pour trouver du travail. Rachel sans y croire se présenta au grand café Le Guillaume Tell. Le patron cherchait des extras pour une soirée organisée par les anciens combattants. Il accepta de la prendre à l’essai en tant qu’aide serveuse. Les deux garçons passaient leur temps à errer sur les quais, proposant leurs services comme docker occasionnel ou manutentionnaire. Plus les mois passaient plus ils se persuadaient qu’il leur faudrait vivre en marge. Leur tendance à commettre des larcins se confirma peu à peu : vols de poules, trafic de cigarettes. Ils franchirent une étape supplémentaire au détriment du colporteur chinois. Il existait encore à l’époque de nombreux marchands ambulants, des rémouleurs, des crieurs de journaux, des vendeurs de crevettes ainsi qu’un colporteur chinois qui tirait une charrette dans laquelle étaient entassés étoffes et objets exotiques multicolores. Cette bimbeloterie avait beaucoup de succès auprès des ménagères de la cité-jardin. Elles aimaient marchander avec le Chinois, habillé pour le folklore d’une tunique en rayonne vert pomme, toujours prêt à plaisanter et à faire l’horoscope de ses clientes. Toutes rêvaient de s’offrir une de ses boîtes à secrets en bois précieux, finement travaillées, incrustées de nacre, seules pièces du stock ayant une réelle valeur. Jean et Paul avaient remarqué que le Chinois avait l’habitude, quand il faisait beau, de faire une petite sieste à l’ombre d’un platane près du fort du Mont Joly2 ; la charge était lourde et le bonhomme plus très jeune. Un samedi après-midi ensoleillé, ils attendirent que l’homme s’assoupisse, firent le tour de la charrette sur la pointe des pieds puis extirpèrent sans bruit le carton contenant les boîtes à secrets. Au même moment une camionnette Simca débâchée, pilotée par un dénommé Robert Imbert s’arrêta à leur hauteur. Paul et Jean jetèrent les colis à l’intérieur avant de sauter sur les marchepieds, adressant au Chinois des gestes peu élégants en guise d’adieux. La marchandise fut revendue un bon prix à un brocanteur véreux. Robert, le chauffeur de la Simca, ressentait une certaine sympathie envers Paul, de huit ans son cadet, le seul garçon du quartier à ne pas avoir peur de lui, à oser l’affronter verbalement, ce qui n’était pas pour lui déplaire. — T’as encore fait l’andouille Robert lui disait-il à chacune de ses frasques, T’as la tête qui penche à droite, c’est un signe. De ce côté y’t’manque un bout de cervelle ! Tu finiras au bagne, bouffé par les fourmis rouges comme Francis le cranté ! Ils éprouvaient tous les deux une trouble fascination pour les grands gangsters qui faisaient la une des journaux à sensation. Robert se contentait de grommeler, lui brandissant son poing sous le nez mais finissait toujours par revenir. Un jour Robert avait coincé une dénommée Yvette contre une palissade en la menaçant de son couteau. — Je n’arrive pas à l’approcher autrement ! avait-il bêtement dit aux flics. Elle change de trottoir à chaque fois qu’elle me voit ! Cet épisode qui lui valut un mois de cachot le classa définitivement dans la catégorie des brutes épaisses. Paul, lors d’une visite à la prison, s’était permis de le chambrer : — Yvette n’a jamais dit non à personne Robert, fais-toi d’abord réparer les « chicots », après tu lui feras un beau sourire et t’attendras ton tour. Ça t’évitera de bouffer du pain rassis dans les geôles de la rue Lesueur ! Robert avait déjà un casier judiciaire étoffé depuis longtemps ; il passait pour une fine lame dans les bistrots du quartier de l’Eure et c’était un miracle qu’il n’ait trucidé personne. Son statut de chômeur professionnel n’arrangeait pas les choses. À force de patience, le trio avait réussi à convaincre Robert d’arrêter de sortir son cran d’arrêt à la moindre contrariété, de ne plus se planquer dans les coins pour faire peur aux petites vieilles et d’éviter d’insulter les bonnes sœurs du dispensaire. Ces réflexions étaient faites par des morveux, mais Robert appréciait qu’on s’occupe de lui, qu’on lui parle sans détour. Tante Marthe possédait un jardin ouvrier au fond duquel son mari avait construit une cabane en planches assez spacieuse. Situé derrière l’ancien fort dans une zone isolée, le jardin était protégé des regards par de hautes futaies. Les trois jeunes gens avaient pris l’habitude de s’y retrouver. Rachel cultivait le potager. Jean et Paul avaient entrepris d’agrandir la cabane, de la rendre plus confortable en récupérant du mobilier. La construction du clapier et l’élevage de poules constitua l’étape suivante. Ils purent même acquérir un petit revenu par la vente des œufs, des poulets, des lapins et de leurs légumes. Ils devinrent inséparables, formèrent une sorte de famille de substitution. Robert leur rendait fréquemment visite. Bien calé sur une chaise, il roulait cigarette sur cigarette et parlait pendant des heures de son unique projet : sortir de ce merdier. 2. Le fort de Mont Joly fait partie des défenses construites sous le second Empire pour protéger Le Havre. Elles comprennent en plus le fort de Tourneville et le fort de Sainte-Adresse.
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