Quelques semaines plus tôt
Elle était allongée contre Xander, sur le tapis du salon, la tête posée sur son torse. Leurs souffles s’étaient accordés après l’élan passionné de la nuit, et le silence était devenu ce langage complice qu’eux seuls savaient lire.
- Tu sais que je pourrais rester comme ça toute ma vie, murmura-t-elle, en dessinant distraitement du bout des doigts sur sa peau.
Xander sourit, ses yeux encore mi-clos.
- Tant mieux, parce que je compte bien te garder collée à moi. Même si je deviens vieux et moche.
Elle leva la tête, le regard pétillant malgré la fatigue.
- T’as déjà prévu ton avenir, toi.
- Évidemment. Programmation, code, intelligence artificielle… C’est mon truc. Je me vois déjà derrière mon écran, avec des nuits blanches et trop de café.
- Glamour, ricana CJ.
- Ouais, mais j’adore ça. Et toi ?
Un silence. CJ soupira, le front appuyé contre son épaule.
- J’hésite toujours… Lettres ou art. Je sais pas. Je me dis que j’ai encore un peu de temps, mais en vrai, ça m’angoisse.
Xander déposa un b****r sur ses cheveux.
- Alors… on va jouer à un jeu.
Elle se redressa, méfiante.
- Quel genre de jeu ?
Il désigna le buffet près de la porte d’entrée où s’empilait le courrier de la semaine.
- Tu prends une enveloppe au hasard. Si ça se trouve, ton destin est là-dedans.
CJ éclata de rire.
- Tu crois vraiment qu’une facture d’électricité va m’éclairer sur mon avenir ?
- Peut-être pas. Mais qui sait ? tenta-t-il avec un sourire malicieux. Allez, laisse-moi choisir pour toi.
Elle hocha la tête, amusée, et le regarda traverser la pièce. Il revint avec une enveloppe blanche, un peu plus épaisse que les autres.
- Et si c’était ça, ton signe ? dit-il en déchirant soigneusement le rabat.
Son sourire s’effaça dès qu’il parcourut les premières lignes. Ses yeux se figèrent, sa mâchoire se crispa.
- Xander ? fit CJ, intriguée.
Il resta muet. CJ lui arracha presque le papier des mains.
Ses yeux glissèrent sur l’en-tête officiel, les mots imprimés, nets, implacables :
"Nous avons l’honneur de vous informer que votre candidature pour la faculté de droit à ....a été acceptée…"
Un frisson la parcourut, suivi d’une vague de colère et d’incompréhension.
- Quoi ?! Mais… J’ai jamais postulé à ça !
Elle chercha frénétiquement une explication dans le texte, comme si les mots allaient se transformer et lui révéler une mauvaise blague. Mais tout restait identique, figé.
- CJ, calme-toi… tenta Xander, posant une main sur son épaule.
- Me calmer ?! Mais comment je pourrais me calmer, Xander ?! C’est quoi ce délire ?!
Elle attrapa son téléphone d’un geste brusque, ses mains tremblaient. Les sonneries lui déchirèrent les oreilles jusqu’à ce qu’une voix familière décroche.
- Allô ? CJ ?
- Maman… c’est quoi ça ?! lança-t-elle d’emblée, la voix brisée entre la colère et les larmes. Tu peux m’expliquer pourquoi je reçois une lettre d’admission dans une université à l’étranger alors que je n’ai JAMAIS envoyé de dossier ?!
Un silence pesant. Puis la voix de sa mère, ferme, glaciale.
- C’est moi qui ai envoyé tes dossiers.
CJ sentit son souffle se couper.
- Toi ?! Mais… mais comment t’as pu ?! Sans même me demander mon avis ?!
- Tu ne sais pas ce que tu veux faire de ta vie, CJ. Tu passes ton temps à hésiter entre ceci ou cela. Moi, je sais ce qui est bon pour toi. Le droit, c’est sérieux, ça t’ouvrira des portes.
- Sérieux ?! Mais… ce n’est pas ta vie, maman, c’est la mienne ! hurla-t-elle, la voix tremblante. Tu m’as trahie… tu m’as volé mon choix !
