II

2401 Mots
IIEn se réveillant le matin de sa première nuit à la Ribière, Amédée mit quelques secondes avant de se rappeler où il se trouvait. Dès qu’il fut debout, il s’approcha du fenestrou où les araignées avaient depuis longtemps tissé leurs toiles, improbable rideau à l’opacité veloutée. Il déchira une partie des lambeaux et observa le ciel. Il était dégagé et son bleu pâle annonçait une belle journée. Satisfait, il laissa son regard glisser sur son nouvel horizon. En face, à une trentaine de mètres environ, la maison, aux volets condamnés par de solides écharpes en bois, avait un air lugubre. Contre son pignon, les restes d’une remise dévastée par le feu y ajoutaient une touche inquiétante. Fort heureusement, pour égayer ce tableau, tout à côté, un talus s’éclairait de primevères. Ailleurs, des toupets de violettes habillaient le pied des maçonneries. Plus loin, le jaune des pissenlits attirait les premiers rayons du soleil. Quand ses yeux furent rassasiés, Amédée s’approcha du seau et s’aspergea la figure d’un coup d’eau. Ensuite, il déjeuna frugalement et fit jouer les articulations de ses mains et de ses bras qui peinaient à lui obéir pleinement. Il est vrai que la veille, heureux de se vider la tête, il avait entièrement dégagé le dessus du puits situé contre le pignon nord. Le roncier qui s’y était développé en toute liberté s’était rendu non sans combattre. Mais, après un effort dont il ne se serait jamais cru capable, il avait réussi à en nettoyer les abords immédiats. L’eau cristalline était là, à peine à deux mètres de profondeur. Pour étancher sa soif, il avait aussitôt fait descendre le vieux seau et la chaîne avait naturellement repris sa musique d’antan, un peu comme si elle annonçait joyeusement une habitude retrouvée. Il n’aurait pas à aller puiser l’eau au ruisseau qui serpentait un peu plus bas. Il eut un sourire en se disant qu’il se comportait déjà comme s’il devait rester, ce qu’il n’envisageait qu’à titre provisoire, histoire de faire le bilan, de se retrouver seul face à son passé, à son âme. Histoire aussi de tenir la promesse faite à une morte, à ses souvenirs. Oui, ses souvenirs et l’image de ceux qui l’avaient aidé, aimé, quand sa vie n’était que souffrance. Il était revenu près de la fenêtre lorsque son regard fut attiré par un mouvement sur la gauche. Il se pencha et cligna des yeux. Il lui sembla qu’une ombre s’était glissée à l’angle d’un bâtiment. Soudain pressé, sans trop savoir pourquoi, il ouvrit la porte d’entrée et sortit sur le seuil, prêt à engager la conversation, façon de lier connaissance. Mais il eut beau écarquiller les yeux, il n’y avait personne. Il avait dû rêver ! D’ailleurs, les moineaux voletaient dans un froufroutement soyeux, comme si de rien n’était. Or, à la moindre alerte, ils n’auraient pas manqué de s’enfuir. Intrigué, Amédée fit un rapide tour du hameau sans remarquer les yeux qui l’observaient, le jaugeaient. Il n’insista pas. De toute façon, il avait de quoi s’occuper. Il fit provision de brindilles et de bois mort, trouva quelques bûches empilées dans une resserre et stocka le bois près de la cheminée qu’il prit soin de nettoyer. Ensuite seulement, il entreprit d’épousseter les meubles et de balayer la pièce. Vers midi, il eut l’impression étrange que le soleil entrait plus librement dans la maison. Il continua sa besogne et finit de ranger ses quelques affaires, le reste arriverait le surlendemain ou un peu plus tard, transporté par ses fidèles Cargo et Mathieu. En attendant, il devait s’organiser. Vers le milieu de l’après-midi, il fut surpris par le brusque changement de temps. Quelques nuages, poussés par une brise essoufflée, jouèrent avec les couleurs et laissèrent la grisaille s’installer. Finalement, au lieu de sortir visiter les environs, il décida de faire une flambée. Le petit bois, un peu humide, exhalait ses premières fumerolles sous le halètement