L’an deux-mille a vraiment été une année extraordinaire. En cette année-là, circulait une certaine rumeur de fin du monde soulevant ainsi peurs, fantasmes et prophéties catastrophiques, principalement sous prétexte de changement de millénaire. Des catastrophes avaient été annoncées pour le Samedi premier Janvier deux-mille. Elles prévoyaient que les avions allaient se crasher lamentablement, que les centrales électriques seraient hors services plongeant ainsi la terre entière dans les ténèbres et bien d’autres... Mais le cataclysme annoncé n’a jamais eu lieu. Les hommes avaient peur en réalité d’un changement de deux chiffres : le passage du dix-neuf au vingt. Toutefois, ce phénomène de fin du monde avait profondément marqué les habitants de toute la terre entière car presque tout le monde y croyait vraiment. Isaac ne faisait pas exception. Il pensait qu’il n’aurait pas le droit de jouir des bienfaits de l’examen du baccalauréat si la fin du monde se produisait effectivement en l’an deuxmille.
Les classes les plus stressantes de tout cursus scolaire ont toujours été celles des examens et je ne pense pas vous apprendre grande chose à ce sujet. Il fallait non seulement être très attentif en classe, bien réviser ses cours, avoir au moins la moyenne aux différentes évaluations mais aussi se préparer psychologiquement aux épreuves cruciales qui approchaient à grands pas et dont on ne disposait qu’en réalité d’un mois et demi pour régler les derniers paramètres et mettre en place des stratégies efficaces de révision de dernière instance pour la réussite de ce dudit examen. Le temps accordé était vraiment peu, raison pour laquelle il fallait se préparer bien avant et surtout dès le début de l’année. Car le jour tant redouté a beau être loin, il finira toujours par arriver. L’examen c’est dès le départ qu’on le prépare car Il approchera à pas de géant et risque de surprendre plus d’un. Pour ne pas être l’une de ses victimes, je dois me demander : suis-je prêt à affronter cet examen ? Cette question totale appellera forcément la réponse oui ou non, une réponse tributaire de ma préparation afin de voir si je devais rester constant ou redoubler d’efforts. Si tous les apprenants pouvaient s’inscrire dans cette logique, le taux de réussite ne pourrait que mieux se porter et le taux de tricherie chuter. Isaac avait beau être brillant et bien préparé, cela ne suffisait pas.
Car l’examen revêtait un caractère psychologique voire spirituel et par conséquent religieux. Il fallait étudier, mais aussi prier. Et c’est ce qu’il fit.
Isaac comme tout candidat avant d’aller aux examens, prévoyait deux notes : la plus mauvaises au cas où tout ne se passait pas comme prévu et la note inverse si tout se déroulait plutôt bien. Sa note la plus mauvaise selon ses pronostics était les deux-cent-quarante-cinq points sur les quatre-cents. Quant à sa note de rêve, elle avoisinait les trois-cent-vingt points sur les quatre-cents points toujours.
Deux semaines plus tard, c’était les épreuves écrites car les épreuves orales elles, étaient bel et bien terminées. Isaac était prêt et maîtrisait tous les chapitres au programme. Sa discipline fétiche était la philosophie. Et lors de la composition de cette épreuve, il était plutôt détendu, confiant et surtout sûr de ce qu’il écrivait sur sa copie. Il était concentré et serein sur l’ensemble des épreuves. Tout se passait très bien pour lui. Il jugeait les différentes épreuves abordables par modestie car elles étaient en réalité faciles pour lui. La composition écrite n’a duré qu’une semaine. Logiquement, on s’attendait à un repos total et bien mérité après une semaine infernale de devoir. Pourtant, ce n’était pas le cas. En réalité, notre esprit lui, était troublé par l’angoisse dû aux attentes des résultats. Cette période d’attente s’avérait être la phase plus stressante, surtout les deux derniers jours avant la proclamation des fameux résultats. On arrivait à peine à dormir profondément et l’appétit était aux abonnés absents. On éprouvait même du mal à avaler ne serait-ce qu’un bout de pain tellement que le niveau de stress avait atteint son paroxysme. Et notre cher Isaac n’allait pas faire exception. Il stressait énormément et ses amis aussi malgré leurs performances plutôt bonne lors des épreuves.
