Chapitre 2
Balsamine suivait la gouvernante dans l’enfilade des couloirs et des salles. Mademoiselle Leclaire était une femme d’une trentaine d’année, d’allure vive et stricte, des cheveux châtain foncé, coupés courts, une mèche retenue par une barrette. Elle portait des vêtements gris clair. Sa longue jupe à plis creux la vieillissait, elle était chaussée de ballerines noires souples. Elle remit un dossier à la jeune fille tout en lui expliquant le contenu. Elle récitait d’une voix fluette au débit rapide, son discours annuel de rentrée scolaire, tout en lui faisant visiter les lieux, et la conduisit jusqu’à sa chambre. L’adolescente la suivait en tractant sa valise et maintenait toujours la tête baissée.
⸺ Vous prendrez connaissance de votre emploi du temps. Les cours se déroulent au premier et au second étage du bâtiment A dans lequel nous sommes, ainsi que dans celui d’à côté. Ici au rez-de-chaussée se trouve la partie administration avec la salle des professeurs, mon bureau dans lequel vous pourrez à toute heure rencontrer un surveillant, la secrétaire ou l’intendant. Il vous est possible d’utiliser un téléphone en cas de besoin, il faudra demander la ligne au secrétariat.
Elles traversèrent la cour d’un pas rapide. Au fond, un parc bordé d’arbustes denses enserré d’un mur de béton, empêchait tout contact avec l’extérieur, là où on apercevait la ville.
⸺ La liberté, murmurait Balsamine.
Seul le ciel s’assombrissait, entre chien et loup, la nuit en changeait la teinte. Les lumières des réverbères gardaient ce semblant de jour et éclairaient le bitume de la cour. Mademoiselle Leclaire continuait son monologue de présentation.
⸺ Vous lirez sur la liste les noms de vos professeurs. Votre professeur principal est monsieur Torrès, professeur de français. Il est au courant de votre situation. Je vais insister sur les points importants du règlement intérieur car vous resterez dans cet établissement en tant que pensionnaire à temps plein. Par conséquent vous devrez vous conformer aux horaires qui débutent dès sept heures moins dix pour le petit déjeuner. Celui-ci sera servi jusqu’à huit heures moins le quart. Vos cours débutent à la seconde sonnerie soit à huit heures. La restauration offre deux services à l’heure du déjeuner, le premier à midi, le second à treize heures. Vous reprendrez vos cours l’après-midi dès quatorze heures. Ils se terminent au plus tard à dix-huit heures. Si votre emploi du temps le permet vous serez autorisée à sortir de l’établissement et devez être rentrée pour le repas du soir, il n’y aura qu’un service à dix-neuf heures trente. Si vous le souhaitez, lors de vos moments de liberté, vous aurez accès à la bibliothèque ou au foyer jusqu’à vingt-deux heures. Je suis la responsable de ces locaux.
Contournant le réfectoire encore vide, Balsamine découvrait une salle d’étude équipée d’une grande bibliothèque, ainsi qu’un salon dont les fauteuils semblaient confortables. Au fond, un téléviseur projetait de la publicité facilement reconnaissable au logo à la pomme bleue sur fond rouge. Balsamine n’eut pas le temps de visiter ces lieux, la gouvernante accélérait le pas tout en précisant les règles de vie de l’internat.
⸺ En ce qui concerne la vie des pensionnaires, le règlement est strict. Vos heures de sorties sont très limitées en semaine après les cours. Les week-ends vous aurez la permission de sortir jusqu’à l’heure du repas, sous couvert d’avoir l’autorisation d’un adulte référent, tant que vous serez mineure. Une fois atteinte l’année de votre majorité, il vous suffira d’annoncer au secrétariat si vous dormez ou pas à l’internat. Il vous appartient de porter une tenue correcte. Pas d’alcool, pas de cigarettes, bref rien qui puisse nuire à la morale. La réputation de notre établissement en dépend.
Elles empruntèrent une allée bordée d’arbustes. Mademoiselle Leclaire continuait de sa voix fluette.
⸺ Le dortoir se situe derrière l’aile adjacente. Voici les chambres. La première porte du rez-de-chaussée abrite mon appartement. Le reste de cet étage est réservé à la buanderie et au stockage de matériel divers. Le premier étage est le dortoir des garçons, inutile de vous préciser que vous n’avez rien à y faire. Vous êtes autorisée à recevoir vos camarades de l’internat jusqu’à vingt-deux heures dans votre chambre. Il vous sera demandé de la maintenir propre. Je vous fournirai des produits d’entretien. Vous avez la possibilité d’écouter la radio à condition que le volume sonore ne soit pas excessif. Vous vous doutez bien que vos chambres sont régulièrement visitées pour nous assurer qu’aucun d’entre vous ne transgresse le règlement. Par conséquent, il n’y a pas de clef. Vous avez des questions ?
