Gaétan recula d’un pas, le regard brillant de révolte.
– Pas à Paris ! Mais je ne veux pas, moi... J’y resterai ! dit-il avec énergie. Je suis le maître, maintenant...
Une exclamation de stupeur douloureuse s’échappa des lèvres d’Alix.
– Oh ! Gaétan !
– Que nous racontez-vous là, monsieur ? dit miss Elson en posant la main sur l’épaule de l’enfant. Vous avez encore du temps, beaucoup de temps avant d’être le maître de quelqu’un ou de quelque chose, et, en attendant, votre seul devoir est d’obéir.
– Non, je ne veux plus obéir ! dit-il, les dents serrées et le regard dur. Je suis le marquis de Sézannek, je suis le maître...
Et, sans voir le regard d’Alix, plein d’un immense reproche, il sortit brusquement du petit salon.
– Quelle nature ! murmura miss Elson en hochant la tête. Cet intraitable orgueil, cet esprit d’indépendance et de domination subjuguent à certains instants le cœur, bon et généreux pourtant.
– C’est un caractère incompréhensible, dit pensivement Alix. Il a parfois de stupéfiantes échappées de tendresse, d’enthousiasme pour le beau et le bien... oh ! rarement, je l’avoue. À l’ordinaire, tout est concentré en lui, même la colère. Qu’y a-t-il sous ce petit front trop sérieux, dans ce cœur précocement développé ? Dieu seul le sait... Mais je me dis parfois que cette nature ardente et orgueilleuse n’a qu’une alternative : devenir celle d’un démon ou, par l’humilité, se transformer en l’âme d’un saint.
– Vous exagérez peut-être, Alix... quoique ce petit Gaétan soit si singulier, si en dehors des enfants de son âge, ainsi que me le répètent toujours les Pères Jésuites !
– Oui, je vous l’assure, miss Esther, il ne peut y avoir de milieu en une telle nature. C’est une chose terrible à penser, et je me dis avec terreur que je suis maintenant responsable de cette âme. Près d’elle, il me faudra remplacer tout à la fois le père et la mère, sans en avoir l’autorité ni l’influence, et, encore enfant moi-même, je devrai surveiller et réprimer les tendances mauvaises de ce petit cœur... Quelle tâche ! murmura-t-elle d’un ton frémissant.
– Une grande et noble tâche, ma chère petite, et pour laquelle ne vous manquera pas le secours divin.
– Oh ! non ! dit Alix avec ferveur. Sans Dieu, je ne puis rien ; avec Lui, je serai forte... Mais je suis bien jeune...
Était-ce pour cette tâche ardue qu’elle se trouvait trop jeune ou bien, plutôt, ne ressentait-elle pas une intime révolte de son être devant le devoir austère qui allait courber ses épaules de seize ans, en vouant sa première jeunesse aux angoisses et aux responsabilités de la maternité ?...
Dans ses grands yeux bleus semblaient se débattre toutes les perplexités de son âme, tandis qu’ils s’attachaient sur le ciel pâle où, progressivement, le soleil s’éteignait en répandant ses dernières clartés sur les toits sombres et les arbres de l’avenue... Les mains de la jeune fille se joignirent fiévreusement et elle murmura :
– Je suis si jeune... si petite, mon Dieu !
Elle se débattait devant cet avenir, ce mystérieux abîme d’incertitude et de douleur qu’il lui semblait entrevoir, et sa tête frêle s’inclinait sous le poids du pénible devoir déjà pressenti... Mais un subit apaisement parut se faire en elle sous l’influence de quelque consolante pensée. Ses mains crispées se détendirent, et, gravement, d’un ton très doux, et cependant singulièrement ferme, elle dit à miss Elson :
– Vous avez raison, là est mon devoir, et, avec la grâce de Dieu, j’y serai fidèle, malgré tout.
*
La famille du marquis de Sézannek occupait le premier étage d’une luxueuse demeure de l’avenue du Bois-de-Boulogne. Au second habitait un médecin de grand renom, le docteur Sérand, qui avait soigné Mme de Sézannek durant la dernière période de sa maladie. Malgré le caractère peu sympathique de Mme Sérand, des relations intimes s’étaient établies entre les deux familles, et Jeanne, la fille cadette du docteur, était devenue l’amie d’Alix, malgré l’absolue divergence de leurs natures... À ses dernières minutes, l’imprévoyant marquis s’était trouvé heureux de confier par signes ses enfants au médecin penché sur lui, et une énergique promesse lui avait répondu, amenant la paix sur cette physionomie anxieuse.
M. de Sézannek disparu, le docteur prit en main les affaires des orphelins et s’ingénia à adoucir pour eux les premières angoisses de l’isolement, du vide atrocement douloureux. L’excellent homme eût fait plus encore, c’est-à-dire instamment sollicité la tutelle, sans les entraves mises par sa femme et sa fille aînée à son œuvre de compassion... Du moins, les enfants du marquis sentaient sur eux cette protection et savaient pouvoir compter sur cet ami véritable.
