Il avait cessé de pratiquer, depuis qu’il avait cessé d’être pur ; et il s’était laissé gagner par cette atmosphère de doute que tout artiste moderne traverse plus ou moins, avant d’en revenir au christianisme, comme à la seule source de vie intérieure, comme au seul principe de santé sociale. Mais, au moment même du doute, le muscle moral développé par la gymnastique de l’enfance et de l’adolescence continue à déployer sa force : dans cette résistance au plus pressant appel du désir physique, le neveu et l’élève de l’abbé Taconet retrouvait cette énergie à son service. Quand les douze tintements de midi eurent sonné à la pendule de la rue Coëtlogon, en même temps qu’ils sonnaient à la pendule de la rue des Dames, il se dit : « Suzanne est rentrée chez elle… Je suis sauvé. » Il ne l’était pas, et son impuissance à suivre dans sa pleine rigueur le conseil donné par Claude aurait dû lui en être la preuve. Ni ce lundi, ni les jours qui suivirent, il ne se décida nettement, bravement, à quitter cette ville où respirait cette femme, dont il se croyait, dont il se voulait délivré. Il se donnait, pour rester à Paris, toutes sortes de prétextes spécieux : « Je suis aussi loin d’elle, dans cette chambre, que je le serais à Venise ou à Rome, puisque je n’irai pas chez elle et qu’elle ne viendra pas ici… » En réalité il attendait, — il n’aurait su dire quoi. Mais il sentait que cette passion était trop ardente pour s’éteindre de la sorte. Une rencontre aurait lieu entre Suzanne et lui. Comment ? Où ? Qu’importait, elle aurait lieu. Il ne s’avouait pas cette lâche et secrète espérance. Mais elle était si bien en lui qu’il ne quittait plus son logement de la rue Coëtlogon, toujours prêt à recevoir une nouvelle lettre, à se voir l’objet d’une démarche suprême. La lettre n’arrivait pas. Aucune démarche n’était tentée, et il se mangeait le cœur. Quelquefois ce désir de se retrouver en face de Suzanne, qu’il subissait sans l’admettre, s’exaspérait au point de le jeter subitement à sa table, et là, il écrivait à l’adresse de cette infâme des pages de l’amour le plus effréné. Sa rage de jaloux se donnait carrière en des lignes folles où il l’insultait et l’idolâtrait, où il entremêlait les mots de tendresse aux paroles de haine. C’est alors que les lamentations de Claude retentissaient de nouveau dans son souvenir, et il lacérait ce papier, confident de la plainte insensée qu’il étouffait en lui. Il se couchait sur des idées de désespoir, pensant à la mort comme au seul bienfait qu’il pût désirer maintenant. Il se levait sur des idées pareilles. L’éclat du jour, si radieux dans ce renouveau de toute la nature, lui était intolérable, et le poète qui survivait en lui, malgré tout, aspirait vers cette heure du crépuscule, où la détresse de la lumière s’accorde trop bien avec la détresse intime, car, dans les ténèbres commençantes, il pouvait goûter la douceur des larmes. C’était l’heure aussi que sa pauvre sœur redoutait pour lui davantage. Ils s’étaient réconciliés dès le lendemain de leur dispute : — « Tu es fâché contre moi, toujours ? » était-elle venue lui demander, avec cette grâce dans le retour, propre à la véritable tendresse. — « Non, » avait-il répondu, « tous les torts étaient à moi ; mais je t’en conjure, si tu ne veux pas me revoir injuste et mauvais comme l’autre jour, ne me parle plus jamais de ce dont tu m’as parlé… » — « Plus jamais, » avait-elle dit, et elle tenait sa promesse. Cependant elle voyait son frère dépérir, ses joues se creuser encore, et surtout un feu sombre brûler au fond de ses yeux, qui lui faisait peur ; et c’est pour cela qu’à cette heure dangereuse de la fin du jour, elle venait s’asseoir auprès de lui. Fresneau était au Luxembourg qui promenait Constant. Elle avait trouvé un prétexte pour rester à la maison. Elle prenait la main de ce frère adoré, et cette muette caresse attendrissait l’infortuné, démesurément. Il répondait à cette étreinte, sans parler non plus. Cette détente dans une émotion plus douce durait jusqu’à la minute où l’idée de Desforges ressuscitait en lui, soudaine. Il le voyait possédant