Finalement, le jour tant attendu arriva. C’était un vendredi vingt-huit Juillet de l’an deux-mille. Les candidats avaient envahi le Lycée Garçon de Bingerville dans l’après-midi. Il était environ treize heures et trente minutes quand le proviseur Gnaléga arriva, encerclé par un cortège de professeurs. Il marcha quelques mètres avant de s’arrêter net en criant à l’aide d’un mégaphone : « Candidat, approchez ! ». Cette phrase restera à jamais gravée dans la mémoire de tous les candidats aux différents examens et ce de toutes générations confondues. Cette phrase simple en apparence pouvait provoquer des bouffées de chaleurs et même vous faire suer des mains jusqu’à ce qu’elles deviennent moites.
L’annonce des résultats du baccalauréat commençait toujours de façon traditionnelle par les séries scientifiques pour finir avec nos très chers amis les littéraires. Les résultats du niveau des terminales C étaient toujours dits en premier. Ce niveau rayonnait toujours par le biais de ses résultats très positifs avec environ quatre-vingt-dix-huit pourcent comme taux de réussite dont les cinquante pourcent représentaient les mentions très bien, bien et assez bien cette année-là. Quant aux quarante-huit pourcent restant, c’était la mention passable.
Après les résultats de la série C, venait ceux de la deuxième série scientifique du système général Ivoirien, la série D. Les lycéens de cette série avaient généralement le plus grand effectif. Alors la proclamation de leurs résultats mettait pas mal de temps. Le plus intéressant dans cette affaire, c’était le contraste d’émotion qui s’y dégageait. Pleurs et cris d’allégresse se confondaient. A l’appelle de chaque nom, on pouvait entendre des cris de soulagement du concerné suivi de ceux de ses amis et parfois même, ceux des plus grands supporteurs : sa famille. On avait vu ce jour-là des candidats devenir acrobates, tellement animés par un état d’esprit semblable à celui de l’euphorie. Mais le plus douloureux, c’était de voir certains candidats couchés à même le sol à moitié sonnés par les résultats négatifs, par l’absence remarquable de leurs noms sur cette liste du bonheur. La tristesse qui se dégageait d’eux à ce momentlà, était tellement intense que je ne pense pas avoir les mots qu’il faut pour décrire cette désolation ou devrais-je même dire, cette extrême affliction. Je ne sais pas pour vous mais en générale lorsque les résultats sont mauvais dans l’ensemble, les concernés ont tendance à bien se marrer, à prendre cet échec collectif à la légère. Mais lorsque ces résultats étaient plutôt bons dans l’ensemble, la douleur des malheureux s’accentuait. Et c’est ce qui se passait généralement dans ce genre d’établissement d’excellence car la grande majorité des candidats nageait dans le succès, et les quelques malheureux en minorité, se noyaient dans un fleuve noir avant d’être déchiquetés en mille morceaux par des piranhas comme la honte, l’humiliation, le regret et le désespoir. Comment allons-nous annoncer cette nouvelle terrible aux parents qui voyaient en nous l’espoir d’un lendemain meilleur ? Comment allons-nous même prendre le chemin de la maison avec cet air abattu sans être la risée des flâneurs? Comment allons-nous affronter les « ça marché ?» tout au long des trottoirs ?
