— « Pauvre Mainterne, » s’écria Suzanne, « il aimait tant Lucie ! » — « Voilà le beau, » reprit Moraines avec l’accent de triomphe du conteur qui va étonner son auditoire, « c’est que la lettre n’était pas de Mainterne, elle était de Laverdin !… Lucie attelait à deux… Et devinez à qui Hacqueville va porter la lettre et demander conseil ? » — « À Mainterne, » dit le baron. — « Ah ! Desforges, vous connaissiez le potin ? » — « Non, » fit l’autre, « mais c’était trop indiqué… Et qu’a dit Mainterne ? … » — « Vous pensez s’il est indigné. Enfin Lucie est chez sa mère. On parle d’un duel entre Hacqueville et Laverdin, dans lequel Hacqueville veut absolument que Mainterne l’assiste !… Ce mari-là est-il bête, — plus bête que nature !… Et il n’a pas un ami pour l’avertir… » — « Il en trouvera, » dit le baron en se levant. « N’écrivez jamais, c’est la moralité de votre histoire… » — « Vous ne dînez pas avec nous, Frédéric ? » demanda Moraines. — « Je suis engagé, » fit Desforges, « mais nous nous reverrons au théâtre. Mme Moraines a eu la bonne idée de me garder une place… — « Dans votre loge… » reprit Paul qui ne croyait pas dire si juste. Le baron, demeuré veuf depuis dix ans environ, et qui avait gardé sa baignoire à l’Opéra, la sous-louait pour une semaine sur deux à ses excellents amis. Seulement la sous-location n’était jamais payée. Le mari ne se doutait pas plus de cette combinaison de sa femme qu’il ne se doutait de l’impossibilité où son ménage se fût trouvé d’aller comme il allait, avec les cinquante mille francs par an qu’ils avaient à dépenser. Les débris de la fortune de l’ancien ministre de l’Empire, qui n’avait quasi rien économisé dans quinze ans de grandes places, représentaient la moitié de ce budget annuel. Le reste était le produit d’une place de secrétaire général dans une compagnie d’assurances, procurée par Desforges. Malgré les observations de Suzanne, Paul n’avait pas perdu la déplorable habitude de s’extasier sur l’adresse de sa compagne à gouverner des revenus, très médiocres pour le monde où les Moraines se maintenaient. Il était demeuré, grâce à la naïveté de sa confiance, l’homme qui dit à ses amis, en train de gémir sur la cherté croissante de l’existence : « Si vous aviez une ménagère comme moi ! Elle a une femme de chambre… une fée, qui lui fait les robes des grandes couturières !… Et un art pour dénicher les bibelots !… » — « Tu me rends ridicule, » lui disait Suzanne, mais il l’aimait trop pour se priver de cet éloge, et encore à cette minute, aussitôt Desforges parti, son premier mouvement fut de venir à elle, de lui prendre les deux mains, et de lui dire : — « Que c’est bon de t’avoir un peu à moi tout seul !… Embrasse-moi, Suzanne. » Elle lui tendit, de même qu’à Desforges, son œil mi-clos et le coin de sa bouche. — « Quand on me raconte des infamies comme celle-là, » continua-t-il, « ça me fait froid au cœur, et puis tout chaud, quand je pense que j’ai eu le bonheur d’épouser une femme comme toi. Tiens, ma Suzanne, je t’adore !… » — « Et vous allez me gronder, » dit-elle, en échappant à l’étreinte par laquelle il essayait de l’attirer à lui. « Cette femme raisonnable, et dont vous êtes si fier, a fait des folies… Oui, » continua-t-elle, en avisant l’écrin apporté par Desforges, « ces diamants dont je t’avais parlé, je n’ai pu y tenir, je les ai achetés… » — « Mais puisque c’était tes économies sur ta pension, » répliqua Paul. « Ah ! les belles pierres !… Veux-tu que je ne te gronde pas ? … Laissemoi te les mettre… » — « Tu ne sauras jamais, » répondit-elle en tendant à son mari une de ses mignonnes oreilles parée d’une simple perle rose qu’il dévissa très adroitement. Ce fut le tour ensuite de l’autre oreille et de l’autre perle. Il déploya la même dextérité à lui attacher les boutons de diamant. Il la touchait avec ces doigts robustes de l’homme, qui se font doux comme des doigts de jeune fille pour servir la bien-aimée. Elle prit, afin de se regarder, une petite glace ancienne à poignée d’argent ciselé, un présent de Desforges encore, qui traînait sur le bureau, et elle sourit. Elle était si jolie ainsi que Paul l’attira vers lui et l’embrassa longuement, cherchant sa bouche. D’ordinaire elle ne la refusait jamais. Trouvait-elle, dans les complications de sa nature, de quoi garder, par dessous tout le reste, une espèce de sympathie physique pour ce beau et honnête garçon, qu’elle trompait d’une manière cruelle ? Quelle idée passa devant ses yeux, qui lui rendit soudain ce b****r insupportable ? Elle