II

2563 Words
IIGuy s’était un peu attardé pour chercher son chapeau oublié dans une pièce du presbytère. Toutefois, le ciel ne paraissait pas plus menaçant quand le frère et la sœur montèrent dans la petite charrette. Mais comme celle-ci atteignait l’entrée du sentier, un grondement se fit entendre. Guy, levant la tête, s’exclama : – Que c’est noir, Gwen ! et tout au-dessus de nous, maintenant ! – Jamais nous n’aurons le temps d’arriver ! Mets ta vosgienne, Guy, car l’air fraîchit depuis un moment. – Oh ! je l’ai oubliée au presbytère ! – Comment cela ? Je t’y ai pourtant fait penser ! – Oui, mais j’ai été ensuite occupé de mon chapeau et j’ai dû la laisser dans un coin du vestibule. – Quelle étourderie ! Pourvu que tu ne prennes pas froid ! Si, du moins, nous pouvions atteindre la chaumière de Mariannik avant le commencement de la pluie ! Gwennola essaya de presser le petit cheval. Mais celui-ci, rendu nerveux par l’orage, se montrait capricieux et agité, ajoutant encore à l’inquiétude de la jeune fille. Maintenant les grondements d’orage se succédaient, les éclairs illuminaient fugitivement le sous-bois. Puis, pendant quelques instants, il y eut un impressionnant silence. La voiture, à ce moment, arrivait à l’endroit d’où l’on apercevait Ty-Glaz. Un peu loin, dans le sentier, se profilait une silhouette d’homme marchant rapidement. Un long éclair bleuâtre fulgura tout à coup, suivi d’un effrayant fracas. Le cheval se cabra, puis s’emballa furieusement. Incapable de le maintenir, Gwennola, terrifiée, songeait : « La voiture va verser... ou bien elle sera projetée contre un arbre où nous risquons de nous briser. Mon pauvre petit Guy ! Mes chers parents ! Mon Dieu, sauvez-nous ! » L’enfant, blêmi et raidi, se pressait contre elle sans qu’un mot, qu’un cri pût sortir de sa gorge. Il y avait bien cet homme, là-bas, qui arrivait en courant. Sans doute voulait-il essayer d’arrêter la bête emportée... Gwennola le vit bondir à la tête du cheval, le saisir aux naseaux, le maintenir d’une main sans doute singulièrement ferme, car l’animal, après quelques soubresauts de révolte, s’immobilisa sur ses jambes frémissantes. Le regard de l’inconnu – Gwennola n’avait encore jamais vu cette physionomie d’une mâle et fière beauté – se leva sur la jeune fille et l’enfant. – Vous voilà en sûreté pour le moment. Mais cette bête est bien nerveuse et, dès que je la lâcherai, je crains qu’elle ne recommence. Il serait plus prudent de descendre. Un nouvel éclair l’interrompit. Le cheval essaya de se cabrer, d’échapper à la poigne vigoureuse de l’étranger. Gwennola dit vivement : – Oui, nous allons descendre ! Mais voici la pluie ! Mon pauvre Guy, tu seras complètement trempé avant d’atteindre Kenendry ! Tout en parlant, elle sautait à terre, aussitôt suivie de Guy qui fléchissait un peu sur ses jambes. – Il serait en tout cas imprudent de vous trouver pendant l’orage sous ce couvert d’arbres. Permettez-moi de vous offrir un abri chez moi, ici près. De la tête, il désignait la direction où se trouvait Ty-Glaz. C’était donc l’Autrichien, ce M. Wolf dont Yvonne lui avait fait une description enthousiaste ? Celle-ci, d’ailleurs, s’accordait fort bien avec l’aspect du jeune homme qui dressait dans la pénombre du sentier sa haute et svelte stature, en attachant sur ceux qu’il venait de sauver un regard d’une singulière beauté, droit et ferme, un peu hautain d’abord, mais où s’éveillait une lueur d’intérêt. Il n’y avait pas à hésiter. Seule, Gwennola eût couru, à tout risque, jusqu’à Kenendry. Mais, pour Guy, elle devait accepter l’offre de cet étranger. – Nous vous remercions, monsieur, et userons volontiers un moment de votre hospitalité. Mon frère est si délicat que je ne puis l’exposer à l’averse qui se prépare. – Venez vite, en ce cas. D’une main énergique, M. Wolf entraîna le cheval et, suivi de ses hôtes, gagna le sentier transversal qui menait à Ty-Glaz. La pluie tombait subitement avec une violence de trombe. En dépit du couvert que formaient les arbres, les deux jeunes gens et l’enfant étaient déjà copieusement mouillés quand ils atteignirent Ty-Glaz. Au bruit des pas, la porte fut ouverte par un homme aux cheveux grisonnants, vêtu d’une livrée noire. Il s’avança vivement pour prendre le cheval, tandis que son maître ordonnait : – Janko, mets cette bête à l’écurie, puis viens allumer du feu dans le salon. Se