II

1615 Words
II– Hermine, éveillez-vous... nous arrivons ! La jeune fille sursauta un peu et ouvrit les yeux, puis les referma subitement. Un rayon de soleil venait de la frapper en plein visage. – Oh ! du soleil, enfin ! murmura-t-elle d’un ton joyeux. Les rayons d’or avaient réussi à percer les nuages, ils éclairaient le beau paysage sévère qui entourait Bourg-d’Eylan... La petite gare apparaissait, toute blanche, très accueillante... Au moment où le train s’arrêtait, un homme de haute taille, très mince, jeune encore, vêtu d’un costume correct, mais de coupe vieillie, parut sur le quai presque désert et s’avança vers le compartiment où se trouvaient les deux dames. – Voici mon frère, dit Mlle Savinie. M. de Vaumeyran ouvrit la portière, il aida les voyageuses à descendre... Hermine rencontra le regard froid de deux yeux bleus semblables à ceux de Mlle Savinie, à qui le nouvel arrivant ressemblait d’ailleurs d’une manière frappante. – Avez-vous fait un bon voyage, mademoiselle ? demanda-t-il en s’inclinant pour la saluer. – Non, j’ai été malheureusement très fatiguée... Et je suis désolée d’avoir déjà donné tant de peine à Mlle de Vaumeyran ! dit Hermine avec une grâce timide. Mlle Savinie eut un léger mouvement d’épaules. – Laissez cela, enfant... Alban, voici son bulletin de bagages. Aussitôt la malle chargée, nous partirons, car cette enfant a besoin de repos. M. de Vaumeyran s’éloigna, tandis que les voyageuses, plus lentement, gagnaient la sortie. Au passage, le docteur Dalney les salua... – À un de ces jours, n’est-ce pas, docteur ? lui dit Mlle Savinie. – Vous me verrez avant la fin de cette semaine, mademoiselle, répondit-il. Devant la gare, deux voitures attendaient : l’une, un élégant petit break attelé d’un joli cheval gris pommelé.... l’autre, une vieille Victoria qui s’harmonisait fort bien avec la jument blanche d’âge vénérable. Ce fut vers cette dernière que se dirigèrent Mlle de Vaumeyran et Hermine, tandis que le docteur, s’asseyant sur le siège du break, réunissait les guides et s’éloignait au trot vif de son cheval. – Montez, Hermine, dit Mlle Savinie. Alban a eu la bonne idée de faire mettre des couvertures ; enveloppez-vous bien, car l’air toujours vif de là-haut vous surprendrait. Peu après, M. de Vaumeyran reparut, précédant un homme d’équipe qui portait la malle d’Hermine. Le vieil équipage s’éloigna aussitôt, suivi par les regards curieux du chef de gare et des deux ou trois voyageurs qui étaient là. – Ah çà ! les hiboux sortent donc en plein jour, maintenant ! dit avec un gros rire une sorte de maquignon à la carrure énorme. La gare était assez éloignée de Bourg-d’Eylan. La route montait, et à mesure les arbres d’essences différentes laissaient une plus large place aux sapins qui commençaient ici leur règne, jetant sur le paysage une note de sévère majesté. Au sortir du rude hiver, la nature s’épanouissait, les champs verdoyaient, la terre, chauffée par le soleil de mai, échappait au long sommeil sous la neige... mais eux, les sapins sombres, demeuraient toujours fidèles dans les bons et mauvais jours. Bourg-d’Eylan apparut bientôt, éparpillant, au pied d’une hauteur abrupte couverte de sapins, ses maisons solides, au toit aigu descendant très bas, aux cheminées énormes faites pour résister au poids de la neige. Avec ses fenêtres ouvertes et garnies de fleurs, avec la jeune verdure de ses jardins et le gai soleil qui éclairait toutes choses, Bourg-d’Eylan avait un air accueillant et familial qui plut infiniment à Hermine. La voiture, conduite par M. de Vaumeyran, ne fit que côtoyer le bourg pour prendre une route en corniche extrêmement montueuse, qui longeait une combe étroite, d’aspect sévère. Des sapins, partout des