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1138 Words
4 Il jette à nouveau un coup d’œil à son portable, sachant combien son geste est inutile puisqu’il ne l’a pas entendu sonner. Il pourra la joindre tout à l’heure quand elle aura été chercher les enfants. Il lui envoie un petit message, juste une émoticône qui cligne de l’œil. Puis, il y ajoute « Je t’aime, à ce soir. » Pierrick attend les premiers jeunes gens qui passeront la porte ou les parents inquiets du passage adolescent de leur enfant qui aura grandi trop vite. Cet après-midi, Mathilde est là, enfermée dans son bureau. Pierrick aime son travail, qui le met en contact avec des histoires de vie, ces « jeunes », comme ils disent au centre, qui ne sont plus tout à fait des enfants et qui ont pourtant bien du mal à grandir. Il est un peu chez lui à « l’Espace ». Ils sont cinq employés recrutés par le conseil général. L’ambiance est plutôt bon enfant, les blagues fusent, des rires se font entendre, l’équipe se détend par les bons mots, la proximité, sauf quand Mathilde est là. Elle s’engage dans beaucoup des démarches extérieures, sans doute pour éviter d’être avec les autres. Quand elle est présente, elle déambule dans les couloirs avec sa mine sinistre et ses airs hautains. Pierrick lui oriente le moins possible les adolescents, il préfère qu’elle se consacre à mettre en place des protocoles interinstitutionnels. Il parle souvent de Mathilde à Anouk, lui montrant ainsi que lui aussi doit supporter des personnes acariâtres et méchantes, une vieille peau lui dit-il, une sorcière. Anouk est même passé à « l’Espace » pour voir la tête du monstre. Et en effet, elle a aperçu une femme aux cheveux longs, raides et gris, au visage déformé par de profondes rides qui laissent tomber sa bouche. Un sourire à l’envers, avait-elle dit à Pierrick. Ils avaient bien ri. Elle avait également dressé une galerie de portraits de tous ceux qui travaillaient avec elle, les chefs de projet, les architectes, les ingénieurs et Thibault, son manager. Ils avaient fini par tous les dessiner. Elle s’était déchaînée ce soir-là. Ils étaient passés d’obscures caricatures à des gribouillages d’enfants. Ils riaient tant que Judith s’était levée et avait participé à la composition de cette galerie des horreurs. Pierrick revoit toutes ces feuilles trouées par les coups de stylos, entend le rire d’Anouk à chaque nouvel essai de portrait. Ils avaient fini par jeter le tas de papier griffonné au feu. Anouk chantait et dansait. C’est son grain de folie, pense Pierrick. Les images d’Anouk l’occupent tout entier, tandis qu’il reçoit un jeune homme d’une vingtaine d’années qui demande des renseignements pour aider sa compagne anorexique. Il enchaîne avec un père inquiet par la consommation de cannabis de son fils, une adolescente de treize ans qui se scarifie, un jeune garçon amené par sa mère parce qu’il refuse d’aller à l’école. Tous les jours, Pierrick voit défiler des adolescents en mal de vivre, des parents affolés. Avec ses collègues, ils traitent du mieux qu’ils peuvent les troubles psychologiques, les petites angoisses, les questionnements autour de la vie scolaire, professionnelle, amoureuse, sexuelle. Ils écoutent, recueillent, orientent, rassurent. Pierrick, après une courte carrière d’éducateur à l’aide sociale à l’enfance, s’est dirigé vers ce poste d’animateur-coordinateur de l’Espace santé jeunes, lieu créé par la mairie afin de prévenir les troubles psychologiques des adolescents. Pour un salaire identique, il a pris de plus lourdes responsabilités. Il a été séduit par l’idée de travailler dans une toute petite structure, dont il a tout de suite perçu qu’elle lui permettrait une action efficace. Il ne se sentait cependant pas capable d’assumer cette fonction, dans lequel il serait chef de service. Il disait sans cesse à Anouk qu’il ne pouvait