IVers 22 heures – Samedi 1er juillet 2017
L’île de Batz au soir d’une belle journée d’été. La lumière déclinait vers l’ouest, derrière le phare. Une douce chaleur émanait encore des murs de vieilles pierres chauffées à blanc toute la journée. La marée était haute et les vagues battaient doucement la plage de Pors Kernoc. Quelques voiles s’attardaient encore dans le chenal et glissaient lentement vers l’entrée de la baie de Morlaix poussées par une petite brise d’ouest. Les derniers passagers avaient depuis longtemps embarqué pour Roscoff. Les loueurs de vélos avaient rangé leurs machines bien en lignes sur le quai. Les badauds marchaient le long des quais, mangeaient une glace en regardant la mer ou promenaient leur chien. Les terrasses des restaurants et des cafés étaient prises d’assaut. L’air sentait le goémon qui séchait sur les laisses, la barbe à papa et les crèmes solaires. L’été battait son plein, immobile et brûlant.
Une jeune joggeuse, Cécile Demeurant, venue courir le marathon annuel de l’île, avait loué un gîte rural pour le week-end avec deux amies intimes, Florence Kerfissiec et Claire Lefrançois. L’une, éducatrice spécialisée dans un établissement pour handicapés mentaux, l’autre vendeuse dans une parfumerie dans la galerie marchande d’un grand magasin de Morlaix. Le gîte était une petite maison basse abritée des vents dominants dans un repli de terrain et cernée par des champs cultivés, au village de Mechou Bras. Cécile, passionnée de course à pied, devait, le lendemain, participer au semi-marathon de l’île, pour la quatrième année consécutive et avait l’ambition d’améliorer sa performance des années précédentes. Ses deux amies qui n’étaient pas particulièrement sportives se contenteraient de participer à la course des dix kilomètres. Elles n’avaient pas d’autre ambition que de finir la course et de s’amuser. Toutes trois se retrouvaient en fin de semaine pour aller au cinéma et pour courir le dimanche quand une compétition était programmée. Les deux amies de Cécile, qui n’étaient pas vraiment motivées et avaient à peine l’entraînement suffisant pour une pareille distance, voulaient juste finir la course sans se soucier du chronomètre et surtout passer un bon séjour dans l’île. Cécile voulait aller courir ce soir-là, éliminer le stress qui l’envahissait la veille de chaque compétition, aller trottiner un peu au bord de la mer et au grand air au lieu de tourner en rond dans leur location. La veille des courses, elle ne tenait pas en place. Ce n’était pas le soir pour sortir, aller au café prendre un verre avec ses amies et faire un peu la fête. Elle l’aurait payé le lendemain en faisant le tour de l’île en courant…
À l’angle des rues du bourg et aux passages étroits et difficiles, des bottes de paille et des barrières métalliques attendaient qu’on les installe le long de la route. Le balisage de la course était déjà en place. Les tables étaient prêtes aux postes de ravitaillement et aux différentes buvettes qui jalonnaient le parcours, avec leurs monticules de packs de bouteilles d’eau en plastique entassés les uns sur les autres.