Suzanne. Il disait à Émilie : « Laisse-moi… » Elle lui obéissait dans l’espérance de l’apaiser. Elle partie, il se jetait sur le lit où Suzanne lui avait appartenu, et la jalousie lui tordait le cœur dans sa tenaille brûlante. Ah ! Quelle agonie ! Combien de jours s’étaient écoulés ainsi ? À peine sept, mais qui lui avaient paru infinis, comme sa souffrance. En regardant le calendrier, vers le matin du huitième, il vit que la fin du mois de mai approchait. Les habitudes de régularité bourgeoise qui avaient toujours présidé à sa vie le décidèrent, bien que la démarche lui fît horreur, à se rendre jusqu’à l’appartement de la rue des Dames. Il voulait régler le compte de la propriétaire et donner congé. Il choisit l’après-midi pour cette visite, afin d’être bien sûr qu’il ne rencontrerait pas Suzanne. « Comme si elle ne m’avait pas déjà oublié !… » se disait-il. Que devint-il, en trouvant, sur la table du petit salon, non seulement le mouchoir et les gants, mais un billet plié, avec cette suscription : « Pour M. d’Albert, » qu’elle avait laissé là, au cours d’une seconde visite ? Il l’ouvrit, ce billet, avec des mains si tremblantes qu’il lui fallut cinq minutes pour en lire les quelques phrases, dont plusieurs mots avaient été à demi effacés par les larmes. Je suis revenue ici, mon aimé ! C’est dans notre asile et au nom des souvenirs qui doivent s’y trouver, pour toi comme pour moi, que je te supplie encore une fois de me revoir. Dis, ne songeras-tu pas à moi, dans ce cher asile, sans ces horribles passages de haine que j’ai vus dans tes yeux ? Souviens-toi de la tendresse que je t’ai montrée ici, là où tu es en lisant ces lignes. Non ! je ne peux pas vivre si tu doutes de ce qui est la seule vérité, la seule de ma vie. Je te le répète, je ne suis ni indignée, ni froissée, je suis désespérée ; et si tu ne le sens pas, c’est que je ne peux plus rien te faire sentir, parce qu’à cette minute il n’y a dans mon âme que mon amour et ma douleur. Adieu, mon aimé !… Que de fois je t’ai dit ces mots sur le pas de cette porte ! Et puis j’ajoutais : Au revoir… Et, maintenant, il faudrait que ce fût adieu vraiment, sur mes lèvres et dans mon cœur. Mais se peut-il que ce soit à jamais et ainsi ?… — « Adieu, mon aimé ! » se répéta le jeune homme. Il eut beau se raidir là contre : ces mots si simplement tendres, la vue de ces murs, l’idée que Suzanne était venue là, sans espérance de l’y revoir, comme en pèlerinage vers les heures passées, tout contribuait à le jeter dans un état de sensibilité folle, qu’il combattait vainement. « Son aimé ! » se redit-il soudain avec fureur, « et elle se donnait à l’autre pour de l’argent !… Que je suis lâche !… » Pour échapper au frisson de regret qui l’envahissait dans cette solitude, il sortit de la pièce brusquement, et il alla sonner à la porte de Mme Raulet. Le mielleux visage de la logeuse d’amour apparut dans l’entre-bâillement de cette porte. Elle fit entrer le jeune homme dans son petit salon à elle, garni avec le reste des meubles qu’elle n’avait pu disposer dans l’autre. Quand il lui annonça qu’il quittait l’appartement pour toujours, sa physionomie trahit une contrariété non jouée : — « Mais la petite note n’est pas prête… » répondit-elle. — « J’ai tout le temps, » reprit René. Il ajouta, craignant de subir dans la chambre d’où il sortait un nouvel assaut de désespoir : « Si je ne vous dérange pas, j’attendrai ici… » Quoiqu’il ne fût guère en humeur d’observation, il ne put s’empêcher de remarquer que, durant les vingt minutes qu’il passa ainsi à l’attendre, Mme Raulet avait trouvé le temps de changer de toilette. Au lieu du peignoir de chambre en cotonnade rayée dans lequel elle l’avait reçu, elle revenait, vêtue d’une jolie robe de grenadine noire, taillée pour la soirée ; — dans le haut du corsage, les b****s d’étoffe alternaient avec des b****s de guipure à travers lesquelles se devinait la blanche peau de la coquette veuve. Elle avait dans les yeux un éclat plus vif, aux joues une couleur plus rouge que d’habitude, et, après avoir déployé sur la table cette note demandée, dont l’écriture témoignait que la prudente personne y avait pensé d’avance, elle dit : — « Vous m’excuserez d’avoir tardé. Je ne me sentais pas bien. J’ai de telles palpitations au cœur !