tournant vers Gwennola et Guy, M. Wolf ajouta : – Entrez, entrez vite ! Il les suivit dans le petit vestibule garni de tapisseries flamandes et, ouvrant une porte devant eux, s’inclina, tête découverte, en disant avec un geste courtois : – Veuillez, je vous prie, vous considérer ici comme chez vous et demander à mon domestique tout ce qui peut vous être nécessaire. Gwennola leva sur lui un regard de profonde gratitude. – Combien je regrette de vous déranger ainsi ! Mais je crains tant un refroidissement pour cet enfant. La main de l’Autrichien – une fort belle main fine et blanche – se posa sur les épaules mouillées, un peu frissonnantes, du petit garçon. – Il faudrait lui enlever cette blouse de toile, complètement trempée. Je vais vous envoyer une couverture dans laquelle vous l’envelopperez ; puis mon domestique vous préparera immédiatement du thé. Il s’éloigna, après avoir refermé la porte sur la jeune fille et son frère. Peu après, Janko apparaissait, portant une couverture aux longs poils soyeux et aux couleurs chatoyantes. Pendant que Gwennola en entourait Guy, après avoir retiré la blouse mouillée, le domestique allumait promptement les rondins de chêne déjà disposés dans l’âtre. Cela fait, il disparut et revint peu après, apportant deux tasses d’argent ciselé, avec la théière et le sucrier semblables, qu’il disposa sur un napperon garni de dentelles. Tout ceci était fait avec la silencieuse rapidité du serviteur bien stylé. D’ailleurs, ce Janko n’avait rien d’un domestique ordinaire, ainsi que l’avait fort bien remarqué Yvonne, et se fût trouvé à sa place dans les plus grandes maisons. Il s’éloigna, après s’être informé en excellent français si les hôtes de son maître souhaitaient quelque autre service de sa part. Guy se réchauffait un peu, mais la frayeur éprouvée tout à l’heure provoquait chez lui une sorte de prostration. Il but une tasse de thé additionné de rhum et se mit à somnoler dans le fauteuil où sa sœur l’avait installé, près du feu. Ils se trouvaient dans une assez grande pièce lambrissée de vieux chêne. Des nattes orientales très fines couvraient le parquet, des stores de même provenance se relevaient à demi sur les fenêtres. Les meubles étaient en bambou clair, de forme très élégante, et les sièges étaient garnis de soyeux coussins aux nuances vives mais harmonieuses. À travers l’atmosphère chaude se répandait le parfum des fleurs disposées dans de vieilles faïences de Quimper et dans deux petites amphores d’onyx posées de chaque côté d’une admirable Pieta de marbre qui occupait le centre de la cheminée. Près d’un piano à queue ouvert, une petite bibliothèque de bambou renfermait des livres reliés avec une élégante simplicité... Gwennola se leva pour aller regarder les titres, car l’on peut avoir souvent idée du caractère, des habitudes d’un homme par ses lectures préférées. Or, si peu curieuse qu’elle fût, la jeune fille éprouvait tout à coup un singulier désir de connaître quelque chose de l’étranger qui venait de lui rendre un tel service, avec une discrétion qui en doublait le prix à ses yeux et dénotait l’homme de parfaite éducation. M. Wolf devait être un linguiste, car il y avait là un échantillon de presque toutes les langues de l’Europe. Les ouvrages français étaient d’ailleurs les plus nombreux, choisis parmi les œuvres sérieuses, de grande valeur littéraire et de haute portée morale. Un peu plus loin se trouvait un petit bureau dont la tablette supérieure supportait une grande photographie entourée d’un cadre d’or mat. Un jeune homme de mine sérieuse et froide, portant la tenue d’officier de lanciers autrichiens, s’appuyait au fauteuil qu’occupait une fort jolie femme au regard pensif et profond, aux cheveux blonds coiffés en boucles. « Son père et sa mère, sans doute ? » pensa Gwennola. Quelle attachante physionomie féminine ! Penchée vers la photographie, elle considéra longuement l’inconnue. Si peu qu’elle eût encore vu M. Wolf, il ne pouvait lui échapper que celui-ci ressemblait à la belle jeune femme vêtue de blanc, qu’il avait, surtout, ces mêmes yeux si beaux qui donnaient à la figure du portrait une rare séduction. « Il doit certainement appartenir à une bonne famille, songea-t-elle, car ces deux personnes ont une apparence et une tenue fort distinguées. La jeune femme surtout a tout à fait l’extérieur que l’on pourrait demander à la plus