Aaron ! Le dîner est prêt !
— Oui, sorella !
Une ville comme une autre, en surface. Des trottoirs bordés d’arbres, des passants absorbés par leur routine, des familles qui se rassemblent autour d’un repas. Mais pour Meredith Rossi et son petit frère, cette normalité était une illusion inaccessible, un rêve suspendu hors de portée. Depuis qu’ils avaient fui la maison, survivre tenait plus de la débrouille que du quotidien tranquille.
— Sorella, t’as rien mangé, dit Aaron en fronçant les sourcils.
— Laisse, mange tranquille, répondit-elle en forçant un sourire.
— Je sais que maman te manque… moi aussi. Mais ça fait déjà un an, tu sais, dit-il en mordant dans un morceau de tofu.
Elle baissa les yeux, le cœur serré.
— Je sais… Mais si ce n’était pas arrivé…
Meredith, douze ans à peine, lui pinça la joue en secouant la tête.
— Arrête. C’est pas ta faute, et je te pardonnerai pas si tu continues à dire ça.
— Pardon, souffla-t-elle.
— On parle plus de ça, ok ? Ça refroidit, reprit Aaron en se tournant vers son assiette.
Elle acquiesça, murmurant un autre pardon à voix basse avant de piquer quelques bouchées. Elle oubliait parfois son rôle d’aînée. Elle aurait dû être la plus forte, celle qui rassure, qui guide, mais face aux tempêtes de la vie, Meredith avait souvent tendance à s’effacer. Quand les choses devenaient trop lourdes, elle se perdait dans le silence. À l’école, cela faisait d’elle une cible idéale. Le harcèlement, elle connaissait. Même en essayant de changer, elle n’arrivait jamais vraiment à se défendre.
Heureusement, elle avait Sofia.
Sofia était la lumière dans ses jours sombres, sa meilleure amie, sa sauveuse inattendue. C’était elle qui les avait trouvés, un soir, endormis sur un banc du parc, Meredith serrant Aaron contre elle pour le réchauffer. Au début, Meredith l’avait prise pour une folle. Qui invite deux inconnus chez soi, comme ça, sans poser de questions ? Et qui accepte une telle invitation ? Peut-être qu’elle était folle aussi. Mais cette folie lui avait sauvé la vie.
Depuis ce jour, la famille de Sofia avait pris soin d’eux, avec tendresse et discrétion. Sofia lui envoyait même de l’argent, régulièrement, pour qu’Aaron puisse aller à l’école. Ce n’était pas grand-chose, disait-elle, mais pour Meredith, c’était immense. Elle lui devait tout.
Son téléphone vibra. Un message. De Sofia, justement.
« Merri, passe à la maison, j’ai de nouveaux livres pour toi. »
Elle rangea son téléphone, se leva et annonça à son frère :
— Aaron, reste ici. Je vais voir Sofia.
Le chemin jusqu’à la maison de son amie lui parut étrangement calme. Trop calme. Ce silence inhabituel dans le quartier l’alerta, mais elle continua, attentive. En arrivant, elle trouva Sofia qui l’attendait devant la porte, un sac en papier à la main.
— Tiens, lui dit-elle après l’avoir saluée.
Meredith ouvrit le sac et ses yeux s’illuminèrent.
— Oh… t’as encore trouvé une perle ! C’est un des meilleurs romans érotiques du moment !
— De rien, répondit Sofia, malicieuse. C’est un petit truc pour ma perverse préférée.
— Je ne suis pas perverse ! protesta Meredith en rougissant.
— Tu n’es plus vierge, alors ?
— Quoi ?! Non ! Arrête, Sofia !
— Donc tu l’es. Et t’aimes ce genre de lecture… Hm. C’est pour "te préparer", c’est ça ?
— Peut-être… répondit Meredith, la voix timide.
Sofia pouffa puis sortit une enveloppe de son sac.
— Tiens, c’est mon argent de poche cette semaine.
Meredith la prit, hésitante.
— Merci… mais j’ai une faveur à te demander.
— Vas-y.
Elle ajusta ses lunettes nerveusement.
— Tu pourrais m’aider à trouver un petit boulot ?
— Hein ? Mais pourquoi ? Je t’ai déjà dit que tu n’avais pas à t’inquiéter de ça.
— Je sais, souffla Meredith. Mais je dois apprendre à me débrouiller. Tu ne pourras pas toujours nous soutenir. Je veux faire ma part… pour moi, pour Aaron.
Sofia resta un moment silencieuse, songeuse.
— T’as quelque chose à te mettre pour bosser ?
Le visage de Meredith s’éclaira.
— Oui ! Oui, j’ai une tenue !
— Bon, alors je parle à une connaissance. Tu commences demain.
Sans attendre, Meredith la serra fort dans ses bras, débordante de gratitude.
— Merci, grande sœur !
— Arrête avec ça ! On a le même âge !
— Peut-être, mais pour moi, t’as toujours été cette grande sœur protectrice. T’es mon ange gardien.
Sofia sourit, un peu émue.
— Rentres vite. On se revoit demain.
Meredith repartit, légère comme une plume. Elle tenait le sac contre elle, ses pas presque dansants.
— Je vais travailler demain, se murmura-t-elle. Mais… ça veut dire que je vais devoir me lever plus tôt !
Elle gémit, une moue boudeuse aux lèvres. Pas question de lire son nouveau livre avant de dormir, alors. Elle traversa la rue, le nez plongé dans le sac, sans voir les phares qui se rapprochaient à toute vitesse.
La voiture arriva. Brutale. Inattendue.
Et dans le fracas, sa vie bascula.