Comment ne pas être jaloux de ces heureux d’un soir ? Quand on pense que l’on devra reprendre toute une année, réétudier tous les mêmes chapitres, revenir braver le chaud soleil de midi en revenant
de l’école et celui de quatorze heures en repartant presque chaque matin et soir. Quand on pense qu’on devra se coltiner à nouveau le supplice des cours de renforcement, on ne pouvait qu’apprécier l’amer saveur de l’échec. Aux heureux de ce soir, lorsque vous célébrez votre succès, pensez aussi à ceux qui ont échoué. Et aux perdants de ce fameux soir, je dirais que le plus important dans la vie n’était pas tant « de ne jamais tomber » mais d’être capable « de se relever à chaque fois que l’on tombe ». Le plus important, c’est d’atteindre la ligne d’arrivée. Et peu importe le temps que l’on pouvait mettre en chemin, le plus important c’était de la franchir cette ligne. Et comme le disait la tortue dans la célèbre fable de La Fontaine : « rien ne sert de courir, il faut partir à point ». Il fallait tirer des leçons de l’échec d’aujourd’hui, pour se construire une victoire demain.
Quand on n’a pas vraiment mérité le succès et qu’on échoue, on a moins mal que celui qui a tout donné : corps, âme, et temps. Un sacrifice qui semble être vain si l’on le perçoit de manière superficielle mais qui est en profondeur, plein de leçons et de sens. Après avoir proclamé les résultats de la série littéraire (série A), le proviseur Gnaléga et son équipe se chargeaient d’afficher les résultats aux différents tableaux conçus à cet effet afin que les candidats n’ayants pas entendus leurs noms mais qui étaient animés par une foi inébranlable, puissent aller jeter un dernier coup d’œil méticuleux pour s’assurer de leur mort ou dans le cas contraire, susciter un véritable miracle. Un autre détachement de professeurs et éducateurs avait été délégué pour la remise des attestations de réussite au baccalauréat session deux-mille. Isaac était bel et bien admis au baccalauréat de cette session-là, il avait entendu son nom et jubilez avec ses amis pour qui les résultats étaient aussi positifs. Mais à la réception de son attestation de réussite, il constatait que quelque chose ne tournait pas rond car il n’avait eu que deux-cent-quinze points sur les quatre cents. Il jeta un regard sur sa note de philosophie et vu un cinquante-cinq, sachant que cette discipline avait un coefficient cinq. Il comprit alors qu’il eut la note de onze sur vingt en Philosophie. Pour lui, le grand génie et major de promotion de surcroît, c’était une insulte sachant que même des lycéens qui ne lui arrivaient pas à la cheville, ceux à qui il passait la plupart de son temps à expliquer les cours avaient non seulement été admis mais avec des mentions et des nombres de points bien supérieurs aux siens. Et quand ses amis Grégoire et Cheick lui annonçaient respectivement qu’ils avaient obtenus la mention bien et assez bien, ses larmes se mirent à couler toutes seules. Il n’en revenait pas. Quelle injustice ! Se disait-il.
Où allait-il pouvoir être orienté avec une note aussi minable. Lui, le grand Isaac ! Le major de sa promotion n’avait même pas atteint les deux-centtrente points alors qu’il visait en réalité la trois-centaine ! Lui, le grand Isaac qui maîtrisait tous les chapitres au programme, qui avait passé tout son temps enfermé entre quatre murs à étudier comme un dingue, à lire des documents de grammaire pour améliorer ses rédactions, à apprendre par cœur des tonnes de fiches de lecture… C’était un affront, la pire humiliation ! Ce résultat n’était pas différent de l’échec pour lui. Il était trop orgueilleux pour voir la main de Dieu dans son cas, trop énervé pour contempler la grâce que Dieu lui avait fait, en lui accordant le premier diplôme universitaire qu’est le baccalauréat mais aussi la santé tout au long de la composition des épreuves orales et écrites. Il ne voyait pas les autres autour de lui qui l’enviaient, ceux qui malgré plusieurs efforts n’avaient quand même pas réussi à franchir la barre des deux-cents points pour être admis comme lui, ceux qui auraient tout donné pour être dans cette position qu’il méprisait. Comme on le dit souvent « Bac c’est Bac ».