C’était une heure trop tardive pour aller courir. Ses amies l’avaient d’abord moquée, puis disputée, mise en garde, et avaient finalement essayé de l’en dissuader. Mais elle ne s’était pas laissé fléchir. Plusieurs personnes disséminées dans différents endroits de l’île affirmeront l’avoir vue ce soir-là, et leurs témoignages nous permettront de reconstituer approximativement l’itinéraire qu’elle avait emprunté. Des consommateurs à la terrasse du “Bar du Port” profitaient des derniers rayons du soleil. Juste en face, de l’autre côté de la rue, assis à califourchon sur le mur qui domine la plage, trois couples qui prenaient l’apéritif, tandis que leurs enfants jouaient sur le sable en contrebas, déclareront aux enquêteurs avoir vu passer ce soir-là une jeune femme en débardeur rose, qui courait. Ils avaient même interrompu leur conversation pour l’accompagner des yeux. Elle portait une tenue vestimentaire légère et colorée et avait l’allure d’une belle femme sportive et attirante. Ils s’étaient livrés à des commentaires flatteurs sur son passage. « Une belle femme, aux longs cheveux bruns qui flottaient sur ses épaules, portant un short noir et rouge et un débardeur fuchsia, élancée, souple et à la foulée longue et aérienne. » Un peu plus loin, une femme âgée qui remontait la rue au niveau du pignon de l’école décoré d’une fresque naïve et allait prendre en face un escalier inégal entre deux murs de pierre la vit prendre, à droite, la rue de Créac’h Bian qui monte vers la butte du sémaphore. La joggeuse lui avait fait, au passage, un petit signe de la main auquel la vieille dame, surprise et gênée, n’avait pas eu le temps ni la présence d’esprit de répondre. « Une grande femme, jeune, jolie, avec un vêtement couleur fraise écrasée et de longues jambes bronzées. Elle paraissait bien gentille, bien aimable quand même pour dire bonjour en passant à une vieille dame comme moi. Elle a tourné à droite et est montée vers le sémaphore. C’est quand même malheureux ce qui lui est arrivé ! » ajoutera-t-elle, quand nous irions recueillir son témoignage quelques jours plus tard. Bien trop tard évidemment.
Dans la montée de la rue de Créac’h Bras, sous le sémaphore, Cécile se fit dépasser par un scooter bleu attelé à une carriole, conduit par une femme qui venait chercher une bouteille de gaz pour finir de cuire sa soupe du soir. Cette femme se souviendra d’avoir croisé la joggeuse et en donnera aussi une description assez précise. Cécile passa devant la supérette Sept à Sept où l’épicière se souviendra aussi de l’avoir vue passer. Elle finissait son ménage et ses rangements, rentrait ses présentoirs de légumes, sortait la caisse en bois pour le livreur de journaux du lendemain et sa poubelle de l’autre côté de la rue. Juste avant de tourner la manivelle de son rideau métallique Elle échangeait quelques mots avec Paolic Kerfriden, un vieux client qui sortait de l’épicerie, venu en urgence, tout juste avant la fermeture, chercher une plaquette de beurre qu’il avait oublié d’acheter en faisant ses courses, le matin même… « Un joli brin de fille, une belle foulée, on aurait dit une gazelle », dira-t-il quand on l’interrogera quelques jours plus tard, mais son témoignage demeurera plutôt vague. L’épicière dira que, sur le coup, elle s’était fait la réflexion que « ce n’était pas une heure pour aller courir le long des petits chemins de l’île. Qu’est-ce qu’elle allait faire, cette belle fille, sur les dunes à la tombée de la nuit ? Elle était bien imprudente, et il ne fallait pas s’étonner s’il arrivait malheur à certaines filles… » Elle précisera plus tard aux enquêteurs s’être quelque peu étonnée qu’une jeune femme en tenue de sport légère, s’aventure seule à la tombée de la nuit sur ces chemins déserts du bord de mer. Un agriculteur, un peu plus loin, dans la descente qui mène au village de Goalès, reculait son tracteur dans son hangar et sa remorque remplie de cageots de pommes de terre qu’il livrerait le lendemain à la cale de l’île aux Moutons. Il avait rappelé, à grands cris, son chien, Dicky, un vieux caniche jadis noir, désormais tout gris et pelé, qui gaspillait ses dernières forces à courir après la joggeuse sur une centaine de mètres, le ventre traînant au sol, aboyant d’une voix rauque et