Sans même attendre la réponse de Balsamine, elle ouvrit la porte tout en éclairant la pièce. La chambre était petite, sans décoration, une fenêtre laissait entrevoir le gris de la cour et au loin l’automne des arbres. L’adolescente constata l’absence de volets. Seuls deux pans de rideaux opaques et ternes garantissaient le noir absolu. Un lit recouvert d’une couverture en tuft, une chaise et un bureau en bois près de la fenêtre sur lequel était posée une lampe, quelques étagères garnies de livres d’étude. Une armoire un peu étroite dans un coin cachait la porte de la salle de douche. Chaque chambre était équipée de commodités indépendantes, seul luxe d’intimité. Balsamine déposa sa valise sur son lit. Elle allait remercier la gouvernante et prendre congé quand cette dernière la regarda intensément. Balsamine voulut poser sa main sur son visage, mais il était trop tard. Mademoiselle Leclaire avait vu.
⸺ On ne distingue presque rien à présent.
⸺ Je sais mais je dois encore mettre de la crème et elle se voit.
⸺ Le maquillage est autorisé.
⸺ Ce n’est pas préférable. La crème me fait comme un masque, ça s’estompe en cours de journée, mais il m’est impossible de mettre du maquillage dessus.
⸺ Très bien je comprends.
Puis changeant de ton elle ajouta :
⸺ Vous devriez descendre au foyer, nous mettons à la disposition des pensionnaires un poste de télévision, ça vous distraira. Il reste très peu de vos camarades le week-end. Beaucoup rentrent chez eux. Néanmoins essayez de faire connaissance avec ceux qui restent.
⸺ Très bonne idée, j’y vais de ce pas.
Balsamine allait quitter mademoiselle Leclaire lorsqu’elle se tourna vers la jeune femme.
⸺ S’il vous plait, est-ce que je peux vous demander un service ?
⸺ Lequel ?
⸺ Ne dites à personne qui est ma grand-mère.
⸺ Tous mes collègues savent déjà. Mais je vous promets que je ne dirai rien à vos camarades. C’est bien de cela dont il s’agit n’est-ce-pas ?
⸺ Oui c’est bien ça.
Balsamine se dirigeait vers le foyer. Le poste de télévision projetait un dessin animé. Une jeune fille blonde aux yeux clairs qui devait avoir son âge, regardait déjà le programme. Elle étendait ses jambes, prenant ainsi toute la place du sofa, et bâillait avec nonchalance. Une robe en lamé doré, fluide comme une rivière, découvrait ses genoux. Balsamine s’assit sur un fauteuil et regarda l’écran sans faire de bruit. Elle prévoyait avec une mèche de cheveux de cacher son visage et se prit d’intérêt pour le programme. La jeune fille blonde aux yeux clairs terminait de regarder l’émission quand elle s’aperçut que Balsamine se tenait assise non loin d’elle, elle déclara d’une voix nasillarde :
⸺ Non mais franchement pour qui nous prend-on ? Des bébés pour oser nous passer des dessins animés ? Je veux de la musique moi ! Puisque c’est comme ça je retourne dans ma chambre. T’es nouvelle toi. T’aimes les Stones ?
⸺ Euh… ouais comme tout le monde, fit la nouvelle élève sur le ton le plus détaché que l’exigeait le code de la jeunesse.
⸺ Non, pas comme tout le monde. Ici, ils considèrent ça comme de la musique de sauvage. Tu vas voir.
Plantant Balsamine seule au foyer, elle monta au second étage. Intriguée, la nouvelle élève suivait cette fille à la silhouette dentelée. Elle pensait qu’elle était très belle et avec l’allure qu’elle affichait, elle ressemblait à une vedette de cinéma. Celle-ci s’enferma dans sa chambre en claquant la porte derrière elle. Très vite résonnaient les premières notes de la chanson « Fool to Cry » du groupe précité. L’arrivée de mademoiselle Leclaire ne se fit pas attendre. Avec un visage impassible, elle entra sans frapper dans la chambre de la fautive.
⸺ Chantal veuillez baisser le volume je vous prie.
⸺ Oh pardon je ne m’étais pas rendue compte. Je croyais que le week-end on pouvait mettre plus fort puisqu’il n’y a personne, répondit l’adolescente d’une voix doucereuse.
⸺ Le règlement est le même quel que soit le jour ou la nuit, en semaine ou durant le week-end et vous le savez très bien. Cessez ce vacarme je vous prie. Regardez, vous avez une nouvelle camarde, vous devriez faire connaissance. En attendant mettez moins fort.
Chantal s’exécuta. Une fois la gouvernante partie, elle toisa Balsamine et déclara de sa voix nasillarde :
⸺ Comme tout le monde. Tu as vu ?
Puis la contemplant de la tête aux pieds, elle claqua à nouveau la porte. Une fois dans sa chambre, Balsamine entendait la musique qui continuait, elle était moins forte, mais elle résonnait toutefois.
