IX

870 Words
IXUn matin, je bêchais de mon mieux mon petit domaine, lorsqu’un nom de baptême, qui m’était bien connu et bien cher, frappa mon oreille à plusieurs reprises. J’écoutai, sans paraître y prendre garde et tout en continuant ma besogne, la conversation de deux de mes camarades, dont l’un était André. Il s’agissait d’une histoire dont l’héroïne avait nom Félicité. Or, Félicité était le nom de baptême de ma mère, et le narrateur affectait de le prononcer très haut, chaque fois que sa promenade le ramenait dans mon voisinage, et d’appuyer dessus avec quelque épithète bizarre dont je ne comprenais pas la signification ; mais cette signification devait être outrageante ou ironique, car l’autre ne manquait pas de pousser des exclamations d’étonnement ou des éclats de rire exagérés. L’histoire roulait, d’après ce que j’en pouvais saisir, sur un sujet amoureux. Ils conclurent en disant qu’on pourrait l’intituler : la Félicité de l’amour. Du reste, mon nom à moi n’avait pas été prononcé, et je n’avais surpris nulle allusion directe, pas même un regard dirigé de mon côté. Ces deux enfants avaient bien l’air de causer entre eux et pour eux seuls. Je rentrai dans la classe, espérant encore que le hasard avait produit une similitude de noms. Il y avait à peu près une demi-heure que nous nous étions remis au travail, lorsqu’un des élèves interpella le professeur pour lui demander un renseignement. Ces interpellations étaient fréquentes, et souvent on s’en faisait un jeu. – Monsieur, quel était le surnom du beau Dunois ? – Le bâtard d’Orléans. – Qu’est-ce qu’un bâtard ? – C’est… Le professeur s’arrêta devant l’explication à donner, comme si elle eût dû le mener trop loin. – C’est un enfant qui n’a pas de père, riposta un second interlocuteur, jaloux de se montrer aussi courageux que le premier. À ce mot, je dressai la tête ; je flairai de nouveau l’ennemi. D’ailleurs, tous les regards étaient tournés, en dessous, vers moi, comme pour ne pas me laisser le moindre doute. Mais je ne comprenais pas encore. Je n’avais pas de père, je le savais bien et m’en cachais d’autant moins que personne ne m’avait dit de m’en cacher. Ma mère avait suffi jusqu’alors à toutes les exigences de mon cœur, ce père ne me manquait donc pas encore. On appelait « bâtard » un enfant dans ma situation ; soit, j’étais un bâtard, c’était une dénomination comme une autre. Il en faut une pour chaque sujet et je ne trouvais rien d’extraordinaire à celle-là. D’ailleurs, je n’étais pas le seul à qui elle pût s’appliquer, puisque le héros d’Orléans l’avait portée fièrement. Si l’incident en fût resté là, j’eusse répondu très simplement à qui m’eût questionné sur ma famille : « Je suis un bâtard. » Mais tel n’était pas le but de mes camarades, et ils tenaient à m’initier à toutes les valeurs du mot. – Comment peut-on ne pas avoir de père ? demanda le questionneur. – Tais-toi donc, animal ! cria un troisième du nom de Constantin Ritz, avec l’accent du dégoût et de la menace. Ce fut la première preuve de sympathie que je reçus dans cette maison. On se tut. Je le regrettai presque, car, au fait, comment cela se faisait-il ? Je me le demandai à moi-même. Alors, ô pure naïveté de l’enfance ! j’ouvris mon dictionnaire et je cherchai : bâtard, « né hors du mariage. » Qu’est-ce que cela signifiait ? Je cherchai mariage : « union légale de l’homme et de la femme par le lien conjugal. » Durant toute la classe, je retournai ces deux explications dans ma tête. J’avais beau les presser entre mes dents, je n’en faisais rien sortir. Elles restaient toujours énigmatiques. Qu’est-ce que c’était que naître ? Comment naissait-on ? Tous ceux qui m’entouraient étaient-ils nés autrement que moi ? Certainement, puisqu’ils me reprochaient de ne pas être né comme eux. Pourtant nous étions conformés de la même manière. J’étais même plus fort, plus intelligent, meilleur que beaucoup de mes camarades ; mais ils avaient un père qui venait les voir, dont ils parlaient ou qu’ils avaient connu, s’ils ne l’avaient plus ; tandis que, moi, je n’en avais pas. Là était la différence ; mais cette différence était un malheur, non un crime ! À partir de ce jour, je fus surnommé le beau Dunois, et ce nom, accolé à celui de Félicité, servit de texte aux plaisanteries les plus injurieuses. Maintenant que je me rappelle les termes dont le sens m’échappait alors, et dont ces jeunes imaginations, déjà salies par des curiosités hâtives, se servaient à mon endroit, termes que les hommes ne prononcent plus entre eux après un certain âge, même dans la colère, le dédain ou l’ivresse ; immondices du langage qu’on ne retrouve qu’à de rares intervalles, sur les murs des chemins de barrière ; je me demande quel secret et invincible ennemi de Dieu peut souiller ainsi les lèvres, l’esprit et l’âme de petits êtres à peine échappés de ses mains, et suspendus encore au sein de la vierge nature. On s’étonne de l’immoralité, du scepticisme, de la dépravation des temps modernes ! Entrez dans le premier collège venu, remuez cette apparente jeunesse, appelez à la surface ce qui est au fond, analysez cette vase, vous ne vous étonnerez plus. La source est empoisonnée depuis longtemps : et, quand on n’a pas été un enfant, on ne devient pas un homme. Grâce à ce surnom et à ce nom de baptême, on put me souffleter, à toute minute, sans qu’il me fût permis de me plaindre. Un de mes camarades accepta le pseudonyme de Félicité pour amuser les autres et leur donner la comédie. On l’appelait Félicité tout haut ; il y répondait en riant, et alors commençait quelque scène immonde dont je détournais les yeux ; puis, en rentrant en classe, je trouvais dans mes cahiers et dans mes livres des dessins obscènes au-dessus desquels on avait écrit le nom de ma mère…
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