PREMIERE PARTIE-3

2117 Words
Je fis part à ma mère de ma rencontre de l’après-midi en ajoutant, ce que j’inventais, que je reverrais Édouard le mardi suivant. Elle, qui percevait mes souffrances sans en connaître ni les causes ni les remèdes, qui me trouvait sans doute trop sage et aurait préféré me voir m’amuser, (ces moments de folle gaieté, d’ailleurs entrecoupés de moments de dépression, que j’avais connus au Beau Rivage, avaient été passagers, et elle les ignorait) ne s’opposa pas à ce que je revoie Édouard. Pourtant, à table, elle me demanda pourquoi ce monsieur Régio voulait me revoir. Je dus avouer qu’il ne me l’avait pas dit avec précision. Puis, pour retoucher la mauvaise impression d’un aveu si naïf, je me mis à dire le roman qui venait tout seul à l’esprit : Édouard Régio faisait une étude sur l’Algérie. Il voulait rencontrer toutes sortes de gens, surtout ceux qui, comme moi, ne clamaient pas leurs opinions, peut-être pour dissimuler un point de vue différent. Ma mère rit d’abord rien que d’imaginer que je pourrais avoir une idée originale sur l’Algérie. Mais elle avait senti la réponse improvisée, et n’y attacha pas d’importance. Elle pensait que monsieur Régio, distingué et mûr comme je l’avais dépeint, ne pouvait s’intéresser longtemps à un être jeune et banal comme moi. Surtout, elle était sûre que l’effet de nouveauté passé, Édouard ne me captiverait plus beaucoup. Et c’était pressenti justement. Sur le moment, elle me parut légère de ne pas attacher plus d’importance à l’intérêt d’Édouard pour moi. Cette amitié trop soudaine était invraisemblable ! Si cela ne la choquait pas, j’en avais, moi, un poids sur le cœur. Le poids d’une faute. Je perdis le fil de la conversation avec ma mère et ne lui répondis que par monosyllabes. Ce n’était plus la crainte de ne pas voir Édouard qui m’oppressait. J’avais maintenant la certitude de le revoir le mardi et qu’un jour il m’emmènerait à Paris. C’était la question posée par ma mère qui me pesait. Pourquoi, lui, Édouard, voulait-il me revoir ? Quel intérêt y avait-il ?… Mauvaise foi ?… Après le repas, dans ma chambre, la question me tourmenta. Lorsque je fus au lit, elle m’obséda. Maintenant enfin, je voyais comme une évidence qu’Édouard était venu à moi par attirance physique. Cela déclenchait en mon corps et en mon âme une terreur mêlée de curiosité. Des détails me revenaient. Il avait été si prévenant. N’avait-il pas été galant ?… Galant ?… Lui, Édouard, avec moi ?… Était-ce possible ?… Pour la première fois quelqu’un avait-il porté sur moi le regard de la clairvoyance ? Le regard que seule mon âme, seuls mes propres yeux avaient su porter ? Toute la bourgeonnante imagination qui sustentait mon moi surréel, perdu en milieu hostile, m’envahit, me submergea, me plongea dans un de ces moments heureux que je savais dérober à la vie. Laissant sur la table de chevet le livre auquel je n’avais pas compris un mot, je sortis vite de mon lit. Il ne me fallut pas cinq minutes de préparation pour pouvoir me présenter à mon miroir. C’était le grand miroir de mon armoire à glace qui n’en était pas à sa première complaisance… J’y enfouis mes regards et je vis… je ne vis pas tout de suite cependant… en plongeant mes regards j’aperçus… oui, tout à coup m’apparut… c’était moi ! Quel trouble pour mon âme enfin incarnée — moi telle que j’étais, telle que personne ne m’avait encore jamais vue… ou plutôt si, il le fallait, je le voulais, telle qu’Édouard m’avait aperçue et me révélerait à ce monde peuplé d’aveugles qui avaient des yeux pour ne pas voir. J’avais quitté mon lit pour ma table de toilette, et ma table de toilette pour mon miroir. Et voilà que je me voyais, que je voyais l’image qui m’exaltait et qui ne tarderait plus à se manifester… J’appelais près de moi Édouard pour d’innocents plaisirs… Mais un souvenir trop précis de lui me le rendit aussitôt trop proche, trop pressant, et mon moi se retourna avec plus de facilité vers l’ombre familière d’Armand qui était jeune. Beau. Ma gêne se dissipait et déjà naissaient des émotions, presque des frissons, lorsque surgit le souvenir de notre dernière entrevue : Armand m’avait parlé si brutalement que j’avais dû me détourner pour cacher mes larmes. Cette simple rudesse prenait maintenant la forme d’un reniement : s’il avait su me voir, jamais il n’aurait osé. Le chagrin qui succéda à l’euphorie était intense. Il y avait plus. Ma nature si profondément religieuse s’effrayait de l’idée du péché. J’ignorais comment venir à bout du mal sans réprimer mes désirs : je voulais les intégrer à la sphère des tolérances morales. À cela s’ajoutait ma solitude absolue, des duretés insupportables qu’on avait pour moi… et aussi des duretés que j’avais envers les autres et