PREMIERE PARTIE-1

2237 Words
PREMIERE PARTIE L’image de moi que je refuse Mes angoisses et mes espoirs Rencontre avec Édouard : Édouard au Djinn. Mon attirance pour la mort et mon goût pour la vie. Mes espoirs déçus avec Albe renaissent avec Édouard. Mon affolement dans le train. Bordj-Ménaïel m’étouffe : Retour/conversation Blvd de la Gare. « La valise ou le cercueil » L’aura du cadi. Retour sur Édouard. Je vois ma véritable image dans le miroir. Des rêves obsessionnels. L’incompréhension de ma mère et ma cruauté. Aïcha risée de Bordj-Ménaïel. Bientôt mon tour ? Les potins chez madame Salvador : j’aimerais y participer, je me sens à l’écart. Armand et la guerre. Le dimanche chez Albe : Sa familiarité avec moi. Il me fait connaître la revue « Pas si folles ». Je rencontre les artistes chez lui. Une phrase magique : « Elle s’est bien faite, elle est ravissante. » Ma mère ne peut me comprendre. J’interroge le miroir : image burlesque de moi. Moment de désespoir. Je revois Édouard : Ma mère ignore tout de moi. Mon sentiment de culpabilité et mes sanglots. Remontée vers l’espoir et la vie. Je scrute le miroir : image triomphante de moi. Ma mère exige de connaître Édouard. Imprudence d’Édouard qui se reprend aussitôt. Il me raccompagne à Bordj-Ménaïel. Il me compare à Tirésias. **** Il y avait en 1958 au lycée Bugeaud d’Alger une ombre blonde qui ne payait pas de mine. On flairait pourtant une énigme : on remarquait sa fluidité et on lui aurait conseillé de faire du sport de plein air pour prendre corps et forme… ou de sortir avec ses camarades pour s’émanciper un peu et leur ressembler enfin. Rien ne lui aurait autant déplu. Aucune extravagance ne lui avait encore valu le haro public : on en était toujours au repli sur soi, à l’absence aux autres, au désir de se faire oublier, surtout au lycée où les résultats devenaient aussi ternes que le personnage. En voulant voir, on aurait vu notre timide créature, évitant la bousculade de la sortie, descendre l’escalier du grand lycée, se diriger à pied, par économie, dans la direction du square Bresson, et, imperméable à l’émoi de la ville anxieuse et pacifiée, prendre la rue Bab el Oued, traverser la place du Gouvernement, filer rue Bab Azoun, parvenir enfin au Djinn où il y avait des gâteaux au miel bon marché. En y entrant, je passais rapidement la main dans mes cheveux pour les rendre plus bouffants. Je m’installais pour goûter. Par instants, je lançais dans le miroir vitreux des regards brefs, plus inquiets que satisfaits, et retournais aussitôt dans mon monde pour éviter une trop longue immersion en milieu contraire. Voilà l’image du moi que j’étais en ce temps-là. C’était une écorce encombrante et qu’il me fallait nier, à moi-même, car je connaissais trop bien les contours de mon moi réel et caché pour tolérer ma navrante apparence, et aux autres, que j’accusais secrètement de n’avoir pas d’yeux pour voir. La vie qu’ils m’accordaient, je la refusais. Mais comment imposer celle qui foisonnait en moi ? Le temps pressait. À seize ans, on ne peut plus attendre indéfiniment. Il faut vivre ou mourir. L’oppression parfois me coupait le souffle. Pourtant, je m’installais au Djinn avec plaisir. Je voulais me cacher, m’isoler pour prendre mon thé avec une pâtisserie orientale. Il n’en fallait pas plus pour me plonger dans une rêverie qui satisfaisait ma gourmandise, mon goût du luxe, de la frivolité, et réfréner provisoirement, tout en le cultivant, mon immense besoin d’évasion. La gare n’était pas loin. Il ne me fallait que quelques minutes pour prendre le train et rentrer chez moi. Je me surprenais parfois à regretter le temps encore récent où ma mère avait consenti à me faire prendre pension dans un café de