Chapitre 1

2182 Mots
Chapitre 1Ainsi que l’avait noté Amandine, Mary Lester était arrivée la veille à Arradon. Elle avait établi ses quartiers à l’hôtel « Les Vénètes », pour les jours de décrochage complet préconisés par le corps médical. Bien entendu, il était hors de question qu’elle se complaise dans une oisiveté totale. Elle avait loué un vélo et projetait de faire des balades dans les environs lorsque le temps le permettrait. Et il était beau, ce temps, parce que le vent soufflait de l’est, repoussant les nuages sur l’océan, ce qui par certains côtés était une bonne chose, mais qui par d’autres l’était moins. En effet, cette bise venue des steppes de l’Asie Centrale transperçait jusqu’aux moelles les malheureux Morbihannais, peu accoutumés à ces températures sibériennes. Donc, toute activité vélocipédique était reportée sine die, et la belle bécane à assistance électrique qu’elle avait retenue chez un loueur allait probablement rester au garage. Mais comme, même en vacances, le commandant Lester n’avait pas pour habitude de rester les deux pieds dans le même sabot, elle avait sorti son ordinateur et repris un à un les éléments de l’enquête qu’elle avait menée à Roscoff l’année précédente, affaire dont le dénouement allait sans doute prendre encore longtemps.1 Lors du procès auquel elle avait assisté, elle avait vite compris que maître Chapelain, ses conseils et ses relations semblaient trop forts pour que le célèbre fiscaliste soit condamné comme il l’aurait mérité. Cependant les éléments que Mary avait fournis à l’avocat de Paoli, et en particulier les photos qui démontraient que maître Chapelain s’était absenté de la réception à l’heure où sa femme était morte, laissaient planer un doute sur cet alibi. Elles avaient ébranlé les certitudes du jury, qui avait déclaré Chapelain coupable en dépit d’une plaidoirie que les gens de justice s’étaient accordés à trouver brillante. Vingt ans. Chapelain en avait pris pour vingt ans, mais il avait immédiatement fait appel du jugement. Les médias avaient évidemment fait leurs choux gras de cette affaire. Le scandale avait été énorme, puis le soufflé médiatique étant retombé, on était passé au scandale suivant, une denrée dont on ne manquait pas en France. Paoli, le sulfureux homme de confiance, en avait pris pour vingt ans, qu’il commençait à purger en centrale. Le patron, lui, n’était pas encore condamné et s’il perdait en appel, il était probable qu’il se pourvoirait en cassation. L’ancien légionnaire n’avait pas les ressources financières qui lui auraient permis d’échapper à la justice ; pourtant maître Chapelain redoutait plus la vindicte de son ancien chauffeur que les rigueurs de la justice. En légiste retors, il avait plus d’un tour dans son sac et les manœuvres dilatoires n’avaient pas de secret pour lui ni pour l’aréopage de maîtres du barreau dont il s’était entouré, mais il savait qu’un Paoli en liberté n’aurait de cesse de chercher à lui loger une balle dans le crâne, avec toutes les chances d’y parvenir tant il était rompu au maniement des armes. Et même si Paoli restait en prison, le savoir en vie gâchait la liberté surveillée dont maître Chapelain bénéficiait en attendant un verdict définitif. L’ancien légionnaire avait en effet conservé, de son passage dans ce corps d’élite, de redoutables relations. Comme elle l’avait annoncé au commissaire Fabien, Mary avait envisagé d’écrire un roman à partir de cette histoire. Fabien avait pris cette annonce comme une rodomontade, ce en quoi il avait eu bien tort. Un mois de vacances, n’était-ce pas l’occasion rêvée pour revenir à un exercice