Chapitre III

1521 Words
Chapitre III Le lendemain je fus sur pied de bonne heure et me rendis sur la pelouse, où je trouvai miss Warrender occupée à cueillir des primevères, dont elle faisait un petit bouquet pour orner la table au déjeuner. Je fus près d’elle avant qu’elle me vît et ne pus m’empêcher d’admirer sa beauté et sa souplesse pendant qu’elle se baissait pour cueillir les fleurs. Il y avait dans le moindre de ses mouvements une grâce féline que je ne me rappelais avoir vue chez aucune femme. Je me ressouvins des paroles de Thurston au sujet de l’impression qu’elle avait produite sur le secrétaire, et je n’en fus plus surpris. En entendant mon pas, elle se redressa, et tourna vers moi sa belle et sombre figure. – Bonjour, miss Warrender, dis-je. Vous êtes matinale comme moi. – Oui, répondit-elle, j’ai toujours eu l’habitude de me lever avec le jour. – Quel tableau étrange et sauvage ! remarquai-je en promenant mon regard sur la vaste étendue des landes. Je suis un étranger comme vous-même dans ce pays. Comment le trouvez-vous ? – Je ne l’aime pas, dit-elle franchement. Je le déteste. C’est froid, terne, misérable. Regardez cela, et elle leva son bouquet de primevères, voilà ce qu’ils appellent des fleurs. Elles n’ont pas même d’odeur. – Vous avez été accoutumée à un climat plus vivant et à une végétation tropicale. – Oh ! je le vois, master Thurston vous a parlé de moi, dit-elle avec un sourire. Oui, j’ai été accoutumée à mieux que cela. Nous étions debout près l’un de l’autre, quand une ombre apparut entre nous. Me retournant, j’aperçus Copperthorne resté debout derrière nous. Il me tendit sa main maigre et blanche avec un sourire contraint. – Il semble que vous êtes déjà en état de trouver tout seul votre chemin, dit-il en portant ses regards alternativement de ma figure à celle de miss Warrender. Permettez-moi de tenir ces fleurs pour vous, Miss. – Non, merci, dit-elle d’un ton froid. J’en ai cueilli assez, et je vais entrer. Elle passa rapidement à côté de lui, et traversa la pelouse pour retourner à la maison. Copperthorne la suivit des yeux en fronçant le sourcil. – Vous êtes étudiant en médecine, master Lawrence, me dit-il, en se tournant vers moi et frappant le sol d’un pied, avec un mouvement saccadé, nerveux, tout en parlant. – Oui, je le suis. – Oh ! nous avons entendu parler de vous autres, étudiants en médecine, fit-il en élevant la voix et l’accompagnant d’un petit rire fêlé. Vous êtes de terribles gaillards, n’est-ce pas ? Nous avons entendu parler de vous. Il est inutile de vouloir vous tenir tête. – Monsieur, répondis-je, un étudiant en médecine est d’ordinaire un gentleman. – C’est tout à fait vrai, dit-il en changeant de ton. Certes, je ne voulais que plaisanter. Néanmoins je ne pus m’empêcher de remarquer que pendant tout le déjeuner, il ne cessa d’avoir les yeux fixés sur moi, tandis que miss Warrender parlait, et si je hasardais une remarque, aussitôt son regard se portait sur elle. On eût dit qu’il cherchait à deviner sur nos physionomies ce que nous pensions l’un de l’autre. Il s’intéressait évidemment plus que de raison à la belle gouvernante, et il n’était pas moins évident que ses sentiments n’étaient payés d’aucun retour. Nous eûmes ce matin-là une preuve visible de la simplicité naturelle de ces bonnes gens primitifs du Yorkshire. À ce qu’il paraît, la domestique et la cuisinière, qui couchaient dans la même chambre, furent alarmées pendant la nuit par quelque chose que leurs esprits superstitieux transformèrent en une apparition. Après le déjeuner, je tenais compagnie à l’oncle Jérémie, qui, grâce à l’aide constante de son souffleur, émettait à jet contenu des citations de poésies de la frontière écossaise, lorsqu’on frappa à la porte. La domestique entra. Elle était suivie de près par la cuisinière, personne replète mais craintive. Elles s’encourageaient, se poussaient mutuellement. Elles débitèrent leur histoire par strophe et antistrophe, comme un chœur grec, Jeanne parlant jusqu’à ce que l’haleine lui manquât, et laissant alors la parole à la cuisinière qui se voyait à son tour interrompue. Une bonne partie de ce qu’elles dirent resta à peu près inintelligible pour moi, à raison du dialecte extraordinaire qu’elles employaient, mais je pus saisir la marche générale de leur récit. Il paraît que pendant les premières heures du jour, la cuisinière avait été réveillée par quelque chose qui lui touchait la figure. Se réveillant tout à fait, elle avait vu une ombre vague debout près de son lit, et cette ombre s’était glissée sans bruit hors de la chambre. La domestique s’était éveillée au cri poussé par la cuisinière et affirmait carrément avoir vu l’apparition. On eût beau les questionner en tous sens, les raisonner, rien ne put les ébranler, et elles conclurent en donnant leurs huit jours, preuve convaincante de leur bonne foi et de leur épouvante. Elles parurent extrêmement indignées de notre scepticisme et cela finit par leur sortie