Elle ouvrait ses bagages. Elle avait faim, l’heure du repas retentirait bientôt. Elle s’apprêtait à retrouver sa grand-mère. Ce n’était pas de gaité de cœur qu’elles allaient se rencontrer. Élevée depuis sa plus tendre enfance par cette femme, elles n’avaient jamais réussi à créer le lien qui unissait les familles. Sans doute un problème générationnel lui avait fait comprendre celle qui avait toujours été sa meilleure amie depuis l’école primaire.
Balsamine repensait aux circonstances qui l’avaient menée ici, dans ce pensionnat. Si depuis toujours sa grand-mère l’avait laissée suivre une scolarité des plus brillantes dans le secteur public et parce qu’elle n’était pas une enfant à problème, elle l’avait laissée libre de toutes sorties avec ses amies. Cet été, parce qu’elle était tombée amoureuse, échappant ainsi aux règles imposées, le comportement de sa grand-mère changea radicalement. Les évènements qui s’en suivirent confirmèrent sa décision d’affirmer sa sévérité. En effet, un soir, Balsamine n’était pas rentrée. Sa petite-fille avait été retrouvée défigurée, souffrant de multiples écorchures lui rendant la marche douloureuse. L’hôpital avait prévenu la vieille femme après avoir découvert ses papiers de lycéenne. Balsamine resta tout cet été à l’hôpital sans recevoir la visite de ses amis, en attendant qu’elle puisse à nouveau utiliser ses jambes et que son visage se reconstruise. Elle avait dû subir une greffe. Suite à cet évènement, sentant que l’obéissante Balsamine prenait un chemin qu’elle jugeait inconcevable, sa grand-mère avait pris la décision de la faire surveiller par ces professionnels qui l’employaient depuis toujours. Elle avait confiance en eux. De plus elle se sentait trop vieille pour accomplir cette tâche. Une simple entrevue au moment des repas pour suivre l’évolution de sa petite-fille lui semblait suffisante.
Balsamine se dirigeait vers la cantine pour se restaurer. Elle allait manger seule et sans joie car la compagnie de Chantal la laissait perplexe. D’ailleurs à quelques tables de là, cette dernière était accompagnée d’une jeune fille blonde, les cheveux courts et des yeux clairs. Balsamine remarquait à quel point il était étrange que les personnes qui se ressemblaient physiquement pouvaient être proches. Ces deux jeunes filles blondes n’avaient pas l’air d’être sœurs, les traits de leurs visages différaient en de multiples points. Ceux de Chantal étaient fins et harmonieux, ceux de son amie grossiers et aguicheurs. Il suffisait de les regarder afin de comprendre qu’une amitié profonde les liait.
Balsamine se rappelait l’époque où elle fréquentait l’enseignement public. Elle s’y était fait des amis et c’était par deux que les attachements les plus profonds s’étaient construits. Telle une créature bicéphale, on notait à chaque fois cette correspondance physique qui rapprochait les caractères.
Sa plus longue amitié avait commencé dès l’école primaire. Les deux fillettes s’asseyaient au même pupitre du premier rang. À cause de leurs tailles, plus petites que la moyenne, les professeurs dirigeaient systématiquement Balsamine et cette petite fille à la maternelle. Ne sachant ni l’une ni l’autre le pourquoi de leur rétrogradation, elles s’esclaffaient de bon cœur. De cette manière leur amitié naquit. Plus tard, par jalousie, cette fille se détourna de Balsamine lorsqu’était venu l’âge de s’intéresser aux garçons. La jeune rousse plaisait, pas son amie. Elle regrettait de s’être fâchée pour cette raison. C’était si absurde. Sa grand-mère tenta de la soulager en lui expliquant que ce genre de comportement manifestait que leur amitié ne se basait pas sur des constructions solides. Quelle piètre consolation ! Balsamine se rappelait encore de l’époque où elles s’entendaient si bien. Sa meilleure amie lui avait appris la signification d’un mot important aux yeux d’une adolescente concernant le vocabulaire des jeunes de son âge. La définition du verbe flirter. Elle avait cru ce que lui avait expliqué sa grand-mère : flirter avec un garçon signifiait parler gentiment, courtiser. En véritable oie blanche qu’elle était, Balsamine n’alla pas chercher plus loin. Sa meilleure amie lui révéla que dans le parler moderne, flirter avec un garçon signifiait l’embrasser sur la bouche. Elle rougissait encore en y pensant. Balsamine termina son repas puis alla rejoindre sa chambre, pour terminer d’ordonner ses affaires. Sa grand-mère avait garni sa valise de tailleurs qu’elle comptait défroisser le temps du week-end en les suspendant sur les cintres de sa minuscule armoire. Elle allait ensuite passer le reste du temps à étudier pour rattraper son retard.