auquel elle s’était déjà frottée avec quelque succès ? Elle installa donc son ordinateur dans sa chambre, transformant une coiffeuse dont elle n’avait que faire en un plan de travail tout à fait acceptable. Poursuivant son installation, elle s’aperçut qu’en quittant un peu vite son domicile de la venelle du Pain-Cuit, elle avait oublié sa trousse de toilette. Comme il était hors de question qu’elle reparaisse à son domicile, elle décida de se rendre à Vannes pour acheter les produits qui lui manquaient. Ses emplettes faites, elle regagnait sa voiture en sortant du centre-ville par la porte Saint-Michel lorsqu’elle s’entendit héler par un client qui prenait une bière en terrasse. — Hep, mademoiselle… S’il y avait une chose que Mary détestait, c’était bien d’être interpellée de la sorte. Elle tourna un visage mécontent vers le malotru, s’apprêtant à le mettre vertement à sa place, mais son visage s’éclaira quand elle le vit. Il s’écria en se levant : — Ma parole, mais c’est bien Mary Lester ! L’humeur maussade de Mary s’effaça immédiatement. Elle avait reconnu une vieille connaissance. — Perrin… Frank Perrin ! Si je m’attendais ! Mais qu’est-ce que tu fiches là ? Le dénommé Perrin était dans la petite quarantaine. Il portait, sans ostentation et d’une façon très naturelle, une veste de tweed empiècée de cuir aux coudes, un pantalon assorti et des mocassins de cuir fauve impeccablement cirés. Mary le toisa, admirative : — Toujours élégant à ce que je vois. Il plaisanta avec une fatuité feinte : — On ne peut pas se refaire ! Mary avait gardé de ce collègue le souvenir d’un sympathique dragueur impénitent : — Tu guettes la mouche qui viendra se prendre dans ta toile ? Avec un sourire matois, Perrin secoua la tête négativement : — Qu’est-ce que tu vas imaginer ? Je prends un pot, tout simplement. Je peux t’inviter ? Elle sourit : — Pourquoi pas ? Elle posa son sac et s’assit sur le siège qu’il lui présentait. Perrin hésita : devait-il lui tendre la main ou lui faire la bise ? Elle lui évita un choix difficile en lui tendant une main qu’il serra avec chaleur. Puis, l’ayant enfin lâchée il se rassit et Mary fit de même : — Dis donc, ça fait une paye que je n’avais plus entendu parler de toi. Qu’est-ce que tu deviens ? Il sourit d’un air satisfait qui intrigua Mary. — Tu es toujours flic ? — En quelque sorte. Mais plus pour la maison poulaga. Elle parut stupéfaite : — Sans blague, tu fais dans le privé ? — Tout à fait. Tu as quelque chose contre ? Elle sourit à son tour : — Pas vraiment… Elle se souvenait qu’à la suite d’une enquête où elle avait fait arrêter un notable plus que douteux, une promotion sanction l’avait poussée à démissionner avec fracas.2 Par la suite elle s’était reconvertie dans le journalisme d’investigation. Perrin avait-il connu les mêmes avatars ? Le mieux était de le lui demander : — Tu as eu des problèmes avec la hiérarchie ? — Pas plus que les autres. Ça pouvait vouloir dire « pas moins non plus ». — Autant que je me souvienne, tu étais bien noté à l’école de police. — Ouais, j’étais même passé commandant. — Alors ? — Alors la promotion était assortie d’une mutation dans la banlieue parisienne. Elle pouffa : en plein dedans, Mary Lester ! Perrin se rembrunit : — Ça te fait rire ? — Pas du tout ! J’ai connu la même mésaventure. — Ah bon ? Elle lui raconta à grands traits le scandale qu’elle avait provoqué en poursuivant jusqu’au bout un homme politique en dépit des mises en garde voilées de sa hiérarchie. Et elle conclut en lui demandant : — Ça ne te plaisait pas, la banlieue ? — Ça ne me plaisait pas, ça ne plaisait pas à