sapins... Hermine, dont l’âme était naturellement imprégnée de poésie, admirait en silence la superbe austérité de ces avalanches sombres couvrant les hautes pentes, le charme paisible des grandes prairies où évoluait lentement le bétail..., et cet air, exquis, parfumé, incomparablement vivifiant ! et ce soleil si doux qui caressait l’épiderme et répandait jusqu’au fond des étroites vallées un peu de sa lumière d’or, tandis qu’en haut il glissait, triomphant, entre les rangs pressés des sapins ! – Le soleil vous fait accueil, Hermine, fit observer Mlle de Vaumeyran. Voici quinze jours que nous ne l’avons vu. Les Roches-Rouges vous paraîtront moins sombres ainsi. – Arrivons-nous bientôt, mademoiselle ? demanda Hermine, dont le cœur battit soudain d’appréhension. – Oui, dans cinq minutes. Les sapins se pressaient, plus épais, dans les combes sombres et au sommet des hauteurs abruptes ; ils formaient, en avant, une sorte de rideau... Et ce fut après l’avoir franchi qu’Hermine vit devant elle, à la suite d’une cour fermée par une grille rouillée, une vaste bâtisse ancienne aux murs noirâtres, accolée d’une énorme tour carrée. Cette demeure, encore entourée de ses douves dépourvues d’eau, garnie de fenêtres étroites et pour la plupart grillées, n’offrait à l’esprit qu’une impression assez lugubre, malgré le soleil qui l’enveloppait de ses rayons... Mlle de Vaumeyran, qui observait sans en avoir l’air l’expressive physionomie d’Hermine, dit d’un ton hésitant : – Je crains que vous ne vous ennuyiez beaucoup, ici. Je voudrais que nous trouvions une combinaison... Elle s’interrompit et se pencha pour voir qui ouvrait la grille. – Ah ! c’est Blandine ! Elle se tourna vers Hermine... Un voile d’intense tristesse semblait soudain couvrir son regard. – Je crois préférable de vous prévenir. Hermine, que notre pauvre sœur Blandine a le cerveau un peu étrange, dit-elle d’une voix qui frémissait légèrement. Cela vous expliquera certaines bizarreries et de fréquentes absences de sa part. La voiture venait de franchir la grille. Hermine vit, rangée sur le côté, une femme jeune encore, petite et frêle, dont le visage aux traits délicats s’encadrait d’une chevelure toute blanche. Un regard très doux, mais un peu vague, comme perdu, se leva sur Hermine... – Quel dommage !... Pauvre demoiselle ! murmura la jeune fille avec compassion. La voix de Mlle Savinie, un peu âpre, murmura : – Faut-il vraiment la plaindre ?... Elle oublie peut-être mieux ainsi. Devant le regard surpris de la jeune fille, Mlle de Vaumeyran détourna un peu le sien. Elle dit d’une voix redevenue tranquille : – Voici notre aînée, Clarisse de Vaumeyran. La voiture venait de s’arrêter devant le petit pont de pierre jeté en travers de la douve. Sur le seuil du château apparaissait une femme de haute taille et de forte corpulence. Son visage, aux traits irréguliers et presque masculins, avait une singulière expression de volonté et d’orgueilleuse assurance, encore accentuée par le regard dominateur... Devant cette majestueuse apparition toute vêtue de noir, la pauvre Hermine eut un petit tremblement. Elle descendit de voiture, et, à la suite de sa compagne, elle s’avança vers l’aînée. – Voilà une enfant bien fatiguée, Clarisse ! dit Mlle Savinie. Mlle Clarisse tendit vers Hermine, qui s’inclinait timidement, une fort belle main un peu brunie. – Nous allons lui procurer du repos... Soyez la bienvenue aux Roches-Rouges, Hermine. Sa voix avait des intonations brèves et presque dures, qui tombèrent lourdement sur le cœur d’Hermine. Alban, sans avoir prononcé une parole, s’en allait, emmenant voiture et cheval vers les écuries dont on apercevait à gauche le bâtiment... Mlle Savinie se tourna vers Mlle Blandine, qui