son frère Jo, le Beau Rivage, établissement tenu par Florette, sa maîtresse, à la Pointe Pescade, en banlieue d’Alger, plus proche du lycée que notre domicile. C’est là, à la Pointe Pescade, qu’avait chatoyé le casino de la Corniche, passage nécessaire de tous les chanteurs de variétés. Et moi, la tête en feu, j’avais vu défiler tous les artistes de Paris en tournée chez nous… Mais au mois de juin précédent, la bombe posée par le petit Aziz avait ravagé la Corniche pendant le bal. Affreux c*****e. Ma mère s’était affolée. Le petit Aziz avait mon âge, il avait fréquenté chaque jour le Beau Rivage, il avait été de mes familiers, c’en était assez pour que ma mère refuse que je retourne là-bas. C’était triste pour moi, mais je m’y résignais, car la Pointe Pescade n’était plus la même : les artistes avaient déserté, l’armée occupait maintenant le casino délabré. J’avais cru un temps que la proximité du casino de la Corniche m’offrirait une voie, une fuite, un salut. Je voulais atteindre mon but. La voie s’était bouchée, il ne fallait pas vivre avec des regrets. Ce qu’il fallait, c’était une disposition d’esprit, une aptitude à saisir la chance qui se présenterait. Je me voulais sans cesse en éveil, à l’écoute d’autres mondes, guettant un appel, une occasion. Quand on fait un vœu unique, on trouve le moyen de le réaliser !… Mais j’avais beau me torturer, je ne voyais pas d’où pourrait venir ma libération. Alors le désespoir m’étreignait à nouveau, avant que l’élan me reprenne. Un jour que je venais de m’installer au Djinn, je vis entrer une tête connue. Ce n’était pas Albe. Ce n’aurait pas pu être Albe, car Albe, qui m’avait fait connaître l’endroit, renonçait depuis peu à s’y montrer sous prétexte que je l’avais fait remarquer. Ce n’était pas Albe, mais c’était un monsieur que je connaissais sans me rappeler qui il était. Mon cœur battit comme à l’annonce d’un danger. Nos regards se croisèrent, je lui fis machinalement un signe de tête. Il eut l’air surpris, vint à moi en souriant, me tendit la main, demanda à s’asseoir. Je me tenais sur mes gardes. Je dus bafouiller une réponse : il se présenta, s’assit. C’est alors que je le reconnus. C’était un homme que je voyais tous les jours à la sortie du lycée. Il se postait en bas du grand escalier, comme passant prendre son fils qu’il cherchait des yeux. Mais il n’attendait rien ni personne. Peut-être venait-il seulement chercher des souvenirs pour tenter de s’expliquer à lui-même certains points de son passé. Je ressentis plus qu’un malaise : de l’inquiétude. Étais-je en faute ? Était-il policier ? Connaissait-il Albe ? Ou mon oncle ? Avait-il pour rôle de m’épier et de me suivre ? J’avais envie de lui dire que je n’avais rien fait, qu’il s’en aille et me laisse tranquille. Comme pour apaiser ma crainte, il me parla avec beaucoup de cordialité. Il se félicitait de cette rencontre fortuite. Il était content que je l’aie salué ; il ne s’y serait pas attendu, car il n’aurait pas pensé que j’aie pu le remarquer. Tandis que lui n’avait pas manqué de me voir, au milieu de tous les lycéens, à cause de mon type, rare dans ce pays… (Il eut ici des mots que je pris pour des compliments.) C’était encourageant. Édouard m’avait dit son prénom, mais je n’avais pas dit le mien, d’abord parce que je connaissais les avantages du silence, et aussi parce qu’Édouard m’intimidait. Par ses vêtements, son maintien, son langage, il tranchait sur la masse. Il venait de France, et me paraissait très distingué, plus même que le juge de paix de Bordj-Ménaïel qui avait la réputation de l’être… Méfiance, timidité, gourmandise, je me tenais dans un mutisme total. Édouard ne posait pas de questions et soutenait seul la conversation. J’avais