- Tu me remercieras plus tard, lâcha sa mère sèchement.
CJ sentit ses jambes flancher. Elle raccrocha brutalement, incapable d’entendre davantage. Le téléphone glissa de ses mains, atterrissant sur le tapis. Xander la rattrapa aussitôt, l’enlaça alors qu’elle s’effondrait contre lui, secouée de sanglots.
- Hé… je suis là, murmura-t-il, sa main caressant son dos. Respire, CJ.
Elle serra la lettre froissée contre sa poitrine, comme si elle avait envie de la déchirer, de l’anéantir. Mais les mots restaient là, gravés, irrévocables.
Dans le silence brisé de la pièce, CJ comprit qu’un simple bout de papier venait d’ébranler tout son monde.
- Dis-moi que c’est une blague, Xander, supplia CJ en secouant la lettre sous ses yeux. Dis-moi que quelqu’un nous fait une mauvaise farce.
Xander soutint son regard, hésitant.
- J’aimerais… mais tu sais que ce genre de lettres, ça ne s’invente pas. Y a trop de tampons, trop de détails officiels.
- Non… non… répéta CJ, en reculant jusqu’au bord du canapé-lit. Ses mains tremblaient si fort que le papier vibrait. Elle avait l’impression que les lettres imprimées se brouillaient, dansaient devant ses yeux.
Un silence. Puis soudain, une bouffée de rage. Elle bondit, attrapa son téléphone de nouveau et rappela aussitôt. Sa mère décrocha à la deuxième sonnerie.
- CJ, écoute-moi calmement—
- CALMEMENT ?! cria-t-elle d’une voix brisée. Tu as VOLÉ ma vie ! Comment as-tu pu me faire ça ?!
- Je n’ai rien volé, trancha sa mère, sèche. Je t’ai donné une chance. Tu crois que tes petites hésitations entre gribouiller dans un carnet ou lire des poèmes vont t’amener quelque part ? Le droit, c’est du solide. Là-bas, tu auras un vrai futur.
- Mais… j’ai jamais voulu ça ! hurla CJ, la gorge serrée de sanglots. Tu ne comprends pas ?! J’avais des rêves, maman ! J’avais des choix à faire moi-même !
Un silence glacial tomba au bout du fil. Puis la voix de sa mère, implacable :
- Les rêves, ça ne nourrit personne. Un jour, tu me remercieras d’avoir pensé à ta place.
CJ resta figée, la bouche ouverte, incapable d’y croire. Elle coupa la communication en hurlant un « JE TE HAIS ! » qui la laissa tremblante, vidée.
Le téléphone lui échappa des mains pour tomber lourdement au sol.
Elle recula de deux pas, heurta la commode, et s’y agrippa comme si elle allait s’effondrer. Ses larmes coulaient à flot, brouillant tout. Xander s’approcha lentement, comme on approche un animal blessé.
- CJ… regarde-moi.
- Elle veut m’envoyer là-bas… Elle veut m’arracher à tout… à toi, à ma vie, à moi-même… balbutia CJ, ses sanglots se brisant sur chaque mot.
Xander la prit dans ses bras, la serrant si fort qu’elle eut l’impression qu’il essayait de la retenir physiquement contre la tempête qui s’abattait sur elle.
- Je ne te laisserai pas partir si tu ne veux pas, souffla-t-il contre ses cheveux. Je trouverai un moyen.
Elle hocha la tête sans y croire, le visage enfoui contre son torse. La lettre froissée gisait par terre, comme un serpent venimeux qu’on avait tenté d’oublier. Un silence, seulement brisé par ses reniflements et les battements pressés de son cœur. Puis CJ murmura, presque inaudible :
- Et si… et si elle avait raison ?
Xander se figea.
- Quoi ?!
- Et si… je n’étais pas faite pour mes rêves ? Et si je ratais tout ? Elle… elle croit que je suis faible…
Il la força à lever le visage vers lui, ses pouces essuyant ses joues trempées. Ses yeux bleus plantés dans les siens, durs et tendres à la fois.
