CHAPITRE PREMIER. – Le 23 août 1829.-2

2003 Words
Sarah, dont les mains tremblaient toujours, alluma deux flambeaux, les plaça en hésitant sur une table auprès du lit, attendit un moment encore, regardant tout autour d’elle avec une timidité soupçonneuse, et enfin tira les rideaux. Le mal dont se mourait mistress Treverton était un des plus terribles dont l’humanité ait reçu le legs, un de ceux qui semblent plus spécialement l’apanage des femmes ; un de ceux qui, la plupart du temps, minent la vie dans ses organes les mieux cachés, sans qu’aucune trace de ses formidables progrès apparaisse sur le visage des victimes qu’il va faire. En voyant mistress Treverton, telle qu’elle apparut au moment où sa femme de chambre ouvrait les rideaux, une personne peu au courant de son état ne se fût jamais imaginé que tous les secours de l’art, si puissants qu’on les lui offrît, étaient désormais superflus. Les indices du mal à peine marqués sur son visage, les inévitables atténuations qu’offraient maintenant les contours arrondis naguère, échappaient presque au regard, ébloui par l’étonnante conservation d’un teint qui était resté frais et pur, et transparent, et radieux comme aux plus beaux temps de sa jeunesse encore vierge. Maintenant ce visage reposait sur l’oreiller encadré de riches dentelles, couronné d’une belle chevelure brune aux vifs reflets, et on eût dit celui d’une belle femme relevant à peine de quelque passagère maladie, ou même se reposant après quelques fatigues inaccoutumées. Sarah Leeson elle-même, qui l’avait soignée dès le début, pouvait croire à peine, la contemplant à cette heure, que les portes de la vie se fussent refermées derrière elle et que, debout au seuil du tombeau, la mort impérieuse lui fît déjà signe. Sur le couvre-pied du lit, quelques brochures aux pages cornées étaient éparses. Dès que les rideaux furent ouverts, mistress Treverton fit signe à sa suivante de les enlever. C’étaient des pièces de théâtre, dont certains passages soulignés à l’encre, annotés à la marge, avec indication d’entrées et sorties, de mouvements scéniques, etc., etc., indiquaient l’étude assidue. Les domestiques, en parlant de la profession qu’exerçait leur maîtresse, avant son mariage, n’étaient point dupes de faux renseignements. Leur maître, déjà parvenu à la maturité de l’âge, avait effectivement pris pour femme une jeune actrice encore inconnue, qui depuis deux ans seulement jouait sur un obscur théâtre de province. Ces libretti fatigués avaient jadis composé la petite bibliothèque dramatique réunie à grand’peine par la pauvre enfant. Elle leur avait gardé cet affectueux souvenir auquel ont droit les amis de jeunesse, les compagnons de misère, et, durant la maladie qui allait finir ses jours, ils étaient restés auprès d’elle, avec leur prestige consolateur. Après les avoir remis en place, Sarah revint vers sa maîtresse. Sa physionomie exprimait la crainte et l’embarras plutôt qu’une véritable douleur, et déjà ses lèvres venaient de s’entr’ouvrir, lorsque mistress Treverton, devançant les paroles qu’elle allait prononcer, indiqua, par un geste de sa main, qu’elle avait un autre ordre à lui donner. « Poussez le verrou !… dit-elle de la même voix affaiblie, mais avec cet accent net et bref qui avait déjà caractérisé l’expression de ses premières volontés, quand elle demandait que l’appartement fût mieux éclairé… Poussez le verrou !… et que personne n’entre plus, jusqu’à nouvel ordre. – Personne ? répéta Sarah d’une voix hésitante. Pas même le docteur ? pas même monsieur ? – Ni le docteur, ni monsieur… personne ! dit mistress Treverton, montrant de nouveau la porte. » Il n’y avait pas à se méprendre sur le sens de ce geste impérieux. Sarah obéit, et, le verrou mis, revint près du lit, où ses yeux inquiets, agrandis encore par l’incertitude et la peur, s’arrêtèrent un moment sur ceux de sa maîtresse ; après quoi, se penchant tout à coup sur elle : « Monsieur a-t-il tout appris ?… demanda-t-elle à voix basse. – Non !… lui fut-il répondu… Je l’ai fait appeler pour lui tout dire. J’ai lutté de mon mieux pour articuler ces fatales paroles, et seulement à la pensée du mal que j’allais lui faire, Sarah, je me suis sentie ébranlée jusqu’au fond de l’âme : je l’aime d’un amour si vrai, il est si bien ce que j’ai de plus cher ! Et, malgré tout, cependant, j’aurais trouvé la force nécessaire, s’il n’eût lui-même parlé de l’enfant… Sarah ! il y revenait toujours… il en reparlait sans cesse… J’ai dû me taire. » Sarah, oublieuse de sa position à un point que la plus indulgente des maîtresses eût pu trouver bizarre, s’était laissée aller dans un fauteuil dès les premiers mots de cette réponse. Pressant ses mains tremblantes sur ses yeux en pleurs, elle articulait à peine, en gémissant, quelques plaintes désordonnées : « Qu’arrivera-t-il ? Que deviendrons-nous maintenant ?