nerveux des fagots de genêts. Après quelques éclairs et de timides geignements, les brindilles chantèrent sous la flamme. Aussitôt, la fumée se rua dans la salle commune, comme si l’habitude de suivre le boisseau s’était perdue avec le temps. Amédée, qui toussait, fut obligé d’ouvrir la porte en grand. Là, sur le seuil, alors que ses yeux le piquaient encore, son regard se porta en direction du chemin et il revécut son arrivée. Dès l’abord, il avait été étonné par la disposition de la Ribière. Une construction basse se tenait seule, telle une sentinelle prudente, à l’amorce du hameau, alors que quatre autres bâtisses, dont la sienne, se faisaient face de chaque côté d’une improbable ruelle. Un peu au-dessus, des granges, plus ou moins allongées, érigeaient leurs murs de pierre en enceinte, le dos tourné au vent. Heureusement, comme si son rôle était d’apporter une note de gaieté à cet ensemble, une prairie de vert tendre prenait ses marques auprès des habitations et s’étalait sur deux ou trois hectares vers la forêt des Sagnes. À partir de la Ribière, la crinière des arbres dissimulait les parois granitiques du Sud et formait un dodelinement qui montait en pente douce jusqu’aux collines alentour et couvrait tout à des kilomètres à la ronde. Mais ce qui l’avait le plus étonné, c’était l’impression de vie qui se dégageait de l’ensemble, un peu comme si les habitants s’étaient cachés à son approche et n’allaient plus tarder à paraître. Le nouvel arrivant avait même tendu le cou, guettant un signe, mais seul le silence avait répondu à son attente. Il avait d’abord contemplé la maison des Laplaud, celle où il logerait. Il en avait fait le tour, tel un animal qui prend ses précautions avant de s’abandonner à un repos mérité. Après avoir noté la solidité des ouvertures, il avait sorti la clé de sa poche, mais n’avait pas eu besoin de l’utiliser. À sa grande surprise, la porte n’était pas fermée à clé ! Alors qu’il revivait son arrivée, une bourrasque chahuta la porte et le rappela à la réalité. Il se gourmanda : « Bon Dieu ! j’ai oublié le feu. » Repoussant le battant de chêne, il disposa aussitôt des poignées de brindilles sèches sur les braises rougeoyantes avant de se mettre à genoux pour souffler à pleins poumons. Et cette fois, dès que le grésillement s’amplifia, il ajouta trois petites bûches. D’abord hésitant, le feu lécha doucement l’écorce du chêne, puis, après en avoir caressé l’échine, il dressa fièrement sa crête. Les flammes, en s’étirant, éclairèrent le visage et les mains du nouveau locataire. Dans la magie de l’instant, l’ancien militaire s’installa confortablement dans le vieux fauteuil de paille qui jouxtait le cantou. Là, dans la pénombre, il se laissa doucement gagner par la quiétude des lieux, à peine troublée par de petits éclatements nerveux. Une joie presque enfantine l’étreignit lorsque, après avoir éteint la lampe tempête, la lumière de l’âtre baigna peu à peu le devant de la scène. Dès lors, les reflets cuivrés des flammèches soulignèrent les ombres immobiles des meubles, le dégradé des dalles, et jouèrent avec le jointoiement et les arêtes des pierres. Et, sans qu’il en prenne vraiment conscience, il se laissa gagner par une espèce de torpeur. Ainsi, relâché, ses yeux suivirent la course flamboyante des flammes, leurs tressautements, leurs valses-hésitations, leurs dandinements. Peu à peu, des images, des visages se formèrent au hasard des volutes et des éclairs qui dansaient dans le renfoncement de l’âtre. Des moments de sa première vie défilèrent au ralenti. Orphelin, il avait été très tôt placé dans des fermes et avait découvert la vie « au cul des vaches », comme on disait alors. Corvéable à merci, traité comme une bête de somme, il fréquentait l’école de la Toussaint à Pâques. Il devait friser les douze ans lorsqu’un incident eut des conséquences inattendues. Il s’en souvenait comme si c’était hier, et