bruyante, ce qui produisit de la colère chez l’oncle Jérémie, du dédain cher Copperthorne, et me divertit beaucoup. Je passai dans ma chambre presque toute ma seconde journée de visite, et j’avançai considérablement ma besogne. Le soir, John et moi, nous nous rendîmes à la garenne de lapins avec nos fusils. En revenant, je contai à John la scène absurde qu’avaient faite le matin les domestiques, mais il ne me parut pas qu’il en saisît, autant que moi, le côté grotesque. – C’est un fait, dit-il, que dans les très vieilles demeures comme celle-ci, où la charpente est vermoulue et déformée, on voit quelquefois certains phénomènes curieux qui prédisposent l’esprit à la superstition. J’ai déjà entendu, depuis que je suis ici, pendant la nuit, une ou deux choses qui auraient pu effrayer un homme nerveux et à plus forte raison une domestique ignorante. Naturellement, toutes ces histoires d’apparitions sont de pures sottises, mais une fois que l’imagination est excitée, il n’y a plus moyen de la retenir. – Qu’avez-vous donc entendu ? demandai-je, fort intéressé. – Oh ! rien qui en vaille la peine, répondit-il. Voici les bambins et miss Warrender. Il ne faut pas causer de ces choses en sa présence. Autrement elle nous donnera les huit jours, elle aussi, et ce serait une perte pour la maison. Elle était assise sur une petite barrière placée à la lisière du bois qui entoure Dunkelthwaite, les deux enfants appuyés sur elle de chaque côté, leurs mains jointes autour de ses bras, et leurs figures potelées tournées vers la sienne. C’était un joli tableau. Nous nous arrêtâmes un instant à le contempler. Mais elle nous avait entendus approcher. Elle descendit d’un bond et vint à notre rencontre, les deux petits trottinant derrière elle. – Il faut que vous m’aidiez du poids de votre autorité, dit-elle à John. Ces petits indociles aiment l’air du soir, et ne veulent pas se laisser persuader de rentrer. – Veux pas rentrer, dit le garçon d’un ton décidé. Veux entendre le reste de l’histoire. – Oui, l’histoire, zézaya la petite. – Vous saurez le reste de l’histoire demain, si vous êtes sages. Voici M. Lawrence qui est médecin. Il vous dira qu’il ne vaut rien pour les petits garçons et les petites filles de rester dehors quand la rosée tombe. – Ainsi donc vous écoutiez une histoire ? demanda John pendant que nous nous remettions en route. – Oui, une bien belle histoire, dit avec enthousiasme le bambin. Oncle Jérémie nous en dit des histoires, mais c’est en poésie, et elles ne sont pas, oh ! non, pas si jolies que les histoires de miss Warrender. Il y en a une, où il y a des éléphants. – Et des tigres, et de l’or, continua la fillette. – Oui, on fait la guerre, on se bat et le roi des Cigares… – Des Cipayes, mon ami, corrigea la gouvernante. – Et les tribus dispersées qui se reconnaissent entre elles par le moyen de signes, et l’homme qui a été tué dans la forêt. Elle sait des histoires magnifiques. Pourquoi ne lui demandez-vous pas de vous en raconter une, cousin John ? – Vraiment, miss Warrender, dit mon compagnon, vous avez piqué notre curiosité. Il faut que vous nous contiez ces merveilles. – À vous, elles paraîtraient assez sottes, répondit-elle en riant. Ce sont simplement quelques souvenirs de ma vie passée. Comme nous suivions lentement le sentier qui traverse le bois, nous vîmes Copperthorne arriver en sens opposé. – Je vous cherchais tous, dit-il en feignant maladroitement un ton jovial, je voulais vous informer qu’il est l’heure de dîner. – Nos montres nous l’ont déjà dit, répondit John d’une voix qui me parut plutôt bourrue. – Et vous avez couru le lapin ensemble, dit le secrétaire, en marchant à pas comptés près de nous. – Pas ensemble, répondis-je, nous avons rencontré miss Warrender et les enfants, en revenant. – Oh ! miss Warrender est allée à votre rencontre, quand vous reveniez, dit-il. Cette façon de retourner promptement le sens de mes paroles, et le ton narquois qu’il y mit, me vexèrent au point que j’eusse répondu par une vive riposte, si je n’avais pas été retenu par la présence de la jeune dame. Au même moment, je tournai les yeux vers la gouvernante et je vis briller dans son regard un éclair de colère à l’adresse de l’interlocuteur, ce qui me prouva qu’elle partageait mon indignation. Aussi fus-je bien surpris cette même nuit quand, vers dix heures, m’étant mis à la fenêtre de ma chambre, je les vis se promenant ensemble au clair de lune et causant avec animation. Je ne sais comment cela se fit, mais cette vue m’agita au point qu’après quelques vains efforts pour reprendre mes études, je mis mes livres de côté et renonçai au travail pour ce soir-là. Vers onze heures, je regardai de nouveau, mais ils n’étaient plus là. Bientôt après j’entendis le pas traînant de l’oncle Jérémie et le pas ferme et lourd du secrétaire, quand ils remontèrent l’escalier qui menait à leurs chambres à coucher, situées à l’étage supérieur.
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