qu’on s’expliquait mal. Surtout envers ma mère et ma grand-mère, et dont je souffrais autant qu’elles. Ainsi, j’avais fait le choix de sacrifier la visite du dimanche à ma grand-mère malade pour aller voir le spectacle de Madame Arthur. C’était contre mon cœur, de faire de la peine, mais conforme aux exigences de ma vie : je devais rester à l’affût. Mes pleurs redoublèrent. Des pleurs encore enfantins, mais gros de souffrance, et qui se perdirent dans le sommeil. En me réveillant, je ne savais plus où j’étais. La lampe était encore allumée. Il était plus de trois heures du matin. Je sortais d’un rêve. J’étais boulevard de la Gare avec monsieur Régal et madame Grappé. On regardait l’inscription « Chai Marty », au-dessus du portail de la cave vinicole de monsieur Régal. Celui-ci expliquait qu’il allait transformer l’inscription « Chai Marty » en « Chez Slimane », pour prouver qu’il était libéral. Au même instant, les pierres et le ciment de la cave étaient entrés en ébullition, et la parole de monsieur Régal s’était réalisée… Et voilà que dans son approbation, madame Grappé se transformait en cadi Farouad. Et le cadi Farouad répétait d’une voix faible et cassée : « Chez Slimane ! C’est bien dit, et c’est bien vrai ! » Monsieur Régal grimaçait comiquement… Je m’éveillai avec le sourire, sous le charme du spectacle burlesque auquel je venais d’assister. Cela me changeait de ce rêve obsessionnel qui troublait mes nuits et me perturbait jusqu’au-delà du sommeil : je me trouvais dans un lieu d’où tout le monde s’enfuyait parce qu’un lion était apparu, et moi je restais là, proie désignée, haletante. Je ne m’arrachais aux terribles crocs qu’en m’éveillant d’abord, en me raisonnant ensuite. Il fallait alors allumer, boire un grand verre d’eau qui était près de moi, demander l’aide de Dieu, l’intercession de la Vierge, celle aussi de mon père, de ma sœur, qui étaient là-haut et qui veillaient… Me calmer… Je faisais si souvent ce rêve que je finissais par me dire en rêvant que je rêvais, que je n’avais qu’à me pincer, mais aussitôt le rêve n’en devenait que plus précis, le danger plus grand, la mort plus imminente. J’étais donc bien aise, après tant de nuits passées dans les transes, de me réveiller avec le sourire. Pourtant, mon âme coupable fut bientôt envahie de nostalgie. Souvenirs vivants de ma tendre enfance auprès de ma grand-mère chérie. Il me sembla que l’amour intense, débordant, qu’elle m’avait inspiré, je l’éprouvais encore. J’eus soudain envie de l’embrasser, de lui dire que je l’aimais, que je n’avais jamais cessé de l’aimer. Dans mon impatience de la voir, je résolus d’y aller le lendemain. Ce n’était pas le jour, mais ma mère avait une autorisation, je me glisserais avec elle. Dans la grande salle d’hôpital, là-bas, avec résignation, peut-être avec des moments de fol espoir, de doute aussi, de terreur, d’affolement, elle gisait sur son lit, humiliée par la maladie et la vieillesse, à guetter qui viendrait l’embrasser. Grand-mère ! **** Le lendemain, en revenant de l’hôpital, ma mère me félicita : « C’était gentil de prendre la main de ta grand-mère. D’y mettre ta joue. La pauvre avait peur que je ne remarque pas ta gentillesse et m’a fait un geste des yeux qui avait l’air de dire : Regardez notre enfant se laisse aller à la tendresse. » Or, en posant la joue sur la main de ma grand-mère, je n’avais rien ressenti du délicieux épanchement des câlineries enfantines que je m’étais promis. Tout cela était fini. Maintenant, ma grand-mère devait affronter la mort, moi la vie. J’éprouvais douloureusement le malentendu. Surtout que ma mère appuyait son compliment pour m’inciter à poursuivre. Elle avait donc bien senti mon refroidissement. Comme si elle n’en avait pas déjà trop dit, elle ajouta qu’il avait été grand temps qu’elle me retire du Beau Rivage. Elle me dit — croyait-elle me révéler quelque chose ? — que Florette, associée de mon oncle Jo au Beau Rivage était en fait sa bonne amie… Madame Salvador le lui avait soufflé il y avait peu… Elle avait alors compris pourquoi sa belle-sœur lui avait battu froid… Forcément ! En m’envoyant chez Florette, elle avait dû faire jaser à Bordj-Ménaïel… Mais surtout, plus que la bombe, plus que la brouille avec ma tante, plus que le respect dû à la famille, c’était mon changement de caractère qui l’avait déterminée à me faire rentrer au bercail. Ma mère attribuait à mon séjour au Beau Rivage le recul de mon affection et mon indifférence pour tout. Cela remontait pourtant à bien plus loin. J’aurais pu m’abstraire d’une conversation qui me heurtait, mais il m’était insupportable de penser que ma mère, par solidarité avec sa belle-sœur, ou pour d’autres raisons aussi absurdes, se mettait à critiquer la maîtresse de son frère. Cette Florette avait fait son possible pour m’être agréable. Ma mère s’imaginait que, de retour auprès d’elle, j’allais reprendre la petite vie pauvre et paisible, que j’allais tolérer les questions indiscrètes des cousines, de madame Grappé, de madame Salvador, de tant d’autres. Elle ne comprenait rien à ma détresse ! Quel soulagement ce serait de me venger, de lui dire que je regrettais d’avoir à vivre avec elle, alors qu’au Beau Rivage la vie était si gaie, Florette si amusante ! Qu’au contraire, elle, était banale et ennuyeuse !