Chapter 4

2032 Words
– Un peu, répliqua celui-ci. – Belle occupation ! belle occupation ! des chiens ? – Pas dans ce moment. – Ah ! vous devriez en avoir. Noble animal, créature intelligente ! J’en avais un jadis, chien d’arrêt, instinct surprenant. Je chasse un jour, j’entre dans un enclos, je siffle, chien immobile ; je siffle encore ; Ponto ! Inutile : bouge pas. Ponto ! Ponto ! il ne remue pas. Chien pétrifié, en arrêt devant un écriteau. Une inscription. Les gardes-chasse ont ordre de tuer tous les chiens qu’ils trouveront dans cet enclos. Il ne voulait pas avancer. Chien étonnant. Fameuse bête, oh ! oui, fameuse ! – Singulière circonstance, dit M. Pickwick. Voulez-vous me permettre d’en prendre note ? – Certainement, monsieur, certainement ; cent autres anecdotes du même animal. Jolie fille, monsieur ! continua l’étranger en s’adressant à M. Tracy Tupman, lequel s’occupait à lancer des œillades antipickwickiennes à une jeune femme qui passait sur le bord de la route. – Très-jolie, répondit M. Tupman. – Les Anglaises ne valent pas les Espagnoles : nobles créatures ; cheveux de jais, noires prunelles, formes séduisantes ; douces créatures, charmantes ! – Vous avez été en Espagne, monsieur ? demanda M. Tracy Tupman. – J’y ai vécu des siècles. – Vous avez fait beaucoup de conquêtes ? – Des conquêtes ? par milliers. Don Bolaro Fizzgig, grand d’Espagne ; fille unique ; doña Christina, superbe créature ; elle m’aimait à la folie. Père jaloux ; fille passionnée ; bel Anglais ; doña Christina au désespoir ; acide prussique ; pompe stomacale dans mon portemanteau ; je pratique l’opération ; vieux Bolaro en extase, consent à notre union ; joint nos mains, ruisseaux de pleurs ; histoire romantique, très-romantique. – Cette dame est-elle maintenant en Angleterre ? reprit M. Tupman, sur lequel la description de tant de charmes avait produit une vive impression. – Morte ! monsieur, morte ! répondit l’étranger en appliquant à son œil droit les tristes restes d’un mouchoir de batiste. Ne guérit jamais de la pompe stomacale, constitution détruite, victime de l’amour. – Et le père ? demanda le poétique Snodgrass. – Saisi de remords, disparition subite, conversation de toute la ville. Recherches dans tous les coins, sans succès. Jet d’eau de la fontaine publique dans la grande place s’arrête subitement : le temps passe, toujours point d’eau ; les ouvriers s’y mettent : mon beau-père dans le gros tuyau, une confession complète dans sa botte droite. On le retire, la fontaine coule de plus belle. – Voulez-vous me permettre d’écrire ce petit roman ? dit M. Snodgrass, profondément affecté. – Certainement, monsieur, certainement. Cinquante autres à votre service. Étrange histoire que la mienne, non pas extraordinaire, mais curieuse. » Durant toute la route, l’étranger continua à parler de la sorte, s’interrompant seulement aux relais pour avaler un verre d’ale, en guise de ponctuation. Aussi, lorsque la voiture arriva au pont de Rochester, les carnets de MM. Pickwick et Snodgrass étaient complètement remplis d’un choix de ses aventures. Lorsqu’on aperçut le vieux château, M. Auguste Snodgrass s’écria avec la ferveur poétique qui le distinguait : « Quelles magnifiques ruines ! – Quelle étude pour un antiquaire ! furent les propres paroles qui s’échappèrent de la bouche de M. Pickwick, tandis qu’il appliquait son télescope à son œil. – Ah ! un bel endroit, répliqua l’étranger. Superbe masse, sombres murailles, arcades branlantes, noirs recoins, escaliers croulants. Vieille cathédrale aussi, odeur terreuse, les marches usées par les pieds des pèlerins, petites portes saxonnes, confessionnaux comme les guérites de ceux qui reçoivent l’argent au spectacle. Drôles de gens que ces moines, papes et trésoriers, et toutes sortes de vieux gaillards, avec des grosses faces rouges et des nez écornés, qu’on déterre tous les jours. Des pourpoints de buffle, des arquebuses à mèche, sarcophages. Belle place, vieilles légendes, drôles d’histoires, étonnantes. » Et l’étranger continua son soliloque jusqu’au moment où la voiture s’arrêta, dans la grande rue, devant l’auberge du Taureau. – Allez-vous rester ici, monsieur, lui demanda M. Nathaniel Winkle. « Ici ? non, monsieur. Mais vous ferez bien d’y séjourner, bonne maison, lits propres. L’hôtel Wright, à côté, très-cher, une demi-couronne de plus sur votre compte, si vous regardez seulement le garçon ; fait payer plus cher si vous dînez en ville que si vous dîniez à l’hôtel : drôles de gens, vraiment. » M. Winkle s’approcha de M. Pickwick et lui dit quelques paroles à l’oreille. Un chuchotement passa de M. Pickwick à M. Snodgrass, de M. Snodgrass à M. Tupman, et des signes d’assentiment ayant été échangés, M. Pickwick