ma femme, ça ne plaisait pas à mes gosses ni à mes beaux-parents. — Si je comprends bien, il y avait unanimité. — Unanimité totale ! confirma-t-il. Puis il plaida son cas : — Tu comprends, je suis un gars du golfe, moi. Si je ne sens pas la mer tous les jours, rien ne va plus. Elle brandit son index devant elle, pour souligner la solennité du propos : — Mon vieux Frank, s’il y a une seule personne dans toute la flicaille qui peut te comprendre, tu l’as devant toi ! — Alors… dit Perrin. Elle le considéra avec attention : Frank Perrin n’avait certes pas été le plus costaud de sa promotion. Il mesurait environ un mètre soixante-quinze et ne devait guère faire osciller l’aiguille de la bascule au-delà des soixante-dix kilos. Il paraissait fluet, et l’attention qu’il portait à sa toilette pouvait le faire paraître efféminé. Cependant il cachait bien son jeu car c’était un judoka confirmé (il avait été sélectionné pour les Jeux Olympiques dans l’équipe de France et avait rapporté une médaille de bronze d’Athènes en 2004) et les quelques petits durs qui l’avaient pris à la légère n’avaient pas tardé à s’en repentir. Certains en gardaient même un souvenir cuisant. Elle demanda : — Tu as trouvé un job dans le coin ? — Ouais, par un oncle de ma femme, dans une société de surveillance, La Vigilante. Ça ne te dit rien ? Elle secoua la tête négativement : — Rien du tout. — C’est un ancien de la BRB, le commissaire Aymar Borse, qui a monté cette boîte à Nantes. Ça s’est développé sur tout l’ouest et comme ils désiraient ouvrir une agence à Vannes… — Tu as postulé ? — Non, j’ai été sollicité. On m’a offert une paye de commandant (et même un peu plus avec les primes), autant te dire que je n’ai pas hésité longtemps. Il sourit largement en s’étirant : — Plus de hiérarchie à me casser les c…, plus d’horaires démentiels – je dispose de mon emploi du temps – une vraie indépendance… J’ai un bateau, je fais de la voile en famille, je pêche… Elle hocha la tête : — Bref, le paradis, quoi ! Il tempéra : — J’ai tout de même quelques contraintes, mais rien à côté de ce que j’ai connu. — En quoi consiste ton boulot ? — Je gère une trentaine d’agents de sécurité qui sont déployés selon la demande dans les entreprises de la grande distribution – c’est le plus gros de la clientèle – et aussi pour les festivités estivales comme la Semaine du Golfe… Elle fit remarquer : — Si je me souviens bien, c’est un gros truc, cette Semaine du Golfe ! Tu ne dois pas aller loin avec ta trentaine de gaziers. Elle se rappelait ses mésaventures au festival des Vieilles Charrues à Carhaix, une autre manifestation, terrestre celle-là, qui drainait trois cent mille personnes. Une multitude !3 — Et pour cause, fit Perrin, il y a plus de mille vieux gréements qui viennent régater dans le golfe du Morbihan. Pour la circonstance, la maison mère, à Nantes, nous détache des agents supplémentaires. — Je vois, dit-elle, songeuse. Comment ça se passe avec les flics locaux ? En général, ils n’aiment pas les privés. Elle avait eu affaire à un commissaire particulièrement mollasson lors d’une enquête qui l’avait menée dans la presqu’île d’Arradon.4 — Chasségnac est toujours là ? — Toujours. Tu le connais ? Elle éluda : — Un peu… — Il approche de la quille, dit Perrin. — Ah, fit-elle surprise, on sait qui le remplace ? — Un certain Ponchon, un commandant qui est ici en poste depuis pas mal d’années. — Ce s******d sévit donc toujours ? — Je vois que vous êtes copains, rigola Perrin. — Toujours aussi visqueux ? Perrin pouffa : — Eh ! On dirait que tu le connais bien. Elle remit les choses en ordre : — Je ne