arrivait à petits pas pressés, les mains dans les larges poches de son tablier. – Tout est prêt, là-haut, Blandine ? – Oui, Savinie, répondit une petite voix douce. – Entrez, Hermine, dit Mlle Clarisse. Nous allons vous montrer votre chambre. Nous avons choisi la mieux exposée, afin que vous ayez beaucoup de soleil. Le soleil !... Réussirait-il, vraiment, à pénétrer dans cette sombre demeure ? Le vestibule immense, aux murs formés de larges pierres grises, était presque obscur, à cette heure de midi... Et l’escalier si large, si imposant, les grands corridors du premier étage ne voyaient pas arriver plus de clarté... Aussi Hermine dut-elle fermer un instant les yeux au seuil de la pièce qu’ouvrit Mlle Clarisse. Cette chambre, très vaste, était littéralement inondée par le soleil, que deux larges fenêtres laissaient pénétrer en toute liberté. – Ah ! quelle belle chambre ! s’écria la jeune fille. Ses yeux, maintenant habitués à la vive lumière, voyaient un ancien mobilier Louis XV, fort bien conservé, des tentures de soie à fleurettes, un peu fanées, mais fort jolies encore, une garniture de Sèvres sur la cheminée, un charmant miroir ovale au-dessus du petit bureau... – Cette chambre vous plaît vraiment ? demanda Mlle Savinie. – Oh ! certes !... Je vous remercie ! Vous êtes trop bonnes, mesdemoiselles ! Les lèvres pâles de Mlle Savinie eurent une légère contraction. Elle se détourna pour repousser un fauteuil, tandis que l’aînée disait de sa voix brève : – Godard, le domestique, va vous apporter votre malle... Et, puisque vous êtes si fatiguée, vous préfèrerez sans doute prendre votre repas ici ? – Oh ! Mademoiselle, je ne voudrais pas vous déranger ainsi ! Déjà, je vais vous occasionner tant d’ennuis ! – Laissez donc cela, enfant ! interrompit un peu brusquement Mlle Savinie. Ce que nous faisons, nous le devons... On vous servira ici, ce soir. Si vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez pas à le demander. Ma chambre est à côté, et vous avez une sonnette ici. – Merci, mademoiselle... Mais qu’entend-on ainsi ? Depuis son entrée dans cette chambre, Hermine percevait une sorte de bruit sourd, ininterrompu, tel que celui d’une chute d’eau éloignée. – C’est la source Rouge, dit brièvement Mlle Savinie. Allons, nous vous laissons, Hermine. Reposez-vous bien, couchez-vous tout de suite si vous le préférez... – Et considérez-vous comme chez vous, acheva Mlle Clarisse. Lorsque les deux soeurs furent sorties, Hermine fit du regard le tour de la chambre. Elle vit près du lit un antique crucifix de bronze... Et elle courut se jeter à genoux, elle joignit les mains et épancha son cœur dans une fervente prière. Que serait sa vie, dans cette famille ? Ils paraissaient tous l’accueillir avec bonté et déjà Mlle Savinie lui semblait sympathique, malgré cette froideur – pourquoi donc le mot de gêne, revenait-il toujours à l’esprit d’Hermine ? – qu’elle montrait, de même que son frère et sa sœur, bien qu’à un degré moindre. Peut-être était-ce simplement un peu d’orgueil... Hermine devrait déployer beaucoup de tact dans ses rapports avec ses bienfaiteurs ; il ne lui faudrait pas, devant leurs bontés, oublier ce qu’elle était. – Une enfant trouvée ! murmura-t-elle mélancoliquement. Comme ils ont été charitables et généreux ! Je voudrais voir le baron de Vaumeyran pour le remercier. Mais ni Mlle Savinie ni son aînée n’avaient fait allusion à leur père, ni manifesté l’intention de lui présenter sa pupille... Et Hermine n’avait osé les questionner à ce sujet. Un frisson secoua tout à coup Hermine. Elle se sentit soudain triste et lasse à mourir, et, tombant sur un fauteuil, elle laissa aller sa tête défaillante.
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