Comprenant l’anxiété d’Alix devant l’incertitude de leur sort, il s’était occupé d’activer Me Rosart, le notaire du défunt marquis, écrivant lui-même, faisant des recherches parmi les papiers de M. de Sézannek, dans l’espoir de trouver quelques indices sur cette mystérieuse famille de la marquise. Il n’avait rien découvert, mais, ainsi que miss Elson venait de l’apprendre à son élève, Me Rosart connaissait le lieu d’origine de Mme de Sézannek et avait écrit au notaire de l’endroit afin d’obtenir quelques éclaircissements.
C’était cette réponse qu’apportait le docteur Sérand en pénétrant, ce soir-là, dans le petit salon où causaient Alix et miss Elson, tandis que Xavier somnolait contre la jupe de sa sœur... Malgré le crépuscule tombant, le médecin constata la mine fatiguée de la jeune fille et fronça légèrement les sourcils en disant d’un ton de paternelle gronderie :
– Où est donc passée la raison de cette petite tête-là ?... Trop de rêveries, Alix, j’en suis bien certain.
Un sourire fugitif, d’une navrante mélancolie, effleura les lèvres pâles d’Alix.
– Vous ne vous trompez pas, docteur... Et en peut-il être autrement ? Notre malheur est si proche encore ! et notre incertitude si grande !
– Sur ce point, j’espère que vous allez être promptement fixée. Je venais précisément vous communiquer une importante nouvelle.
Alix se redressa, les yeux agrandis par l’anxiété.
– Vous avez une réponse ?... de là-bas ?
– Oui, du notaire de Ségastel, et, en même temps, une lettre de votre grand-père.
– Ah ! j’ai un grand-père ! murmura-t-elle avec un accent de profond désappointement.
– Il paraît... et aussi une grand-mère, un oncle, une tante. Cela ne semble pas vous réjouir outre mesure, mon enfant ?
Alix se pencha et saisit la main du docteur.
– Ces parents ne sont pour moi que des étrangers... et, probablement, des étrangers hostiles, dit-elle avec tristesse. Ma mère n’ayant jamais parlé d’eux, même à l’heure de sa mort, je dois penser qu’un abîme l’avait séparée de sa famille et croyez-vous vraiment que ce soit nous, faibles enfants, que le combleront ?
– Qui sait ?... Mais procédons par ordre. Le notaire de Ségastel informe Me Rosart qu’il existe un comte Hervé de Regbrenz, marié à Suzanne de Rézan, et qui eut de cette union trois enfants : un fils, Even, et deux filles : Georgina, actuellement veuve de Jérôme Orzal, armateur nantais, et Gaétane, mariée au marquis Philippe de Sézannek... Les Regbrenz appartiennent à la plus ancienne noblesse bretonne et leur fortune était fort considérable, mais, par suite des prodigalités du comte Hervé, ils se trouvèrent à peu près complètement ruinés, obligés de quitter Nantes, où ils menaient grand train, pour venir vivre dans leur vieux manoir de Bred’Languest, près de Ségastel. C’est là qu’ils sont encore.
– Et ce notaire dit-il quelque chose de la brouille de ma mère avec ses parents ? demanda anxieusement Alix.
– Peu de chose, mon enfant, et rien que nous ne sachions déjà, c’est-à-dire le mariage de votre mère sans le consentement des siens et son abstention de tout retour, de la moindre nouvelle donnée à Ségastel... Voyons maintenant autre chose. Me Rosart avait chargé le tabellion de Ségastel de faire savoir aux membres encore existants des Regbrenz la mort de M. de Sézannek. Votre grand-père a écrit aussitôt à votre notaire, et voici sa lettre.
Il lui tendit une petite feuille couverte d’une écriture aiguë, excessivement fine. La jeune fille, dont le cœur se serrait d’angoisse, la parcourut rapidement.
« Monsieur,
« Je viens d’apprendre par Me Lebon, notaire à Ségastel, le décès du marquis Philippe de Sézannek. J’étais le père de sa femme et, malgré tout ce qui m’a séparé de cette fille ingrate, je reconnais de mon devoir de prendre les orphelins sous ma protection. En conséquence, veuillez faire avec Lebon les arrangements nécessaires pour cette tutelle, dont j’assume la charge. Étant âgé et malade, je ne puis entreprendre le voyage de Paris et je vous charge de tout régler au mieux des intérêts de ces enfants. Ceux-ci devront être, le mois prochain, confiés à une personne sûre, qui me les amènera à mon manoir de Bred’Languest, où ils vivront désormais près de nous.
« Agréez, Monsieur, etc.
« Hervé, Comte de Regbrenz. »
Et c’était tout... Pas un mot d’affection pour ses petits-enfants, pas une parole compatissante sur le malheur qui les frappait. Un homme d’affaires eût pu signer cette froide missive... Alix tendit silencieusement la feuille à miss Elson.