l’impression que sa façon d’être avec moi me valorisait. C’était la première fois que je me trouvais en tête-à-tête avec un monsieur qui avait des égards pour moi. Il me fit accepter une autre pâtisserie, et me taquina sur mon goût pour le miel. J’y vis une manière de me faire doucement la cour. Quelque chose en moi se dénouait… Ce n’est pas que je n’aie auparavant entendu de beaux discours, mais ils m’avaient été faits à haute voix, en public, au Beau Rivage, par les ouvriers poudreux des ciments Lafarge qui formaient le gros de la clientèle, et seulement par certains d’entre eux, et lorsqu’ils avaient un peu bu ou bien qu’ils voulaient rire ou persifler. Cela me parut bien loin. Ce n’est pas Albe qui m’aurait fait une manière de cour, au contraire, c’était plutôt moi qui devais lui servir de public, presque de domestique ! Et Armand ? Armand ! Il m’avait fait rêver, il m’avait fait pleurer. Peut-être sans le savoir, peut-être par jeu. Mais pour me faire la cour, il valait mieux ne pas parler de lui !… Tandis que, j’avais des yeux pour voir, Édouard appréciait ma compagnie. Il me le dit simplement. Jusque-là, il ne s’était guère diverti en Algérie. Lorsqu’il était plus jeune, il se faisait des amis en voyage ; mais maintenant les années, les circonstances, il était moins liant, plus difficile aussi, et plus sérieux ! Quelle chance il avait que nous nous soyons rencontrés ! Comme c’était agréable cet imprévu thé à deux ! Des joies innocentes comme celle-ci contribuaient au bonheur de la vie ! La guerre était folle. Pouvait-on même parler de guerre ? Je sentais en moi la tension tomber. Que se passait-il ? Même en compagnie d’Albe, avec qui il m’arrivait de parler volontiers, je ne me sentais pas autant en confiance. Et pourtant, je ne disais toujours pas un mot. L’habitude de me taire. À cette époque et dans ces circonstances, rien ne pouvait être dit que de très conventionnel, et je ne pouvais parler des événements qui étaient sur toutes les lèvres. D’autres tourments me hantaient qui devaient être tus ; plutôt que de les endurer, je souhaitais mourir, me dissoudre dans l’air. Jamais je n’aurais avoué que parfois, dans mes moments de détresse, ayant perdu l’espoir d’une autre vie, j’aurais souhaité que le petit Aziz, qui avait pris le maquis après l’attentat, reparaisse un bref instant, juste le temps de jeter une grenade pour souffler le Djinn, me disperser dans les airs, et me soustraire à l’ennui de la vie. Et comment eût réagi ma mère à un tel aveu, elle qui voulait se mettre à même de tout entendre ? Elle aurait voulu que j’explique pourquoi. Stricts secrets inavoués, même en confession ! À qui parler ? Armand n’aurait rien compris… Albe aurait jeté un regard négateur… Il n’était pas question de rien dire à Édouard. On verrait bien. Édouard avait l’excellente idée de ne pas me questionner, de ne pas me parler d’attentats, de bombes, de coutelas. Aussi bien, tout cela n’était-il pas fini ? Il stimula autrement ma curiosité : il me parla de manière captivante de gens, de lieux, d’aventures exotiques, car il avait occupé différents postes dans différents pays. Tout ce qu’il me disait enflammait mon imagination. Il me semblait, alors que je me sentais vivre dans un univers mesquin et clos, aux frontières duquel je me heurtais presque physiquement toutes les fois que j’essayais de fuir, il me semblait, en écoutant Édouard, apercevoir des horizons encore flous, mais prometteurs. Il me semblait même qu’en fréquentant Édouard, je découvrirais une voie d’accès au vaste monde. Je sentis tout mon être s’enfler d’une espérance puissante. C’est à ce moment-là qu’Édouard me dit, comme s’il s’excusait, mais d’un ton à se faire aimer : — Je suis trop