grande dame. » Sur cette réflexion, Gwennola s’approcha de la fenêtre pour regarder au-dehors. Hélas ! si les grondements d’orage s’éloignaient, la pluie redoublait d’intensité !... Comme ils allaient tous s’inquiéter, à Kenendry ! Peut-être auraient-ils l’idée d’envoyer le landau chez le recteur, pensant qu’elle et Guy s’y trouvaient encore ? Alors, on se demanderait où ils avaient pu se réfugier, on irait voir chez la vieille Mariannik ; mais songerait-on à venir chez l’étranger de Ty-Glaz ? Elle s’approcha doucement de son frère et vit qu’il s’était endormi. Sans bruit, elle alla vers la porte, l’ouvrit avec précaution et fit quelques pas dans le vestibule. Au seuil d’une pièce voisine apparut M. Wolf. Gwennola expliqua : – Je vais courir jusqu’à Kenendry pour rassurer mes parents et envoyer une voiture fermée. Mon frère s’est endormi et... – Quoi, vous voulez partir par ce temps ? Je ne vous laisserai pas faire, mademoiselle. Mon domestique ira porter votre message au château. – Comment ! Envoyer ce pauvre homme sous cette pluie ? Un sourire vint aux lèvres du jeune homme, dont les yeux s’éclairèrent d’une lueur d’émotion. – Mais vous parlez d’y aller vous-même ! Janko, lui, en a vu bien d’autres, pendant les voyages qu’il a faits à ma suite ! Du reste, s’il n’était pas là, c’est moi qui me rendrais à Kenendry. – Je ne sais comment vous remercier !... Croyez, monsieur, que mes parents et moi vous garderons la plus grande reconnaissance pour l’aide que vous nous apportez. – Je suis très heureux, mademoiselle, de pouvoir rendre ce petit service aux enfants d’un homme tel que le marquis de Pendennek, dont la haute valeur m’est déjà connue par ouï-dire. Gwennola, si peu orgueilleuse pour elle-même, était particulièrement sensible à tous les éloges faits sur son père, dès qu’elle y découvrait l’accent de la sincérité. Ces quelques mots de l’étranger à mine fière et franche la touchèrent donc beaucoup plus vivement que n’eût pu le faire une visible admiration pour sa beauté, qu’une femme quelque peu préoccupée de plaire n’aurait pas manqué de découvrir dans le regard du jeune homme, quelque discret qu’il le fit. – Mon père a eu surtout l’âme assez énergique, assez réellement chrétienne pour dédaigner les critiques de certaines gens et se mettre courageusement au travail. – Ce qui est d’un grand mérite parmi la trop fréquente veulerie. Permettez-moi de me présenter à vous, mademoiselle. Mais, sans doute, avez-vous entendu déjà un peu parler de Franz Wolf, venu pour étudier la langue et les anciennes coutumes de votre Bretagne ? – Oh ! certainement, monsieur ! Dans nos petits pays, vous savez... Elle ne put s’empêcher de sourire un peu, au souvenir des enthousiasmes et des commentaires d’Yvonne. Quelque ironie passa dans le regard du jeune étranger. – Les petites villes n’ont pas le monopole de l’indiscrétion, des recherches dans la vie privée, des racontars plus ou moins calomnieux. Vienne, sous ce rapport, les vaut largement. Votre jeune frère s’est-il réchauffé, mademoiselle ? – Oui, et même il était un peu brûlant. – Il a besoin de son lit. Retournez près de lui ; je vais envoyer immédiatement Janko à Kenendry. Il s’éloigna, et Gwennola, avant de refermer la porte, l’entendit donner des ordres dans une langue inconnue, avec une intonation impérative déjà remarquée par elle, bien qu’atténuée, tandis qu’il lui adressait la parole. Au reste, il donnait l’impression d’un homme habitué au commandement – et aussi, comme l’avaient aussitôt jugé M. de Rosmandour, sa fille et le recteur, d’un homme supérieur à bien des points de vue. Non pas seulement par ses dons physiques, par ses manières de la plus rare distinction, mais encore par l’énergie et l’intelligence, qui, toutes deux, s’affirmaient sur cette physionomie faite pour ne passer jamais inaperçue, en même temps qu’une fière droiture dont avait été particulièrement frappée Gwennola, dès les premiers mots échangés avec l’habitant de Ty-Glaz. Assise près de son frère, la jeune fille songeait ainsi, les yeux attachés à la braise qui croulait dans l’âtre avec un bruit léger. Guy s’éveilla bientôt. Il avait visiblement un peu de fièvre et recommença un moment après de sommeiller en attendant la voiture annoncée par sa sœur. Dans la cheminée, la braise ardente continuait de s’écrouler. Une impression de bien-être élégant se dégageait de cette