pourtant ça datait de 1907 ! La charrette chargée de foin, une chaleur orageuse, des vaches rendues nerveuses par un nuage de taons et le fils de la maison qui, l’aiguillon à la main, faisait le malin devant les journaliers. Amédée avait senti le drame arriver sans pouvoir l’empêcher. Tout s’était déroulé si vite ! Et le fier-à-bras s’était retrouvé sous l’attelage, avec des côtes et une jambe cassées. Il fallait un responsable et ce fut lui, Amédée. Il était en effet inconcevable que les vaches aient pu éviter le gueux pour fouler le digne héritier de la propriété ! La terrible raclée qui s’abattit alors sur lui eut des témoins qui furent choqués. Les gendarmes l’apprirent. L’Administration s’en émut – comme quoi tout arrive ! – et la chance vint faire un tour au-dessus de lui. C’est ainsi qu’il trouva refuge dans la famille Buffetaud. Ces braves gens vivaient seuls à Limoges depuis que leur fils unique s’était installé à Paris où il travaillait dans des bureaux. Ils accueillirent le vilain petit canard dans leur nid, le couvèrent, le prirent sous leurs ailes, tant et si bien que l’oisillon ne tarda pas à déployer vigoureusement les siennes. Apprenti porcelainier dans la ville de la porcelaine, il poursuivit néanmoins des études du soir et, en 1913, se retrouva titulaire du brevet supérieur. Le bonheur a ceci de particulier qu’il génère parfois un courant positif, et c’est ainsi que la blonde Sylvie occupa bientôt tout son esprit. Germaine Buffetaud crut de son devoir de tempérer l’ardeur de son protégé, mais elle était tellement contente de le voir heureux qu’elle-même se laissa gagner par l’atmosphère. Et puis, son fils, qu’il n’avait aperçu qu’à deux ou trois reprises durant toutes ces années, lui manquait tant qu’elle reportait le trop-plein d’amour inexploité sur son petit Amédée. Le père Buffetaud, l’Armand, la bouffarde à la lippe, venait bien de temps à autre tempérer ces excès d’optimisme avec des informations ramenées du dehors. Il rapportait que de gros nuages s’amoncelaient au-dessus de leurs têtes. Il fut question de revanche, de Jaurès. Mais rien n’y faisait. Pensez, les Fridolins, l’Alsace-Lorraine, tout ça c’était loin ! C’est du moins ce qu’imaginait Amédée jusqu’à ce terrible été 1914 où le tocsin se répandit de clocher en clocher à travers la France, pour sonner l’ouverture des hostilités. La Grande Guerre venait de débuter, et avec elle, la monstrueuse boucherie humaine. Et comme la victoire tant attendue et annoncée ne survint pas dans les premiers six mois, la classe d’Amédée fut rapidement concernée. À lui les godillots et les b****s molletières. À peine le temps de grimper dans le train, de percevoir un fusil, et les troupes fraîches se déployèrent pour combler le vide laissé par leurs aînés. Il était un bleu parmi les bleus. Avec le bleu de la capote, le bleu à l’âme et la peur bleue. Et partout la grisaille, l’immense bourbier. La chance lui permit de traverser les deux premières années de guerre à peu près intact, du moins sur le plan physique. Il était sergent devant Verdun, adjudant nommé au feu en 1917, et lorsque la guerre fut finie, il relevait d’une blessure à l’épaule. Hélas, une terrible désillusion l’attendait. La belle Sylvie avait oublié ses promesses pour un beau planqué à la moustache aventureuse. Elle le croisa avec son bébé dans les bras. L’enfant d’un autre, la femme d’un autre. Amédée se retrouva donc seul avec Germaine Buffetaud. Son mari, l’Armand, l’ayant lâchement abandonnée la veille de l’armistice, lui préférant un lit d’éternité. Quant à son fils, les poumons légèrement atteints par le gaz moutarde, il était soigné dans un hôpital de la capitale. Sa santé s’améliora un peu, et le poilu Buffetaud retrouva bientôt son poste de fonctionnaire en région parisienne. Amédée lui rendit visite à deux ou trois reprises en compagnie de Germaine. Il aurait bien aimé le connaître un peu