mourante, et s’efforçant de lui accrocher un mollet. Près de la mare, un peu plus loin, Cécile dérangea une troupe de canards qui prenaient le dernier soleil sur la berge, au bord de la route, et qui retournèrent pesamment à l’eau, protestant et claquant des ailes. Une vieille femme qui fermait son poulailler pour la nuit et évaluait son tas de bois, de crainte des voleurs, avait vu passer la joggeuse en rose puis, le long d’un chemin de terre qui descendait vers la mer, un homme qui marchait lentement habillé d’un manteau noir. Une silhouette qui lui était inconnue. Elle dira plus tard, bien trop tard, elle aussi, quand nous irions l’interroger en refaisant le trajet parcouru par la joggeuse ce soir-là et en interrogeant patiemment les riverains, un à un. « Il n’était pas d’ici. Je ne l’avais jamais vu, j’en suis certaine. Il avait dû prendre un petit chemin, un raccourci pour couper à travers champs. Je me suis, bien sûr, demandé ce qu’il allait faire par-là, à une heure pareille et habillé d’un vêtement d’hiver. Un long manteau noir, trop épais et trop long pour la saison. Pourtant il faisait chaud et lourd ce soir-là, l’orage menaçait et grondait déjà sur la mer. Avec une dégaine pareille, c’était sûrement un touriste. Ce n’était pas quelqu’un d’ici, je ne l’avais jamais vu. Dans l’île, personne ne s’habille comme ça en plein été. J’ai d’abord pensé à un curé en balade. Quelqu’un venu du continent, sans doute arrivé là pour la course à pied du lendemain dimanche. Ce n’était pas un îlien, ça, j’en suis certaine, car je l’aurais certainement reconnu. Je connais tout le monde sur l’île de Batz. Mais malgré tout, cet homme en noir, que je n’avais jamais vu auparavant, avait l’air de bien connaître les petits chemins de l’île et de savoir où il allait. Comme s’il était chez lui. C’est bizarre. Tout de même, quand j’y repense aujourd’hui, il m’avait tout l’air d’un drôle de paroissien. »
Arrivée au sommet de la dune, le long d’un enclos pour chevaux, Cécile Demeurant reçut au visage le souffle de la brise marine et la fraîcheur du soir. Elle longea une haie de troènes qui bourdonnait encore d’insectes malgré l’heure tardive. Elle pensa à une haie de lilas en fleurs. Les lilas, couleur des vieilles dames et parfum des vieilles garde-robes. Elle pensa à sa grand-mère, aux lilas mauves dans son jardin, à l’odeur de lavande de son oreiller et à l’odeur des crêpes dans sa cuisine, dont elle se régalait quand elle s’arrêtait pour lui rendre visite en revenant de l’école communale. Un parfum de nostalgie et des souvenirs mélancoliques l’accompagnèrent quelque temps au long de la dune. La mer roulait sur le sable et se cognait aux rochers. Un homme, dont elle ne voyait que le dos marchait devant elle. Il portait un long vêtement noir, le genre kabig breton, trop long, avec une capuche qui lui recouvrait la tête. Ce qui étonna Cécile, compte tenu de la température du soir. Quelle raison pouvait-il avoir de se couvrir, de se protéger et à la limite de se cacher ainsi ? Il avait une démarche lourde, hésitante, avançait voûté, les yeux au sol, comme tassé sur lui-même, et dodelinant de la tête. Il semblait absorbé et perdu dans ses pensées roulant des épaules et des hanches, avançant les jambes l’une après l’autre, de manière saccadée, comme un gros batracien pesamment en chemin vers sa mare originelle. Un vieux, pensa Cécile. « Que fait-il là à cette heure-ci ? » Cécile le compara aussi, mentalement, à un gros insecte noir, un bousier par exemple, un scarabée ou un pince-oreilles, à une bête rampante comme une salamandre ou même à un crapaud. Tous des animaux noirs et terreux. Elle détestait ces animaux, elle avait pour eux une véritable répulsion sans doute irraisonnée et qui remontait à son enfance. Une répulsion que lui avait transmise sa grand-mère. Le jardin de mamie Marie-Catherine, débordant de fleurs. Elle pensa aussi à un vieux curé qui marchait ainsi en lisant son bréviaire et qu’elle croisait parfois dans un square où, dans son quartier de Brest, elle allait courir à la nuit tombante. Au passage, en le dépassant sur l’étroit sentier, Cécile lui lança un bonsoir rauque et essoufflé. Elle n’obtint pas de réponse mais peut-être un vague grognement. Elle n’en était même pas sûre. Elle était déjà