bavard. J’ai mené une vie qui ne peut guère vous intéresser ! Lorsqu’on a, comme vous, la chance de voir chaque jour en sortant du lycée la baie d’Alger, de prendre son goûter dans ce charmant bistrot, de vivre sous un climat idéal, on n’aspire qu’à y demeurer. Je répondis que non : je rêvais de dépaysement, j’avais des projets en tête… Ma réponse, trop spontanée, m’étonna. Lorsque chez moi ma mère me demandait mes projets d’avenir, je répondais que je n’en avais aucun, et c’était vrai, mais que — j’ajoutais ce mensonge pour atténuer ses soucis — s’il me fallait trouver du travail tout de suite pour gagner ma vie, monsieur Canson m’offrait une place de secrétaire. Et voilà que maintenant devant un étranger, un inconnu qui m’avait inspiré confiance, j’avais, avec quelle rapidité, fait une confidence, presque un aveu ! Quelle gêne d’avoir ainsi manqué de retenue ! Édouard faisait semblant de ne rien remarquer. Il gardait son sourire et, dans un geste ecclésiastique, il frottait doucement au-dessus de sa tasse index et majeurs contre les pouces parce qu’un peu de sucre en poudre était resté sur ses doigts, puis, ouvrant vers moi les mains, « Ah ! Vous avez des projets ! …Je ne vous demanderai pas lesquels parce que ce serait indiscret, et vous ne pouvez pas les divulguer à n’importe qui !… Mais s’il arrivait qu’on se revoie et qu’on devienne amis… Peut-être pourrons-nous parler de choses sérieuses, de notre manière de voir la vie ou bien… peut-être… nous faire des confidences ! » Voilà qui ne fit naître en moi aucun soupçon. Au contraire, il me semblait maintenant qu’Édouard pourrait m’aider à réaliser mes vœux les plus secrets de nouvelle vie. C’était une espérance très peu fondée. Si à ce moment j’avais raisonné, pour supputer par comparaison avec le soutien que j’obtenais d’Albe, les chances que j’aurais de me faire aider par Édouard, le découragement se serait abattu sur moi, comme la foudre. J’avais connu Albe moins d’un an auparavant, vers Pâques, au Beau Rivage. Albert Canson, journaliste à la célèbre Gazette d’Algérie, était venu à plusieurs reprises accompagné d’artistes divers en représentation à la Corniche, toute proche, quelque deux mois avant que le petit Aziz lance sa bombe. Je batifolais souvent en servant la clientèle. Albert Canson m’avait quelquefois offert un verre. Nous nous étions vus en secret dans le centre d’Alger. Très vite, il m’avait demandé de l’appeler Albe entre nous parce que c’était plus doux qu’Albert et ça faisait plus jeune. Très vite, Albe m’avait demandé de lui faire de menues courses comme d’acheter du henné pour fortifier ses cheveux, des crèmes de beauté pour rester en forme, autant d’emplettes qu’il ne pouvait pas faire sans risquer, l’époque et le lieu le voulaient, de se compromettre. Après l’explosion de la Corniche, on m’avait fait rentrer à Bordj-Ménaïel. Albe et moi nous étions vus moins souvent, mais plus ouvertement, tout en conservant entre nous quelque chose d’intime et de clandestin. Il m’avait plusieurs fois procuré des places pour aller au théâtre Aletti. Grands moments sans lendemains : Albe ne m’avait fait connaître personne. Avec moi, il passait son temps, soit à solliciter des compliments en des termes dont je ne saisissais pas toujours le sens à cause d’un décalage d’époque ou de lieu : « Je n’ai pas trop l’air zazou ? Et ma chemise, elle est bath, non ? Un peu cancan, mais tant pis. » Soit à m’adresser des critiques que je ne comprenais que trop : « Quelle affiche ! Regarde ça ! Les cheveux dans les yeux. Tu appelles ça une coiffure ? Et la démarche ! Ah ! Ne te dandine pas comme ça, tu me fais honte ! Tu n’es vraiment pas sortable ! »
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