– Que dites-vous de cela, Alix ? demanda le docteur. Ce vieux M. de Regbrenz me paraît être d’une nature peu communicative et singulièrement expéditif en affaires, car, tout au moins, il aurait pu s’enquérir de vous, vous écrire, Me Rosart ayant simplement notifié à ce notaire breton l’absence de toute parenté paternelle, votre âge et l’état de votre fortune.
– Cela lui suffit, paraît-il, dit-elle avec une involontaire amertume. Il accomplit un devoir, voilà tout.
– Mais en vous connaissant il vous aimera, ma chère enfant, répliqua l’institutrice, dont l’esprit, plus positif, ne s’effarouchait pas de cette glaciale épître. Pensez donc, s’il croit avoir quelque chose à reprocher à sa fille, il est déjà méritoire de sa part qu’il vous accueille...
– Mais si, comme je le crois – oh ! bien fermement ! – c’est lui qui a eu les torts, qui a été dur et injuste envers ma chère maman ?... Sait-on ce que sont ces Regbrenz, ces êtres totalement inconnus de nous ? Ils vont nous détester peut-être !...
– Dans ce cas, mon enfant, il y a tout lieu de croire qu’ils ne s’occuperaient pas de vous, fit observer le docteur. Peut-être ce vieillard a-t-il des remords et, ne pouvant se réconcilier avec sa fille vivante, veut-il au moins réparer d’une autre manière...
– Dieu veuille que vous disiez vrai, docteur ! murmura-t-elle d’une voix frémissante. Oui, cela peut être... Ainsi, nous voilà destinés à partir pour la Bretagne, à quitter tout ici...
Son regard, reflétant une détresse navrante, fit le tour du salon si hospitalier dans son élégance discrète, pièce familiale où tout rappelait les goûts délicats du père disparu.
– Et pour aller vers l’inconnu !... Mais il n’y a pas moyen de refuser, docteur ? demanda-t-elle en le fixant avec angoisse.
– Non, ma pauvre enfant, si l’honorabilité de ces personnes est attestée ; Me Rosart va précisément prendre des renseignements à ce sujet et, alors seulement, il engagera les affaires avec M. de Regbrenz... Voyons, ne prenez pas cet air désolé, Alix. Tout ira bien, j’en suis sûr, car cette famille ne pourra faire autrement que de vous aimer...
– Ça, c’est évident, à moins qu’ils ne soient tous des rocs, déclara une voix éclatante.
Une jeune fille de l’âge d’Alix entrait en coup de vent, les cheveux flottant autour de son visage frais et rieur, la gaieté pétillant dans ses yeux bruns... À la vue de la physionomie altérée d’Alix, un peu de tristesse vint soudainement voiler son regard joyeux. Elle s’élança vers elle et la baisa au front.
– Quoi donc encore, pauvre chérie ?... Vous lui avez apporté de mauvaises nouvelles, papa ?
– Ma Jeanne, j’ai un grand-père qui veut notre tutelle et... oh ! Jeanne, mon amie, nous devrons partir pour la Bretagne !
Jeanne Sérand leva les bras au ciel en un mouvement de stupeur.
– Tu vas nous quitter !... et t’en aller là-bas, dans quelque trou perdu, peut-être !...
– Précisément... car je ne suppose pas que Ségastel soit un centre bien important.
Elle essayait courageusement de sourire, la pauvre Alix, mais sa souffrance paraissait malgré tout. Jeanne hocha la tête en la regardant d’un air soucieux qui lui était peu habituel et murmura :
– Comme les événements arrivent vite !... De Paris dans un village !... Oh ! moi, je ne m’y habituerais jamais ! Et que va dire Gaétan ?
– Gaétan se révolte déjà à cette seule pensée, répondit miss Elson. Nous aurons des scènes violentes. Néanmoins, je crois le sentiment du devoir plus ancré en lui qu’on ne le pense généralement... Que regardez-vous là, Jeanne ?
Mlle Sérand s’était baissée et ramassait l’enveloppe qui avait contenu la lettre de M. de Regbrenz. Avant de répondre, la jeune fille examina attentivement la suscription.
– Voilà une écriture féminine révélatrice d’un terrible caractère ! déclara-t-elle enfin.
– Féminine !... C’est celle du grand-père d’Alix, Jeanne.
La jeune fille secoua la tête en signe de dénégation.
– C’est une femme, vous dis-je, miss Elson... et une femme ambitieuse au plus haut point, habile, intelligente, sans scrupules...
– C’est avec ta graphologie que tu découvres toutes ces qualités ? dit le docteur d’un air narquois. Tu sais quelle créance j’y ajoute...
– Vous avez tort, papa, absolument tort. C’est une science précieuse, qui me fera découvrir le mari idéal... Mais j’oubliais dans quel but je me trouvais ici. Maman vous envoie prévenir que le dîner n’attend que vous, papa.
Bon, je monte... Alix, vous allez tous venir dîner avec nous. Pas de refus, ma femme vous attend.