mieux. Hélas, ils habitaient trop loin l’un de l’autre. Maintenant que l’armistice était signé, les planqués reprenaient place sur le trottoir de la vie. Mieux, ils n’hésitaient pas à s’écarter à l’approche d’une gueule cassée ou d’un poilu aux rides disgracieuses. Oui, maintenant que les journées reprenaient un cours normal, ils se défiaient de la soldatesque, surtout dans les villes. Pour un peu, ils se seraient même laissés aller à donner leur opinion sur un conflit qui avait traîné en longueur. Plusieurs fois, Amédée fut à deux doigts d’exploser. Il ne reconnaissait pas le monde qu’il avait quitté en 1914. Était-ce les autres qui avaient tellement changé ou lui ? Perdu, sans repères, il décida de se rengager, faute de mieux. Cette résolution fit un peu souffrir Germaine, mais elle était si fière de voir son gosse devenir quelqu’un. D’ailleurs, il suivit les pelotons, fut nommé sous-lieutenant, puis lieutenant. Dès qu’il fut capitaine, il partit au Maroc où il séjourna des années durant. Ensuite, il y avait eu 39-45. Nommé commandant, il était resté en Afrique du Nord, puis il s’était engagé dans l’armée de Lattre avant de se retrouver au Vietnam d’où il revenait. C’est d’ailleurs en retrouvant la métropole qu’il avait appris le tout récent décès de Germaine Buffetaud. Une fois passé le choc de cette triste nouvelle, on l’avait informé que la défunte avait laissé chez son notaire une lettre à son intention. C’était la mère de Mathieu, Monique Rieux, chez qui il logeait, qui l’avait prévenu. La lettre, qu’il avait lue et relue, ne quittait plus son portefeuille… Une détonation surprit Amédée au milieu de ses souvenirs. Sans réfléchir, ce dernier se jeta à même le sol. S’il avait agi par réflexe, il se força aussitôt à se ressaisir. Celui qui avait tiré était sans doute à la poursuite d’un gibier, mais mieux valait prendre ses précautions ! Il se redressa et se glissa sous l’allège de la fenêtre. Là, il leva doucement la tête, cherchant à découvrir ce qui se tramait au-dehors. Mais la maison aux huisseries barrées par des écharpes de bois et son appentis calciné lui bouchaient l’horizon. Il décida donc de passer par la porte de la souillarde, façon de surprendre le nemrod inconscient. Hélas, malgré ses efforts, l’issue refusa de s’ouvrir. De rage, il donna un v*****t coup de talon sur le bâti. À cet instant précis, comme une réponse à son geste de dépit, un rire retentit dans le lointain. Un rire qui s’éloignait. Un rire qui se répercutait dans les fibres d’Amédée et le brûlait. Le s****d ! Le doute n’était pas permis, le coup de feu avait bien été tiré intentionnellement, pour lui faire peur, l’impressionner. Eh bien ! tant mieux si son installation dérangeait ! Ils allaient tomber sur un os ! Il se força à retrouver son calme, observa la course des nuages, nota que le soir était déjà bien avancé, puis, comme rien de nouveau ne se produisait, il se décida à sortir enfin. Mais avant, il veilla à bien se redresser, à prendre un air relâché. Il ne manquerait plus qu’il montre son inquiétude. Arrêté sur le seuil, à peser le poids du temps, il ne vit pas âme qui vive. Pourtant, les traces du coup de feu s’affichaient sur un des volets de la salle commune, grêlé par la gerbe de plombs. Il put constater que le tireur avait utilisé des cartouches pour le gros gibier. Dès lors, un étrange rictus glissa sur son visage. L’agresseur allait tomber sur un gibier plus coriace qu’il ne l’imaginait ! Il se promena dans le hameau, affectant une allure débonnaire. Un observateur aurait même pu croire que bien loin de l’effrayer, la situation l’amusait plutôt. N’était-ce pas ce qu’il souhaitait ? Quoi qu’il en soit, cette nuit-là, avant de se coucher, il installa une chaise en bascule contre la porte et déplaça son lit dans l’angle le mieux protégé. Mieux valait prendre ses précautions. Sait-on jamais !
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