à distance. Elle évita de se retourner, pourtant elle en brûlait d’envie, mais elle se retint le plus possible avant de jeter un coup d’œil par-dessus son épaule. Elle aurait bien aimé voir le visage de ce personnage. Pour se donner une contenance, elle fredonnait une chanson du groupe Indochine, « la vie est belle », qu’elle avait entendue à la radio le matin même au petit-déjeuner, et qui, depuis, ne lui sortait plus de la tête et y tournait en boucle. Ce personnage tout en noir, perdu dans ses réflexions, avec ses allures de vieux curé et de gros cafard, l’intriguait. Elle refréna sa curiosité le plus longtemps possible, puis décida de compter jusqu’à vingt-cinq avant de se retourner. Vingt-cinq comme son âge. Juste un repère. Plus loin donc, profitant d’une courbe de la dune, elle jeta enfin un coup d’œil par-dessus son épaule. Surprise. L’homme en noir n’était plus là, il avait disparu, le chemin de sable derrière elle était désert. La dune était vide. Il était pourtant là quelques secondes auparavant. Elle en était sûre et certaine. Cécile se demandait où il avait bien pu passer. Elle se dit qu’il avait dû couper à travers une garenne, puis tout au long d’un grand champ de carottes, peut-être même le traverser en diagonale, et remonter vers le centre de l’île, vers l’église ou le phare. Elle se sentit comme étrangement soulagée. Elle se disait que cet homme portait un vêtement qui n’était pas du tout adapté à la saison. Il faisait encore, à cette heure du soir, plutôt lourd et chaud. Trop chaud même. Cette réflexion l’étonna et aussitôt l’inquiéta. Elle sentait confusément qu’il y avait là quelque chose d’anormal, quelque chose de dangereux. Elle songea qu’elle-même n’aurait pas dû attendre une heure aussi tardive pour aller courir sur cette dune déserte, que ce n’était guère prudent, qu’elle aurait dû écouter ses deux amies et aller plutôt prendre avec elles un verre au Bar du Port. Une sourde inquiétude lui coupa un peu les jambes, la fit hésiter un moment et lui donna envie de rejoindre le centre de l’île par le chemin le plus court à travers champs et le long des haies. Puis elle se reprit, se raisonna, se dit que ce personnage avait l’air et le maintien d’un vieillard inoffensif, sûrement incapable de la rattraper et de lui faire le moindre mal. Elle décida de poursuivre son tour de l’île. La brise s’était levée à l’approche de la nuit et Cécile frissonna dans son petit vêtement mouillé de transpiration qui lui collait aux reins. Le halo rouge et corail du soleil était descendu dans la mer derrière la balise toute noire de La Basse Plate. Le promontoire de Moguériec, les rochers de l’île de Sieck et plus loin encore, vers l’ouest, les roches de la pointe des Amiets en Cléder s’avançaient comme un groin dans la mer, et entraient dans la nuit…
Cécile se trouva brusquement face à l’entrée d’un cimetière dressé sur la dune, qui en épousait les courbes, les creux et les rondeurs. Un cimetière qui barrait le chemin, le petit chemin de sable qu’elle avait parcouru tant de fois et qu’elle ne reconnaissait plus. Elle s’arrêta net, soufflant fort, les mains aux hanches et jetant des regards inquiets de tous côtés. Surprise, interdite, et comme désorientée. Elle se dit qu’elle aurait dû s’équiper de sa lampe frontale qu’elle avait laissée sur la cheminée dans la location. Brusquement désemparée, elle aurait aimé être ailleurs, n’importe où, et se mit à regretter amèrement de n’avoir pas écouté ses deux amies et de n’être pas restée avec elles. Elle pensa à la terrasse du Bar du Port où elle aurait pu jouir des derniers rayons du soleil en sirotant un jus d’orange bien glacé. Ou assise sur le muretin de l’autre côté de la route, son verre posé à côté d’elle, et laissant ses yeux errer sur la mer et les bateaux. Tout à coup, Cécile eut brusquement peur, une peur panique et irraisonnée. Une bouffée de chaleur soudaine et intense qui lui brûla le ventre et irradia dans tous ses membres. Puis, elle se mit à frissonner aussitôt dans son petit maillot rose trop fin, trop court et mouillé par la course. Elle se sentit prise de panique et comme prise au piège. Une souris affolée et désorientée. Un piège dont elle ignorait encore la violence et dont elle allait très vite découvrir toute l’horreur.