… Tenez !… » Elle prit la main du jeune homme qu’elle posa sur sa gorge, avec un demi-sourire, sur lequel la pire naïveté ne se serait pas trompée. Elle avait deviné la rupture entre le faux d’Albert et sa maîtresse, rien qu’aux deux visites solitaires de la jeune femme. Le congé significatif de René avait fini de l’éclairer, et elle avait eu l’idée d’en profiter, soit qu’il lui plût réellement avec sa beauté mâle et fine, soit qu’elle entrevît des avantages analogues à ceux que lui rapportaient déjà l’étudiant et le commis. Elle était encore fraîche et se croyait très séduisante. Mais, lorsqu’elle eut fait le geste de porter à sa poitrine la main de son locataire et qu’elle le regarda, elle vit dans ses yeux à lui une si méprisante froideur, mélangée d’un tel dégoût, qu’elle lâcha cette main. Elle reprit la note, et tâcha de couvrir sa confusion par un flot de paroles, expliquant tel ou tel détail d’un compte augmenté fantastiquement, que le poète ne daigna pas vérifier. Il lui remit la somme qu’il lui devait, par moitié en papier, par moitié en or. L’échec humiliant de sa tentative amoureuse n’avait pas aboli chez elle la force du calcul, car elle vérifia les billets bleus en les regardant à contre-jour, et, comme elle comptait les louis d’or, elle les examina l’un après l’autre. Une pièce ne lui ayant pas semblé de poids, elle la fit tinter, puis, après quelque hésitation : — « Je vais être obligée de vous en demander une autre… » dit-elle. Cette double impression d’éhontée luxure et de basse cupidité s’accordait si bien avec les pensées de René, qu’il éprouva, pendant le quart d’heure qu’il mit à porter de l’appartement dans son fiacre les quelques objets intimes épars dans les trois pièces, cette gaieté terrible, appelée si âprement et si justement par un humoriste la « gaieté d’un croque-mort qui s’enterre lui-même. » Quand la voiture roula, cette voiture de place cahoteuse, au drap taché, où il faisait comme le déménagement lamentable de ce qui avait été son bonheur, cette cruelle gaieté tomba pour laisser la place à la mélancolie la plus navrée. Il reconnaissait chaque détour du chemin qu’il avait accompli tant de fois dans l’extase du désir, qu’il n’accomplirait plus jamais. Le ciel pesait gris et bas, sur la ville. C’était, depuis la veille, une de ces reprises inattendues de l’hiver comme il s’en produit souvent à Paris vers le milieu du printemps, et qui donnent des frissons de froid à la jeune verdure. Quand le fiacre traversa la Seine qui coulait, si morne, si verte, le malheureux la regarda et il songea : — « Il est pourtant facile d’en finir… » Il chercha dans sa poche le billet de Suzanne, après ce mouvement de désespoir, comme pour se convaincre lui-même de la réalité de son malheur. Il prit aussi le mouchoir et le respira — longtemps ; — il mania les gants, et il y retrouva la forme des doigts qu’il avait tant aimés. Il sentit qu’il était allé, dans sa résistance à la tentation, jusqu’aux dernières limites de sa force, et, quand il fut tout seul dans sa chambre, après cette nouvelle crise aiguë de sa peine, il dit tout haut : — « Je ne peux plus… » Tranquillement, presque automatiquement, il ouvrit un tiroir de son bureau, et il y prit, enveloppé dans sa gaine de peau de daim, un revolver de poche que sa sœur lui avait donné, pour les soirs où il rentrait du théâtre. Il fit jouer la batterie à vide. Il chercha le paquet des cartouches, et il en soupesa une. — Pauvre machine humaine, qu’il faut peu de chose pour tout endormir ! — Il chargea le pistolet, défit sa chemise, trouva de sa main gauche la place où battait son cœur et il appuya le canon sur sa poitrine. — « Non, » dit-il tout haut encore, « pas avant d’avoir essayé. » Cette parole correspondait à une pensée qui l’avait assiégé à plusieurs reprises, qu’il avait toujours repoussée comme folle, et qui, maintenant, avec la netteté propre aux idées dans les minutes de délibération