Par cette expression du jargon Ivoirien, il fallait comprendre qu’obtenir une bonne mention à l’examen du Baccalauréat n’était pas une fin en soi.
Obtenir une bonne mention était bien mais ne pas l’avoir obtenu(e) n’était pas synonyme de la fin du monde non plus. Ce qui lui faisait le plus mal, c’était de ne pas être récompensé à cause de sa mention passable malgré qu’il ait potassé assidument, de ne pas être parmi les lauréats lors de la remise des prix d’excellence. Et ce qui l’achevait, c’était de ne pas être éligible à l’obtention d’une bourse d’étude étatique pour l’étranger comme en rêve tout apprenant. Et comme il l’avait prévu, tous ces avantages lui filaient entre les doigts. Il s’arma de courage pour assister à la remise de prix d’excellence de ses confrères qui par la même occasion eurent des bourses d’étude dont une pour les Etats-Unis d’Amérique et l’autre pour le Canada.
Triste sort pour le pauvre Isaac qui avait attendu avec impatience cette offre d’étude pour l’étranger mais qui au lieu de ça, devra se contenter attendre dorénavant les résultats de son orientation universitaire. Son père le soutenait du mieux qu’il pouvait durant cette période difficile de sa vie, en lui disant que ce n’était pas bien grave de n’avoir pas eu la mention bien ou assez bien comme ses amis même s’il le méritait. Le plus important, c’était qu’il ait eu cet examen salvateur et qu’il verrait de ses propres yeux que la plupart des meilleurs étudiants dans les universités étaient ceux qui avaient obtenu « la mention du peuple ». Mais la leçon que lui Isaac tira de cette histoire, était qu’on n’avait pas toujours ce que l’on voulait dans la vie. Il était déboussolé et ne savait même plus quelle filière étudier à l’université. Les malheurs des uns font le bonheur des autres. Les malheurs du pauvre Isaac semblaient ravir sa très chère et aimable marâtre Nicole qui ne faisait se moquer de lui sans montrer un infime signe de compassion. Elle était méchante, mais pas hypocrite et lorsqu’elle ne vous appréciait pas, elle ne le mussait pas.
Un mois plus tard, le choix des orientations étaient disponibles. Il appartenait donc aux étudiants de choisir les filières qu’ils souhaiteraient étudier en fonction de leur éligibilité bien entendu. Et cette période coïncida avec le départ de Cheick pour les Etats unis d’Amérique afin qu’il puisse y poursuivre ses études supérieures en linguistique. Un au revoir douloureux certes mais nécessaire. Car le savoir devait primer sur les liens de l’amitié.
Isaac était partagé entre étudier le droit, l’histoire et l’anglais. Mais contre toute attente, il fut finalement orienté en faculté des lettres modernes car il excellait vraiment dans ce domaine. Encore une frasque du destin à son égard. Qu’allait-il bien chercher en lettres modernes ? La véritable cause de cette orientation, était son père. Ce dernier ne voulait pas qu’il fasse le droit car le nombre d’étudiants dans cette discipline était pléthorique et les livres coûtaient assez chers. Il aimait plutôt la langue de Molière et suscitait beaucoup d’admiration pour les personnes éloquentes et qui savaient écrire correctement. Et s’il y avait un métier qu’il affectionnait, c’était celui du journalisme. Et comme l’école de journalisme et de communication d’Abidjan, l’actuel ISTC à l’époque coûtait une petite fortune. Il somma à son fils d’étudier les lettres modernes à l’université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan Cocody afin qu’il devienne journaliste ou qu’il fasse un autre métier des lettres. C’est ainsi qu’en cette fin d’année deux-mille, Isaac était officiellement un étudiant en faculté de lettres modernes en "licence I" dans cette université mythique de Côte d’Ivoire.