diriger des gens qui avaient un bagage universitaire supérieur au sien. Sa femme, avec sa verve habituelle, le rassurait en lui disant qu’il gérerait seulement des plannings, qu’il n’avait rien à leur dire sur leur façon de travailler. C’était faux, mais cela avait aidé Pierrick à accepter le poste. Il animait les réunions, organisait le temps de travail de chacun, tranchait les débats, s’occupait d’établir les partenariats avec les autres institutions. Il recevait les adolescents au premier entretien puis les orientait vers l’un de ses collègues en fonction des besoins. Ce poste avait incontestablement aidé Pierrick à prendre de l’assurance. Il avait souffert au début, sans que jamais aucun membre de l’équipe ne le perçoive. Il était hanté par des questions existentielles quant au respect de la liberté d’autrui, à l’éthique de ses décisions. Il parlait beaucoup avec Anouk de ses collègues, de leur professionnalisme : Justine, la jeune psychologue, réservée, mais très compétente, Geneviève la psychiatre, présente seulement deux fois par semaine, une femme d’une douceur exquise, Léon l’infirmier et Mathilde bien sûr, sa bête noire. Dans cinq ans, elle prendrait sa retraite. Pierrick ne se voyait pas travailler ailleurs. Il affectionnait cet endroit. Il avait cessé de parler à Anouk de ce qu’il vivait à « l’Espace », car leurs discussions à ce sujet provoquaient systématiquement des conflits. Anouk s’emportait, ne comprenait pas pourquoi ces adolescents n’avaient pas plus de volonté, pourquoi les professionnels perdaient des heures en détail. Anouk pensait avoir traversé une adolescence difficile par son unique force de caractère. Pierrick lui disait que ça lui aurait fait le plus grand bien d’être aidée à l’adolescence, qu’elle allait encore très mal et que c’était cela qu’il voulait éviter à ces gamins. Pousser tout seul, tout tordu. Mais Pierrick savait que ce qu’il aimait chez Anouk c’était sa fragilité, sa sensibilité, ses failles. L’après-midi fut bien remplie, comme tous les mardis. Le mardi, il travaillait de 14 h 30 à 19 h 30. Anouk rentrerait avec les enfants vers 18 h. Il avait hâte de la retrouver. Il jeta à nouveau un coup d’œil à son téléphone. Toujours rien. Pouvait-elle être fâchée ? Pour hier soir, ou pour une quelconque obscure raison. Il la prendrait dans ses bras ce soir. Il l’embrasserait, la cajolerait comme une enfant, et ça irait. C’est de ça dont elle avait besoin hier soir. Mais avec les enfants… C’est plus difficile. Ça ne peut plus être comme avant. Il l’avait tant câliné son Anouk. Mais quand Judith était née, il ne pouvait plus. Il avait un bébé. Il fallait qu’Anouk grandisse. Quand il avait vu son tout petit bébé, quand elle l’avait regardé pour la première fois, il avait senti en lui comme une assise, une maturité. Il s’était redressé physiquement. Une colonne vertébrale se mettait en place. Et Anouk s’effondrait de jour en jour. Dépression post-partum, disaient les médecins. Pierrick n’avait plus envie de la cajoler, la dorloter. Il ne pensait plus qu’à sa fille. Il aurait voulu qu’Anouk soit mère, responsable, rassurante, solide, présente. Mais elle pleurait sans arrêt. Depuis la naissance de Tom, Anouk allait un peu mieux. Pierrick pose son téléphone portable sur son bureau. Elle ne va pas tarder à lui envoyer un message. L’objet vibre. « École ». — Allo — Monsieur Gabier ? — Oui — Personne n’est venu chercher Judith. Tous les élèves sont partis. Il faut vous dépêcher. — Vous avez appelé ma femme ? Elle doit être en chemin. — Elle ne répond pas. Elle n’est pas à son travail. Mais on ne peut plus attendre. — J’arrive. Je serai là dans 15 minutes. — Entendu. Pierrick attrape son sac et dit à la volée qu’il doit partir, qu’il doit aller chercher ses enfants. — T’inquiètes. À demain, lui lance Léon.
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