suprême, prenait forme et corps devant lui. Il remit le pistolet dans le tiroir, s’assit dans son fauteuil, — le fauteuil de Suzanne, — et il se laissa rouler dans cet abîme de la rêverie tragique où les images se dessinent avec un relief extraordinaire, où les raisonnements se font rapides comme dans la fièvre, où s’élaborent les résolutions désespérées. « Mon aimé… » se répétait-il, en se ressouvenant de ce que Suzanne lui avait écrit dans le billet. Oui, malgré ses mensonges, malgré la comédie qu’elle lui avait jouée, et dont il repassait en esprit les innombrables scènes, malgré cette abjection de son intrigue avec Desforges, elle l’avait vraiment, elle l’avait passionnément aimé. Sans la sincérité de cet amour, leur histoire commune était-elle intelligible une minute ? Quel autre mobile avait pu la jeter à lui ? Ce n’était pas l’intérêt ? René était si pauvre, si humble, si au-dessous d’elle ! Ni la gloriole de séduire un auteur à la mode ? Elle-même avait exigé que leur liaison demeurât secrète. Ni la coquetterie ? Elle ne l’avait pris à aucune rivale, elle ne s’était pas disputée, jour par jour, semaine par semaine. Oui, si monstrueux que fût cet amour, mélangé à cette corruption, à cette fourberie, elle l’avait aimé, elle l’aimait encore. Cette âme, dont la lèpre morale l’avait consterné d’horreur, demeurait pourtant capable d’une sincérité. Quelque chose s’agitait en elle, qui valait mieux que sa vie, mieux que ses actions. René consentait enfin à écouter la voix qui plaidait pour sa maîtresse, et il regardait bien en face cette vénalité dont la découverte l’avait terrassé. Son entrée à l’hôtel Komof, et ses premières impressions puériles d’aristocratie, la possession de Suzanne et la grâce des moindres détails de sa parure, en lui révélant le décor du grand luxe et sa minutie raffinée, l’avaient initié à bien des mystères. Le mirage de haute vie évoqué par ses premiers rêves naïfs de poète et de bourgeois, s’était dissipé à ses yeux pour lui laisser une vision presque juste des effrayantes prodigalités que comporte une opulente existence à Paris. À l’heure présente, et tandis que son amour, qui voulait vivre, s’appliquait à justifier Suzanne, à la comprendre du moins, à découvrir en elle de quoi ne pas la mépriser entièrement, il entrevoyait, grâce à cette connaissance plus vraie du monde, le drame intime qui s’était joué dans sa maîtresse… Claude le lui avait dit en propres termes : « Il y a sept ans, les Moraines étaient ruinés… » Ruinés ! Ces trois syllabes se traduisaient maintenant pour le jeune homme par l’exacte image de ce qu’elles comportent de renoncements et d’abaissements. Suzanne avait grandi dans le luxe et pour le luxe. C’était son atmosphère, c’était sa vie. Son mari, ce Marneffe en habit noir, — le poète continuait à juger ainsi le pauvre Paul, — avait dû, le premier, la pousser dans la voie funeste. Desforges s’était présenté. Elle avait cédé. Elle n’aimait pas… Et quand elle avait aimé, pouvait-elle briser sa chaîne ?… Oui, elle le pouvait, en lui proposant, à lui, René, de tout quitter, tous les deux, pour vivre ensemble, à jamais... — « Tout quitter ?… Tous les deux ?… Pour vivre ensemble ?… » Il se surprit à prononcer ces mots, comme dans un songe. Mais était-ce trop tard ? Cette offre de tout sacrifier à leur amour, de tout abolir du passé, sinon cet amour, d’y enfermer, d’y emprisonner leur être entier, tout le présent et tout l’avenir, s’il allait la faire, à Suzanne, lui, maintenant ? S’il allait lui dire : « Tu me jures que tu m’aimes, que cet amour est la seule vérité de ton cœur, la seule. Prouve-le-moi. Tu n’as pas d’enfants, tu es libre. Prends ma vie et donne-moi la tienne. Pars avec moi et je te pardonne, et je crois en ton cœur ?… » — « Je deviens fou, » fit-il en rejetant toute son âme en arrière, lorsque ce projet se présenta devant lui, si précis qu’il voyait Suzanne, là, qui l’écoutait… Fou ? mais pourquoi ?… Les phrases lues dans sa jeunesse sur le rachat des prostituées par l’amour, idée si profondément humaine qu’elle a tenté les plus grands artistes, lui remuèrent dans la pensée.