- Hé. Tu n’es pas faible. Tu es la fille la plus brillante que je connaisse. Si tu veux les lettres ou l’art, c’est ça qui te fera vibrer. Pas ses foutus projets. Pas ses plans. Toi seule décides.
Elle éclata à nouveau en larmes, mais cette fois elles n’étaient pas seulement de rage : c’était la peur, le doute, l’impression d’être piégée dans un jeu cruel dont elle n’avait jamais choisi les règles. Xander la serra plus fort, comme pour la recoller pièce par pièce.
- On va trouver une solution, promit-il dans un souffle. Je te le jure, CJ. Tu n’iras nulle part sans moi.
La soirée s’étira dans un silence pesant. CJ n’avait plus envie de parler. Elle avait l’impression que chaque mot qu’elle prononcerait ne ferait que fissurer davantage la paroi fragile qui la maintenait encore debout.
Allongée dans le lit, elle fixait le plafond, les yeux rougis, les mains crispées sur le drap. La lettre, elle, reposait sur la table de chevet, pliée mais toujours là, comme une menace silencieuse. Chaque fois qu’elle tournait la tête, ses yeux s’accrochaient à ce morceau de papier maudit.
Xander était à côté d’elle, allongé sur le flanc, son bras posé autour de sa taille. Il avait tenté de la distraire, de l’embrasser doucement, de lui murmurer qu’ils trouveraient une issue… Mais CJ restait figée, comme si son corps n’avait plus d’énergie pour répondre. Le tic-tac discret de l’horloge murale rythmait la pièce.
- Tu ne dors pas, souffla Xander en effleurant ses cheveux.
- Je n’y arrive pas, avoua-t-elle d’une voix brisée.
Un silence. Puis, presque malgré elle, CJ tendit la main et saisit à nouveau la lettre. Elle la déplia lentement, ses yeux parcourant pour la vingtième fois les mêmes mots : « Félicitations », « admission », « obligation de présence », « rentrée obligatoire ». Tout paraissait irréel, comme si le papier lui-même était une prison.
Ses larmes reprirent, silencieuses cette fois.
- Tu devrais arrêter de la lire, CJ, murmura Xander. Ça ne changera rien pour ce soir.
- Je veux… comprendre. Peut-être que si je trouve un détail, une faille… je pourrais m’accrocher à ça.
Xander soupira et lui prit la lettre des mains, la posant hors de sa portée.
- Non. Tu ne vas pas la laisser te bouffer vivante. Pas ce soir.
Elle se retourna vers lui, son visage tout près du sien. Ses yeux bleus semblaient plus sombres, presque orageux dans la pénombre.
- Et si… et si elle me forçait vraiment à y aller ? demanda CJ dans un souffle. Et si je n’avais pas le choix ?
Xander serra la mâchoire.
- Alors je viendrai avec toi.
Elle écarquilla les yeux.
- Tu… tu ne peux pas dire ça. Tu as ta vie ici, tes projets…
- Ma vie, c’est toi, répliqua-t-il sans hésiter. Où que tu sois, c’est là que je veux être.
CJ sentit son cœur se serrer, un mélange de douleur et d’amour immense. Elle se blottit contre lui, enfouissant son visage dans son cou, inspirant profondément son odeur familière comme pour s’ancrer dans le présent.
- J’ai peur, avoua-t-elle dans un sanglot étouffé.
- Moi aussi. Mais on est deux, CJ. On trouvera une issue. Toujours.
Il l’embrassa sur le front et caressa son dos d’un geste lent, régulier, comme pour l’apaiser. Petit à petit, les larmes de CJ se calmèrent, remplacées par une lourde fatigue. Ses paupières se fermèrent malgré elle.
Xander resta éveillé plus longtemps, la serrant contre lui. Son regard se posa une dernière fois sur l’enveloppe abandonnée sur la table de chevet. Dans ses yeux, une lueur sombre et déterminée passa. Il savait que ce papier allait changer leur vie. Mais il se jura que personne, pas même la mère de CJ, ne les briserait.