… J’avais beau vouloir me retenir de dire cela à ma mère, je finis par m’entendre prononcer ces mots, froidement et d’un ton convaincu, et j’en ressentis un plaisir sadique. Il est vrai que j’avais vécu au Beau Rivage quelques mois de folies, d’insouciances et de naïvetés feintes et attribuées à mon extrême jeunesse, mais je m’étais rendu compte, à des détails infimes, dans les regards surtout, qu’on commençait à voir dans mes légèretés des incartades. Ce serait bientôt du dévergondage, bientôt un scandale, peut-être un crime. J’avais fait une erreur en croyant la Pointe Pescade plus tolérante que Bordj-Ménaïel. Partir. Miloud Miloussi avait fui, était revenu, avait été chassé. Autour de moi, j’avais élevé des fortifications qui me protégeaient et me permettaient de survivre en attendant mon essor, mais aussi qui me coupaient de mon entourage, sans remède. Ma mère me paraissait encore s’éloigner de moi en croyant que je revenais, docile après avoir été un moment infidèle. Son erreur me blessait et m’excitait à me venger. Je ne pus m’empêcher de rajouter quelques réflexions bien fielleuses à celles que j’avais déjà faites, rien que pour la torturer. J’atteignis mon but. En plein carrefour de la Poste, ses yeux se remplirent de larmes. Ma première réaction fut de regarder si personne ne la verrait s’essuyer les joues. Par bonheur, Aïcha seule nous voyait. Elle remontait la rue de la Poste et rentrait chez elle. Elle se dirigea vers nous avec un air de circonstance : « Madame Julien, dit-elle à ma mère, l’appelant, comme on faisait à Bordj-Ménaïel, par le prénom de mon père, l’usage du patronyme étant réservé à ma grand-mère, madame Julien, tu pleures, qu’est-ce que tu as, tu viens de l’hôpital, c’est ta belle-mère qui veut mourir ? La pauvre ! La semaine prochaine je viens la voir. Tu me dis un jour, je vais avec toi. » Aïcha pleura avec ma mère et répéta toute sa compassion pour notre famille atteinte depuis quelques années par les malheurs… « C’est vrai, tu en as pas de la chance… » J’aimais bien Aïcha. Je l’avais toujours connue. Elle au moins ne m’ennuyait pas. C’était une grosse femme extrêmement laide, de l’âge de madame Grappé, mais bien plus fatiguée. Pour un oui, pour un non, elle riait tout son saoul d’un bon rire qui lui secouait le ventre mou et saillant sous les cordons trop serrés de la ceinture. La bouche était abîmée, avec seulement trois ou quatre dents espacées, longues et foncées. La peau des mains était détériorée par les lessives journalières, car Aïcha était laveuse depuis au moins trente ans et se louait à la journée dans des familles non musulmanes qu’on appelait globalement les Français, qu’on appelle aujourd’hui les Pieds-noirs, qu’on n’appellera bientôt plus. Elle avait été la risée de Bordj-Ménaïel un an ou deux auparavant. Les mystères de la vie l’avaient menée jusqu’à un âge avancé sans être jamais mariée. Cela lui avait peut-être un temps manqué, mais le goût lui en était passé. Sans doute, n’avait-elle pas été mariable pour s’être montrée toute sa vie dans les rues, même si elle ne s’était montrée que voilée. Or, à son âge, son benêt de frère, de vingt ans plus jeune qu’elle, avait voulu la marier à plus benêt que lui. Elle avait eu beau pleurer, crier, se rouler par terre, aller se plaindre à la mairie, à la gendarmerie, il avait fallu en passer par la volonté du frère. Le soir de son mariage, dans le gourbi nuptial, elle avait reçu le mari à coups de bâton ; il s’était enfui, et s’était fait rendre l’argent. Le frère en rage avait tout restitué, mais n’avait pas pipé, de crainte d’en recevoir autant. Depuis, Aïcha ne portait plus son grand voile blanc, mais un simple châle à franges qui lui couvrait seulement la tête et le buste, et qu’elle ramenait devant le visage. Elle avait toute ma sympathie. Mais à Bordj-Ménaïel, on riait encore de cette histoire, on riait d’elle. Elle était un repoussoir, de ces gens qu’on rabaisse à plaisir pour essayer de se donner du relief. Bientôt, on oublierait Aïcha. Ce serait le tour de quelqu’un d’autre. À n’en pas douter, il y avait dans cette mécanique un danger pour moi. Il faudrait l’éviter.
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