… » Les yeux de mistress Treverton, au moment où elle parlait de son mari et de l’affection qu’il lui inspirait, s’étaient attendris et humectés peu à peu. Elle demeura quelques instants silencieuse. L’émotion qui la travaillait intérieurement ne s’exprimait plus que par sa respiration saccadée, pénible, haletante, et par la pénible contraction de ses noirs sourcils. Peu après, cependant, elle tourna la tête avec effort du côté du fauteuil où pleurait Sarah, et reprenant la parole, cette fois bien bas : « Voyez… cette médecine !… il me la faut, » dit-elle. Sarah se redressa aussitôt, cédant à l’instinct de l’obéissance immédiate, et séchant les pleurs qui coulaient le long de ses joues : « Le docteur, dit-elle… laissez-moi prévenir le docteur. – Non !… c’est la médecine que je veux… La médecine, cherchez ! – Lequel des deux flacons ?… L’opiat ou… – Non… pas l’opiat !… l’autre. » Sarah prit sur la table une fiole, et regardant avec attention les instructions écrites sur l’étiquette, dit que l’heure n’était pas encore venue où ce breuvage pouvait être administré de nouveau. « Donnez-moi ce flacon ! – Pour Dieu, n’exigez pas cela de moi !… Attendez, je vous en supplie… Le docteur a dit que ceci, à trop forte dose, équivaut à de l’alcool. » Les yeux gris et perçants de mistress Treverton commençaient à jeter des flammes : une teinte pourpre envahit ses joues, et sa main, soulevée à grand’peine, soulignait, pour ainsi dire, l’ordre qu’elle allait réitérer. « Débouchez ce flacon, disait-elle, et donnez-le-moi ! J’ai besoin de forces avant tout… Que je passe dans une heure ou dans huit jours, peu importe… Donnez-moi ce flacon ! – Pas le flacon, reprit Sarah qui néanmoins cédait, sans presque en avoir conscience, à ces injonctions énergiques… Il y reste encore deux doses… Attendez, je vais apporter un verre. » Et comme elle se détournait vers la table, mistress Treverton porta la fiole à ses lèvres, l’épuisa en quelques gorgées, puis la rejeta sur le lit, par un mouvement presque convulsif. « Elle s’est empoisonnée ! s’écria Sarah, qui s’élançait déjà vers la porte. – Arrêtez ! dit la voix qui partait du lit, raffermie et plus impérieuse que jamais. Arrêtez ! revenez ! Relevez-moi sur ces oreillers. » Sarah tenait déjà le bouton de la porte : – Ici !… reprit mistress Treverton… tant qu’il me restera un souffle de vie, j’entends qu’on m’obéisse exactement. Revenez !… » Et, tandis qu’elle parlait, ses joues reprenaient leurs vives couleurs, ses yeux, plus ouverts, leur éclat passionné. Sarah revint sur ses pas, et de ses mains tremblantes ajouta un coussin de plus à ceux qui étayaient les épaules et la tête de la mourante. Pendant qu’elle se livrait à ce soin, les couvertures se déplacèrent un instant ; mistress Treverton, avec une sorte de frisson, se hâta de les ramener sur elle et de les rassembler autour de son cou. « Avez-vous tiré le verrou ? demanda-t-elle ensuite. – Non. – Je vous défends de retourner de ce côté… Apportez ici l’écritoire, la plume et l’encre qui sont dans le cabinet, près de la croisée. » Sarah se dirigea vers le meuble indiqué, l’ouvrit machinalement, et seulement alors, se ravisant tout à coup, comme si quelque soupçon lui eût traversé l’esprit, demanda dans quel but sa maîtresse voulait avoir de quoi écrire. « Apportez, et vous verrez, » répondit brièvement celle-ci. L’écritoire, sur laquelle une feuille de papier à lettres était disposée par avance, fut placée sur les genoux de mistress Treverton. La plume, trempée d’encre, fut mise entre ses doigts. La pauvre femme demeura un instant immobile, les yeux clos, et poussa un profond soupir. Elle se mit ensuite à écrire, et au moment où sa plume effleura le papier : « Regardez ! » dit-elle à sa femme de chambre. Sarah, suivant de l’œil, par-dessus l’épaule de sa maîtresse, les mots que celle-ci traçait péniblement l’un après l’autre, lut d’abord : À MON MARI. « Oh non !… non… pour l’amour de Dieu, que ceci ne soit pas écrit ! » s’écria-t-elle saisissant la main de sa maîtresse ; mais un simple regard suffit pour la lui faire lâcher. La plume reprit son œuvre, et, de plus en plus lentement, avec un effort de plus en plus visible, assembla ce qu’il fallait de mots pour remplir une ligne. À l’extrémité de cette ligne, elle s’arrêta ; les lettres de la dernière syllabe s’étaient confusément amalgamées. « Non !… non !