le connais pas bien, j’ai eu à le subir, ce n’est pas tout à fait la même chose. Quant aux collègues, je les plains. Ils n’ont pas fini d’en baver. Autant que je me souvienne il me semble que Chasségnac était plutôt coulant. — Ouais, même si ça n’a jamais été un foudre de guerre, ce n’est pas le mauvais cheval, reconnut Perrin. Et il ajouta : — Tiens, il fait son pot de départ la semaine prochaine. Si tu es dans le coin, ça te ferait peut-être plaisir de venir le saluer ? Elle faillit pouffer : — J’aime autant pas, je crains qu’il n’ait pas gardé un très bon souvenir de mon passage dans son commissariat. Je ne voudrais pas gâcher la cérémonie. — Ah… dans ce cas… fit Perrin embarrassé. — Et puis, poursuivit-elle, je n’ai aucune envie de mondanités en ce moment, je suis en congé. J’ai un peu de mal à me relever d’une affaire compliquée où j’ai failli laisser ma peau l’an dernier.5 Il s’inquiéta : — À ce point-là ? Elle confirma : — À ce point-là, oui ! J’avais enchaîné sur une autre enquête6, mais je n’avais pas éliminé les séquelles de la précédente et cette fois, mon patron a exigé que je décroche un mois. — Un mois de vacances, admira Perrin, bien joué, Lester ! Elle le regarda gravement : — Ce n’est pas du jeu, Frank. Il paraît que je frôlais le burn-out. Perrin siffla entre ses dents : — À ce point-là ? Puis il ajouta : — Tu m’étonnes, je t’ai toujours connue avec une pêche d’enfer. — La pêche d’enfer, c’est un voyou qui me l’a collée sur le crâne avant de me balancer dans le port de Roscoff en pleine nuit. Si mon adjoint, le capitaine Fortin, ne s’était pas jeté à l’eau pour me repêcher, je ne serais pas avec toi en train de siroter un café. — Ce serait bien dommage, fit Perrin avec sourire complice. Il tendit le bras vers ce port de plaisance qui venait toucher les murailles de la vieille ville. — On n’est pas bien là ? Elle l’approuva : — Mieux qu’à l’hôpital en tout cas. Perrin eut une mimique expressive : — Je veux bien te croire. On dirait que tu en sors. — Justement, j’en sors. Elle n’épilogua pas et il comprit qu’elle ne voulait pas s’étendre sur le sujet. Il murmura, songeur : — Je suis de plus en plus persuadé que j’ai été bien inspiré en changeant de métier. Il but une gorgée de bière et Mary une gorgée du café qu’on venait de lui servir. Il lui tendit la perche : — Si je comprends bien, tu n’as pas tellement envie d’en parler. — Tu as parfaitement compris. Je ne suis venue ici que pour m’aérer. Et pas seulement les poumons… Elle se tapota le front : — L’esprit surtout ! Il s’inquiéta : — Tu t’en ressens encore ? Elle eut un mouvement de tête évasif : — Un peu… c’est difficile à décrire. Il y eut un silence qui se prolongea jusqu’à ce que Perrin déclare : — Je comprends mieux… Elle avait gardé de Perrin le souvenir d’un jeune flic dynamique, un peu casse-cou même. Elle remarqua : — Tu ne risques pas ça, dans tes nouvelles fonctions. — Dieu merci, non ! Mais si je m’étais laissé embarquer dans leur prétendue promotion, c’est deux fois par semaine que je risquerais bien pis. — Je te crois, dit-elle d’un air convaincu. Il reposa sa chope sur le marbre du guéridon et laissa tomber : — Dommage… 1 Voir Ça ne s’est pas passé comme ça, même auteur, même collection. 2 Voir La régate du Saint-Philibert, même auteur, même collection. 3 Voir À l’aube du troisième jour, même auteur, même collection. 4 Voir Le visiteur du vendredi, même auteur, même collection. 5 Voir Ça ne s’est pas passé comme ça, même auteur, même collection. 6 Voir C’est la faute du vent, même auteur, même collection.
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