s’adressa ainsi à l’étranger. « Vous nous avez rendu ce matin un important service, monsieur. Permettez-moi de vous offrir une légère marque de notre reconnaissance, en vous priant de nous faire l’honneur de dîner avec nous. – Grand plaisir. Ne me permettrai pas de dire mon goût ; volaille rôtie et champignons, excellente chose ; quelle heure ? – Voyons, répondit M. Pickwick, en tirant sa montre. Il est maintenant près de trois heures. À cinq heures, si vous voulez. – Convient parfaitement ; cinq heures précises, jusqu’alors prenez soin de vous. » Ainsi parla l’étranger, et il souleva de quelques pouces son chapeau à bords retroussés, le replaça négligemment sur le coin de l’oreille, traversa la cour d’un air délibéré, et tourna dans la grande rue, ayant toujours hors de sa poche la moitié du paquet de papier gris. « Évidemment un grand voyageur dans divers climats et un profond observateur des hommes et des choses, dit M. Pickwick. – J’aimerais à voir son poëme, reprit M. Snodgrass. – Et moi je voudrais avoir vu son chien, » ajouta M. Winkle. M. Tupman ne parla point, mais il pensa à doña Christina, à l’acide prussique, à la fontaine, et ses yeux se remplirent de larmes. Après avoir retenu une salle à manger particulière, examiné les lits, commandé le dîner, nos voyageurs sortirent pour observer la ville et les environs. Nous avons lu soigneusement les notes de M. Pickwick sur les quatre villes de Stroud, Rochester, Chatham et Brompton, et nous n’avons pas trouvé que ses opinions différassent matériellement de celles des autres savants qui ont parcouru les mêmes lieux. On peut résumer ainsi sa description. Les principales productions de ces villes paraissent être des soldats, des matelots, des juifs, de la craie, des crevettes, des officiers et des employés de la marine. Les principales marchandises étalées dans les rues sont des denrées pour la marine, du caramel, des pommes, des poissons plats et des huîtres. Les rues ont un air vivant et animé, qui provient principalement de la bonne humeur des militaires. Quand ces vaillants hommes, sous l’influence d’un excès de gaieté et de spiritueux, font, en chantant, des zigzags dans les rues, ils offrent un spectacle vraiment délicieux pour un esprit philanthropique, surtout si nous considérons quel amusement innocent et peu cher ils fournissent à tous les enfants de la ville, qui les suivent en plaisantant avec eux. Rien (ajouta M. Pickwick), rien n’égale leur bonne humeur. La veille de mon arrivée, l’un d’eux avait été grossièrement insulté dans une auberge. La fille avait refusé de le laisser boire davantage. Sur quoi, et par pur badinage, le soldat tira sa baïonnette et blessa la servante à l’épaule : cependant, le lendemain, ce brave garçon se rendit dès le matin à l’auberge, et fut le premier à promettre de ne conserver aucun ressentiment, et d’oublier ce qui s’était passé. « La consommation de tabac doit être très-grande dans cette ville, continue M. Pickwick ; et l’odeur de ce végétal, répandue dans toutes les rues, doit être étonnamment délicieuse pour ceux qui aiment à fumer. Un voyageur superficiel critiquerait peut-être les boues qui caractérisent leur viabilité, mais elles offrent, au contraire, un véritable sujet de jouissance à ceux qui y découvrent un indice de mouvement et de prospérité commerciale. » Cinq heures précises amenèrent à la fois le dîner et l’étranger. Il s’était débarrassé de son paquet de papier gris, mais il n’avait fait aucun changement dans son costume et déployait toujours sa loquacité accoutumée. « Qu’est-ce que cela ? demanda-t-il, comme le garçon ôtait une des cloches d’argent. Des soles ! ha ! fameux poisson ; toutes soles viennent de Londres. Les entrepreneurs de diligences poussent aux dîners politiques pour avoir le transport des soles ; des paniers par douzaines ; ils savent bien ce qu’ils font. Eh ! eh ! Un verre de vin avec moi, monsieur. – Avec plaisir, » répondit M. Pickwick. Et l’étranger prit du vin, d’abord avec lui, puis avec M. Snodgrass, puis avec M. Tupman, puis avec M. Winkle, puis enfin avec la société collectivement ; et le tout sans cesser un seul instant de discourir. « Diable de bacchanale sur l’escalier ! Banquettes qu’on monte, charpentiers qui descendent, lampes, verres, harpe. Qu’y a-t-il donc, garçon ? – Un bal, monsieur. – Un bal par souscription ? – Non, monsieur. Monsieur, un bal public au bénéfice des pauvres, monsieur. – Monsieur, dit M. Tupman avec un vif intérêt, savez-vous si les femmes sont bien dans cette ville ? – Superbes, magnifiques. Kent, monsieur ; tout le monde connaît le comté de Kent, célèbre pour ses pommes, ses cerises, son houblon et ses femmes. Un verre de vin, monsieur ? – Avec grand