pièce meublée avec une apparente simplicité, qui n’était peut-être, dans son harmonieux ensemble, qu’un raffinement d’artiste ou de grand seigneur. Oui, grand seigneur, il l’était par l’apparence, il devait l’être par les goûts et les habitudes, sinon par la naissance. En tout cas il fallait, dès le premier moment, reconnaître en lui un homme de la plus parfaite éducation. D’un geste machinal, Gwennola, tout en poursuivant ses réflexions, avait pris entre ses doigts le petit sucrier d’argent. Elle remarqua alors le délicat travail de la ciselure qui faisait de cet objet, et de ceux qui l’accompagnaient, des pièces très précieuses. La petite nappe de fine toile était garnie d’un entre-deux et d’une dentelle dont la grande beauté attira aussi l’attention de la jeune fille. Un raffiné, évidemment, ce M. Wolf. Un homme de goût, qui devait détester le luxe des parvenus, mais se plaire aux discrètes élégances... Tout à coup, Gwennola prêta l’oreille... Oui, c’était bien un roulement de voiture. Elle se leva en appelant : – Guy, mon chéri, éveille-toi... Nous allons partir. Le petit garçon ouvrit les yeux et sourit à sa sœur. – Je ne dormais pas, ma Gwen ; je suis seulement un peu engourdi. La porte fut ouverte à ce moment et M. Wolf entra. – Voici une voiture, qui ne peut être que celle de Kenendry... Comment vous trouvez-vous, mon enfant ? Il s’approchait de Guy, posait sa main sur la tête blonde. – Pas trop mal, monsieur... Je n’ai pas eu froid, grâce à cette couverture et à ce feu. Vous êtes bien bon, et je vous remercie beaucoup. Guy avait – comme Gwennola – le don de faire passer dans l’accent et dans le regard les impressions d’une âme délicate, vibrante, sensible à toutes les émotions. Le charme de cette physionomie parut frapper Franz Wolf, car il considéra un moment le petit garçon avant de répondre, avec un sourire dont la douceur était singulièrement prenante sur ce visage viril, un peu altier : – C’est une grande satisfaction pour moi de vous avoir rendu ce service, mon cher enfant. Je désire beaucoup que vous n’éprouviez aucune suite fâcheuse de l’aventure... Mieux vaudrait, mademoiselle, le laisser dans cette couverture et l’emporter ainsi jusqu’à la voiture. Gwennola approuva et roula rapidement la blouse déjà sèche. Un instant plus tard, un homme grand et robuste, dont le visage énergique s’encadrait d’une barbe brune, entrait dans le salon et s’avançait vers le petit garçon. – Papa ! s’écria joyeusement Guy. – Eh bien ! voilà une belle équipée, mes enfants... Monsieur, veuillez recevoir toutes mes excuses et mes remerciements... – Cher père, vous devez encore plus que vous ne croyez à notre nouveau voisin, dit Gwennola. M. Wolf nous a sauvé la vie en arrêtant Lotus emballé. – Serait-ce possible ? Ce brave petit cheval, généralement tranquille... En quelques mots, Gwennola raconta le danger couru. M. de Pendennek, les mains tendues vers l’étranger, s’écria chaleureusement : – Jamais je ne pourrai assez vous témoigner ma gratitude. Sans vous, peut-être que mes deux enfants... Il frissonna. – J’ai été assez heureux pour me trouver à ce moment sur le chemin, rentrant au logis, répliqua M. Wolf en serrant cordialement les mains offertes. Il faut en remercier Dieu, et non le simple passant que j’étais. M. de Pendennek riposta en souriant : – Le passant a aussi quelque droit à ma reconnaissance, et je ne l’oublierai pas... Mais partons, mes enfants. Votre mère vous attend avec une grande impatience, bien que le domestique de Monsieur ne nous ait donné aucune inquiétude. Franz Wolf se pencha vers Guy, l’enleva entre ses bras et, sans écouter les protestations du marquis, l’emporta jusqu’à la voiture où il l’installa soigneusement. Après quoi, il rejoignit ses hôtes dans le vestibule et aida Gwennola à mettre la grande cape de drap envoyée par Mme de Pendennek. – Encore merci, pour mon frère et pour moi, dit la jeune fille en lui tendant la main. Il serra les jolis doigts un peu frémissants, tandis que son regard s’attardait sur le visage palpitant de discrète émotion, sur les yeux éclairés d’une si pure lumière. Puis, debout sur le seuil, il attendit que Janko eût refermé la portière sur ses hôtes. Alors, il rentra dans le salon, jeta un coup d’œil autour de lui, sourit un peu en murmurant : – Et ceci est comme un conte de fées...
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