repoussa son mari presque brusquement, en lui disant : — « Allons, laisse-moi, » et, pour corriger ce que son accent avait eu de trop dur, elle ajouta : « Entre vieux époux, c’est ridicule ; adieu, j’ai à peine le temps de m’habiller. » Et elle passa dans sa chambre à coucher, puis dans son cabinet de toilette. De toutes les pièces de son intérieur, c’était celle-là où se révélait le plus complètement le profond matérialisme qui faisait le fond de cette nature. Sa femme de chambre, Céline, une grande fille brune aux yeux impénétrables, commença de la dévêtir, dans ce tiède gynécée, aussi capitonné, aussi opulent que celui d’une royale courtisane ; et qui l’aurait vue à ce moment, aurait compris qu’elle était capable de tout pour conserver autour de sa personne cette atmosphère de suprême raffinement. À travers la chemise de batiste transparente, son corps se dessina, souple et robuste. Cette femme, si fine qu’elle en semblait fragile, était une de ces créatures à la taille mince et aux hanches pleines, aux chevilles graciles et aux jambes musclées, aux poignets menus et aux bras solides, aux traits enfantins et à la gorge ferme, à qui leur robe sert de spiritualité, si l’on peut dire. Elle jeta un coup d’œil dans la grande glace qui garnissait le milieu de l’armoire, où s’empilaient, parmi les sachets, les merveilles de sa lingerie intime ; elle se vit jolie et se sourit de nouveau, avec un regard où passait la même idée qui, tout à l’heure, l’avait arrachée à la caresse de son mari. Sans doute cette idée n’était pas de celles qu’il lui plût d’admettre, car elle secoua sa tête, et, quelques minutes plus tard, ayant sur les épaules un peignoir de foulard bleu pâle, elle abandonnait cette tête aux mains de la femme de chambre qui lui défit ses longs cheveux. Elle sentait sous ses pieds nus la douceur du duvet de cygne dont ses mules étaient doublées. L’eau qu’elle avait passée sur son visage avait achevé de la rendre à elle-même. Dans le miroir devant lequel on la coiffait, elle voyait tous les détails de ce cabinet qu’elle s’était complu à parer comme la vraie chapelle de son unique religion : sa beauté. Tout s’y reflétait, depuis le tapis aux douces couleurs jusqu’à la baignoire de faïence anglaise, jusqu’à la large table de marbre, avec son lavabo d’argent et les mille outils compliqués des parures secrètes. Eut-elle à cette vue un ressouvenir des diverses conditions qui lui assuraient cette heureuse existence ? Toujours est-il qu’elle pensa à son mari et qu’elle se dit : « Le brave cœur !… » Les pierres qu’elle avait gardées aux oreilles jetèrent des feux, et, se rappelant Desforges, elle se dit presque dans la même pensée : « Le bon ami !… » Ces deux impressions si contradictoires se conciliaient dans cette tête dont les cheveux fins ondulaient sous l’écaille blonde, comme les deux faits se conciliaient dans sa vie. Les femmes excellent à ces mosaïques morales, qui cessent de paraître monstrueuses, quand on en a suivi le tranquille et progressif travail. Cette Parisienne de trente ans était, certes, aussi parfaitement corrompue qu’il est possible de l’être, mais, pour être juste à son égard, il faut ajouter aussitôt qu’elle ne le savait pas, tant elle s’était bornée à subir les circonstances qui l’avaient menée, heure par heure, à ce degré singulier d’immoralité inconsciente. Suzanne s’était laissé marier avec Paul Moraines, deux années avant la guerre de 1870, sans répulsion comme sans enthousiasme : cela s’arrangeait ainsi entre les familles. Le vieux Moraines, sénateur depuis le début de l’Empire, appartenait au même monde que le vieux Bois-Dauffin. Paul, auditeur au Conseil d’État, beau danseur, charmant cavalier, paraissait fait pour elle comme elle paraissait faite pour lui. Bref, ils formèrent, pendant ces deux premières années, ce que l’on appelle en langue de salon le plus « joli ménage » : ce fut un tourbillon de bals, de soupers, de parties de théâtre, de chasses d’automne et de fêtes d’été, dans lequel l’un et l’autre se complurent follement. Paul définissait lui-même le genre de relations qui l’unissaient à sa femme, à travers ces plaisirs continuels : « Tu es jolie comme une maîtresse, » lui disait-il en l’embrassant, dans le coupé qui les ramenait, vers une heure du matin. Le quatre septembre fit s’écrouler cette féerie. Les deux familles avaient vécu d’après le même principe, sur de gros traitements qui se trouvèrent du coup supprimés, sans que d’ailleurs cette diminution subite changeât rien aux habitudes. Jusqu’à