… répétait Sarah, qui venait de s’agenouiller au bord du lit… ne lui écrivez pas ce que vous n’osez lui dire… Laissez-moi cette torture à laquelle je suis faite dès longtemps ! Que le secret meure avec vous, avec moi, et pour tous, et à jamais… à jamais… à jamais ! – Ce secret doit être révélé, reprit mistress Treverton… mon mari ne peut l’ignorer plus longtemps… il aurait déjà dû le connaître. J’ai voulu le lui dire : le cœur m’a manqué. Je ne puis me fier à vous pour le lui dire quand je ne serai plus là. Donc il faut écrire. Prenez vous-même la plume. La vue me fait défaut, mes doigts me refusent le service… Prenez la plume, écrivez, mot pour mot, ce que je vais dicter. » Sarah, au lieu d’obéir, enfouit sa tête sous le couvre-pied, et se mit à pleurer amèrement. « Depuis mon mariage, reprit mistress Treverton, vous ne m’avez jamais quittée, vous avez été pour moi une amie bien plutôt qu’une domestique ; me refuserez-vous ce dernier service ?… Vous hésitez ?… Insensée, levez les yeux, écoutez-moi !… si vous refusez, c’est à vos périls et risques… Prenez cette plume ; écrivez, et sans retard, ou le repos de la tombe me sera refusé… Écrivez ; ou, vrai comme il y a un ciel sur nos têtes, je reviendrai, de cet autre monde, vous trouver en celui-ci. » Sarah, poussant un faible cri, se dressa soudain. « Vous me donnez le frisson, » murmura-t-elle, arrêtant sur la figure de sa maîtresse des yeux égarés où se peignait une horreur superstitieuse. Au même instant, les effets du stimulant pris à trop haute dose commençaient à porter le trouble dans le cerveau de mistress Treverton. Sa tête roulait sur l’oreiller, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre… Elle répétait au hasard quelques tirades éparses, retrouvées, la veille et le jour même, dans ces pièces de théâtre dont elle avait fait ses dernières lectures… Et tout à coup, tendant la plume à sa suivante avec un de ces mouvements dramatiques qui lui avaient été enseignés jadis, puis jetant dans le vide, à un auditoire absent, un de ces regards perdus qui enlèvent les bravos : « Écrivez ! dit-elle de sa voix la plus profonde et la plus tragique… Écrivez ! » répéta-t-elle avec un geste de reine, encore emprunté au répertoire de sa jeunesse. Pressant machinalement entre ses doigts la plume qui venait d’y être placée, Sarah, dont le regard exprimait toujours la même frayeur, semblait attendre un ordre venu du ciel ou de l’enfer. Quelques minutes s’écoulèrent encore avant que mistress Treverton pût reprendre la parole. Elle conservait assez de raison pour avoir conscience des effets que le médicament enivrant produisait sur ses facultés, et pour vouloir lutter contre eux avant qu’ils eussent jeté ses idées dans une confusion absolue. D’abord elle demanda son flacon de sels ; puis elle inonda ses tempes d’eau de Cologne. Ce dernier moyen lui réussit en partie : elle se sentit plus maîtresse d’elle-même. Dans ses yeux troublés l’intelligence reparut, et lorsqu’elle répéta, s’adressant de nouveau à sa femme de chambre : « Écrivez ! » elle put donner à cet ordre un caractère plus imposant, en se mettant à dicter, aussitôt après, sur un ton parfaitement calme et délibéré. Les pleurs de Sarah ruisselaient : ses lèvres laissaient échapper, de temps à autre, quelques lambeaux de phrases par lesquelles de vagues supplications, les élans du remords, les angoisses de la peur, cherchaient à s’exprimer tour à tour, le tout d’une incohérence étrange. Elle n’en continua pas moins à écrire, traçant l’une après l’autre des lignes que l’indécision de sa main rendait fort irrégulières, jusqu’au moment où les deux premières pages de la feuille placée devant elle se trouvèrent remplies à peu près. Mistress Treverton, alors, cessa de dicter, relut ce qui était écrit, et, prenant la plume, apposa au bas sa signature. Après cet effort, tout pouvoir de résister à l’espèce d’intoxication que le médicament continuait à développer sembla lui manquer de nouveau. Une rougeur de mauvais augure reparut sur ses joues, et, quand elle rendit la plume à sa suivante, un langage saccadé se pressait sur ses lèvres fiévreuses. « Signez ! disait-elle, promenant ses faibles mains sur ses couvertures… Signez comme témoin, Sarah Leeson !… Non… signez comme complice !… c’est bien là le mot… Prenez-en ce qui vous revient… Je ne veux pas me charger de tout… Signez, je le veux !… Signez comme je vous le dis !… » Sarah obéit encore, et mistress Treverton, lui enlevant le papier, le lui montra solennellement, avec un triste retour de cette pantomime théâtrale qu’elle avait employée déjà dans un intervalle d’égarement.
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