plaisir, répondit M. Tupman ; et l’étranger emplit son verre, et le vida. – J’aimerais beaucoup aller à ce bal, reprit M. Tupman, beaucoup. – Nous avons des billets au comptoir, monsieur. Une demi-guinée chaque, monsieur, dit le garçon. » M. Tupman exprima de nouveau le désir d’être présent à cette fête ; mais ne rencontrant aucune réponse dans l’œil obscurci de M. Snodgrass, ni dans le regard distrait de M. Pickwick, il se rejeta, avec un nouvel intérêt, sur le vin de Porto et sur le dessert qu’on venait d’apporter. Le garçon se retira, et nos cinq voyageurs continuèrent à savourer les deux heures d’abandon qui suivent le dîner. « Pardon, monsieur, dit l’étranger, la bouteille dort, faites-lui faire le tour comme le soleil, par la soute au pain, rubis sur l’ongle, » et il vida son verre qu’il avait rempli deux minutes auparavant, et s’en versa un autre avec l’aplomb d’un homme accoutumé à ce manège. Le vin fut bu, et l’on en demanda d’autre : le visiteur parla, les pickwickiens écoutèrent ; M. Tupman se sentait à chaque instant plus de disposition pour le bal ; la figure de M. Pickwick brillait d’une expression de philanthropie universelle ; MM. Winkle et Snodgrass étaient tombés dans un profond sommeil. « Ils commencent là-haut, dit l’étranger ; écoutez, on accorde les violons, maintenant la harpe ; les voilà partis. » En effet, les sons variés qui descendaient le long de l’escalier annonçaient le commencement du premier quadrille. « J’aimerais beaucoup aller à ce bal, répéta M. Tupman. – Moi aussi ; maudit bagage ; bateau en retard : rien à mettre ; drôle, hein ? » Une bienveillance générale était le trait caractéristique des pickwickiens, et M. Tupman en était doué plus qu’aucun autre. En feuilletant les procès-verbaux du club, on est étonné de voir combien de fois cet excellent homme envoya chez les autres membres de l’Association les infortunés qui s’adressaient à lui, pour en obtenir de vieux vêtements ou des secours pécuniaires. « Je serais heureux de vous prêter un habit pour cette occasion, dit-il à l’étranger ; mais vous êtes assez mince, et je suis… – Assez gros. Bacchus sur le retour, descendu de son tonneau, les pampres au diable, portant des culottes. Ah ! ah ! Passez le vin. » Nous ne saurions dire si M. Tupman fut indigné du ton péremptoire avec lequel l’étranger l’engageait à passer le vin, qui passait en effet si vite par son gosier, ou s’il était justement scandalisé de voir un membre influent de Pickwick-Club comparé ignominieusement à un Bacchus démonté ; mais, après avoir passé le vin, il toussa deux fois et regarda l’étranger, durant quelques secondes, avec une fixité sévère. Cependant, cet individu étant demeuré parfaitement calme et serein sous son regard scrutateur, il en diminua par degrés l’intensité et recommença à parler du bal. « J’étais sur le point d’observer, monsieur, lui dit-il, que si mes vêtements doivent vous être trop larges, ceux de mon ami, M. Winkle, pourraient peut-être vous aller mieux. » L’étranger prit d’un coup d’œil la mesure de M. Winkle et s’écria avec satisfaction : « Justement ce qu’il me faut ! » M. Tupman regarda autour de lui. Le vin, qui avait exercé son influence somnifère sur MM. Snodgrass et Winkle, avait aussi appesanti les sens de M. Pickwick. Ce gentleman avait parcouru successivement les diverses phases qui précèdent la léthargie produite par le dîner et par le vin. Il avait subi les phases ordinaires depuis l’excès de la gaieté jusqu’à l’abîme de la tristesse. Comme un bec de gaz, dans une rue, lorsque le vent a pénétré dans le tuyau, il avait déployé par moments, une clarté extraordinaire, puis il était tombé si bas qu’on pouvait à peine l’apercevoir ; après un court intervalle il avait fait jaillir de nouveau une éblouissante lumière, puis il avait oscillé rapidement, et il s’était éteint tout à fait. Sa tête était penchée sur sa poitrine, et un ronflement perpétuel, accompagné parfois d’un sourd grognement, étaient les seules preuves auriculaires qui pussent attester encore la présence de ce grand homme. M. Tupman était violemment tenté d’aller au bal, pour porter son jugement sur les beautés du comté de Kent ; il était également tenté d’emmener avec lui l’étranger ; car il l’entendait parler des habitants et de la ville comme s’il y avait vécu depuis sa naissance, tandis que lui-même se trouvait entièrement dépaysé. M. Winkle dormait profondément, et M. Tupman avait assez d’expérience de l’état où il le voyait pour savoir que, suivant le cours ordinaire de la nature, son ami ne songerait point à autre chose, en s’éveillant, qu’à se traîner pesamment vers son lit. Cependant il restait encore dans l’indécision.
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