sa mort, survenue en 1873, Bois-Dauffin demeura convaincu de la toute prochaine restauration d’un régime qu’il avait vu si fort, si bien muni d’hommes et si populaire. L’ancien sénateur, qui survécut peu à son ami, partageait les mêmes utopies. Paul avait, bien entendu, démissionné du Conseil d’État. Il possédait plus encore que son père et que son beau-père, cette foi aveugle dans le succès de la cause, qui demeurera pour l’histoire le trait original du parti impérialiste. Suzanne, elle, qui n’avait de foi d’aucune sorte, eut en revanche, dès cette année 1873, la vision très nette de la ruine où ils marchaient, où ils couraient, elle et son mari, en vivant, comme ils faisaient, sur leur capital. C’était précisément l’époque où Frédéric Desforges commençait à s’occuper d’elle assidûment. Cet homme, qui n’avait pas cinquante ans alors, était demeuré le représentant le plus brillant de la génération entrée dans le monde vers 1850, et qui eut pour chef de file le profond et séduisant Morny. Aux yeux de Suzanne, il gardait le prestige de sa légende d’élégance et des aventures que lui avait prêtées la chronique des salons. Il eut bien vite cet autre prestige d’une supériorité indiscutable dans la connaissance et le maniement de la société parisienne. Resté veuf et sans enfants après un court mariage, presque oisif, car son mandat de député ne l’intéressait que pour la forme, riche de plus de quatre cent mille francs de rente, sans compter son hôtel du Cours-la-Reine, sa terre en Anjou, et son chalet à Deauville, l’ancien favori du célèbre Duc avait le courage, si rare, de vieillir, — comme son protecteur avait eu celui de mourir. Il pensait à s’organiser une dernière liaison qui le conduisît vers la soixantaine en lui procurant une maîtresse désirable et commode, un intérieur à son goût, et ce qu’il appelait son « emploi de soirée. » Il eut bientôt jugé la situation de Mme Moraines, et calculé que c’était là exactement la femme qu’il rêvait : adorablement jolie, spirituelle, garantie de tout ennui probable de paternité par six années d’une union sans enfant, un mari avouable et qui ne deviendrait jamais un maître chanteur. Il mit en ligne tous ces avantages, le futé baron, et, petit à petit, en confessant Suzanne, en lui prouvant son attachement par la place obtenue pour Moraines, en lui faisant accepter des cadeaux après des cadeaux, en lui montrant ce tact exquis de l’homme mûr qui demande surtout à être toléré, il la conduisit au point où il désirait. Et cela se fit d’une manière si lente, si insensible ; et, une fois établie, cette liaison devint quelque chose de si simple, de tellement mêlé au quotidien de l’existence, que la culpabilité de ses rapports avec Desforges échappait presque à Suzanne. Quel tort faisait-elle à Moraines, au demeurant ? N’était-elle pas sa femme et véritablement attachée à lui ? Quant au baron, c’est vrai qu’il suffisait à toute une portion de son luxe. Mais quoi ? Est-il défendu de recevoir des cadeaux ? S’il payait une note par ci, une note par-là, y avait-il quelqu’un au monde à qui cette complaisance portât préjudice ? Elle était sa maîtresse, mais ces amours avaient pris un air de régularité qui les rendait presque conjugales. Elle était si bien habituée à ce compromis de sa conscience qu’elle se considérait, sinon tout à fait comme une honnête femme, du moins comme une personne très supérieure en vertu à nombre de ses amies dont elle savait les multiples intrigues. Si cette conscience lui adressait quelque reproche, c’était d’avoir, deux ans après le commencement de sa liaison avec Desforges, trompé ce charmant homme avec un clubman très à la mode, qu’elle avait enlevé, à l’époque des courses de Deauville, à une des femmes de son intimité. Mais ce personnage avait failli la compromettre d’une telle manière, elle avait si vite reconnu le vaniteux égoïsme de l’homme à bonnes fortunes, qu’elle avait été trop heureuse de rompre tout de suite cette aventure. Elle s’était bien juré de s’en tenir aux douceurs de son ménage à trois, entre la gentilhommerie de Paul et le galant épicuréisme du baron. Et elle s’y était tenue depuis lors, avec une telle correction d’attitude, que sa bonne renommée était défendue autant qu’elle pouvait l’être, dans la place enviée que lui faisait sa beauté. Elle avait des rivales trop habituées à chiffrer un budget pour ne pas savoir que les Moraines vivaient sur le pied de quatre-vingt mille francs de rente, « Et nous les avons connus presque ruinés, » ajoutaient ces bonnes personnes. « Calomnie !… » répondait le chœur des amis du baron, et il savait s’en assurer dans tous les mondes. « Calomnie !… » reprenait le chœur des naïfs, de tous ceux que dégoûte la multiplicité des infâmes racontars répandus chaque soir dans les salons. « Calomnie !… » ajoutait le chœur des indifférents qui savent qu’à Paris, il n’y a, pour un sage, qu’un parti : avoir l’air de ne croire à rien de ce qui se dit, et prendre les gens pour ce qu’ils se donnent. La pensée des mille services que lui avait ainsi rendus Desforges avait sans doute traversé l’esprit de Suzanne au moment où elle se disait, assise devant sa table à toilette : « Le bon ami !… » Pourquoi donc, tandis que sa femme de chambre lui passait aux jambes des bas d’une soie aussi fine que sa peau et garnis sur le cou-de-pied d’une dentelle ajourée, oui, pourquoi le visage du baron, intelligent et fatigué, céda-t-il soudain la place à un autre visage, tout jeune celui-là, encadré d’une barbe idéale, éclairé par des yeux d’un bleu sombre où se lisait toute l’ardeur d’une âme vierge et enthousiaste ? Pourquoi, tandis que les mains agiles de Céline laçaient par derrière son corset de satin blanc, entendit-elle une voix intérieure lui murmurer, comme une musique, les quatre syllabes de ce nom : — René Vincy ? À quelle tentation secrète répondit-elle, tout en faisant courir la houppette de poudre sur ses seins et ses épaules : « N’y pensons pas ! » Elle avait vu le jeune homme deux fois. Une femme comme elle, l’amie, presque l’élève du Parisien Desforges; elle, la plus positive des mondaines et qui s’était vendue pour avoir toujours autour de sa beauté ce linge souple et parfumé, ces jupons de soie molle comme celui que la femme de chambre agrafait au bas du corset, et les innombrables délicatesses d’une grande vie de courtisane, oui, cette femme-là pouvait-elle se prendre aux yeux et aux paroles d’un poétereau de hasard, rencontré la veille, oublié aujourd’hui ? Elle s’était dit : « N’y pensons pas… » et elle y pensait de nouveau… Quelle étrange chose que, depuis la veille, elle ne pût pas secouer cette idée, qu’il serait bien doux d’être aimée de lui ? Si l’on avait prononcé devant elle cette formule démodée : — le coup de foudre… — elle aurait haussé avec un infini mépris ses blanches épaules sur lesquelles elle disposait maintenant, après avoir mis sa robe blanche des soirs d’Opéra, les rangs de perles de son collier. Cependant, de quel autre mot définir le rapide et brûlant passage d’émotion que la vue du jeune homme lui avait infligé, durant la soirée de la comtesse, émotion qui continuait plus forte ?… C’est qu’entre son mari — le brave cœur, — et Desforges — l’excellent ami, — Suzanne s’ennuyait depuis quelques mois, sans s’en rendre compte. Cette vie du monde et de l’élégance, objet de tous ses sacrifices, lui devenait fade et comme insipide. Elle appelait cela : être trop heureuse. « Il me faudrait un petit chagrin, » disait-elle plaisamment. Le fait est qu’elle ressentait cette courbature intime que produit l’assouvissement continu, cette lassitude à la fois physique et morale qui s’observe surtout chez certaines femmes entretenues, que l’on voit tout à coup, avec stupeur, désorganiser une vie échafaudée jusque-là avec un art infini. Elles avaient besoin de sentir autrement, et, pour tout dire, d’aimer. Elles font des folies, du jour où elles ont rencontré l’homme qui peut remuer leur âme blasée de jouissances vaines, celui que l’énergique argot des filles appelle > Pour Mme Moraines, qui venait d’atteindre à ses trente ans, sursaturée, comme elle était, du plus raffiné bien-être, sans ambition aucune à réaliser et sans la moindre illusion sur les hommes qu’elle rencontrait dans son monde, l’apparition d’un être aussi nouveau que René, si peu pareil aux comparses habituels des salons, pouvait devenir et devint une espèce d’événement. La curiosité l’avait poussée, la veille, à s’asseoir à la table du souper auprès de lui. Un instinct de femme lui avait fait d’emblée prendre à ses yeux le rôle qu’elle pensait devoir le séduire le plus. Elle avait été ravie de cette causerie ; puis, rentrée à la maison, elle s’était endormie sur le « c’est impossible, » qui sert de paratonnerre à tous les coups de foudre de ce genre, lorsqu’ils tombent sur des mondaines, plus étroitement garrottées dans leurs corvées de plaisir que les bourgeoises dans leurs corvées de ménage. René était venu, et l’impression qu’il avait faite sur elle la veille s’était reproduite plus forte.