IIIAmédée se réveilla après une bonne nuit de sommeil. Les nombreuses années vécues sur le qui-vive avaient forgé son caractère, et ce n’était pas la tentative d’intimidation d’un vulgaire pékin qui allait le perturber. Tout en procédant à sa toilette, il décida de se rendre à Saint-Julien. Façon de rencontrer les autochtones, de discuter, de peser l’air du temps. Il serait en effet bien étonnant que personne n’ait rien vu, rien entendu.
Tandis qu’il se préparait pour rejoindre Saint-Julien, un groupe d’enfants, ceux du haut – par opposition à ceux du bas, leurs ennemis intimes –, s’était formé à l’arrière de l’église. Les plus grands plastronnaient alors que les plus petits, tout fiers d’être acceptés dans le sérail, écoutaient avec attention leurs aînés. Étienne, que tout le monde appelait Tiennou, se tenait au milieu du groupe, tête basse, le béret enfoncé jusqu’aux oreilles et les mains calées au fond de ses poches. Gérard, le chef de b***e, insista :
— Deux soldats en plomb, pas moins, sinon on se passera de toi.
Tiennou baissa la tête, il ne voulait pas que les autres aperçoivent ses yeux teintés d’inquiétude. Il n’avait jamais volé de sa vie. Chapardé, ça, oui, bien sûr. Comme la plupart des jeunes, il lui arrivait de gauler quelques fruits ou de gober un œuf, mais ce n’était pas un vrai larcin. Voilà pourquoi il était inquiet et sentait ses jambes se dérober sous lui. Certes, rien ne l’obligeait à obéir, mais il rageait tellement d’être toujours mis à l’écart par les autres gosses, au prétexte que lui et sa mère, les Fargeau, étaient sûrement les plus pauvres de la commune. Car malgré son jeune âge, il avait déjà conscience de sa différence sociale. Il est vrai qu’à force de se faire brocarder ou traiter de traîne-savate, l’idée s’était installée en lui comme une évidence. Bref, pour en revenir au vol, il ne ferait pas marche arrière, sa décision était prise. Tout à son inquiétude, c’est à peine s’il entendit Gérard conseiller :
— Tu attends qu’il y ait une ou deux clientes. Il faut que la mère Chassard soit occupée, tu zyeutes les bonbons avec insistance, tu laisses traîner ta main, et ni vu ni connu. Pour la forme, tu demandes le prix des bonbecs, tu les trouves trop chers, tu remercies bien poliment et tu pars sans te presser.
Tiennou acquiesça, jeta un regard désespéré vers Émile, son meilleur copain. C’était lui qui l’avait incité à rejoindre la b***e. Émile, qui devinait les pensées de son pote, posa une main fraternelle sur son épaule, l’air de dire : « Ne t’inquiète pas, tout se passera bien, je suis là. » Pendant ce temps, Gérard continuait sur sa lancée :
— Evidemment, si tu ramènes des chevaliers en armure, ce serait encore mieux ! On pourrait envisager de te nommer responsable des boutons.
Tu parles, responsable des boutons ! Lui, tout ce qu’il voulait, c’était quitter le monde des petits et être accepté dans la b***e. Pouvoir s’amuser avec eux, recevoir des marques d’amitié, oublier son quotidien, et même se mettre des peignées avec ceux du bas, quitte à revenir avec des bleus. Alors pour ce qui était de stocker le fil, les boutons et autres aiguilles qui servaient à réparer le gros des dégâts causés par leurs expéditions, il s’en fichait pas mal. C’était là un travail de fille !
Tiennou venait de s’écarter du groupe. Ses yeux ne quittaient plus l’épicerie, comme s’ils étaient hypnotisés, et c’est à peine s’il s’était aperçu de la présence d’Émile à ses côtés.
La Chassard était une femme de cinquante ans, habillée de rides et de sécheresse humaine, dont le mari tenait une échoppe de sabotier à quelques pas de là. Autant son homme était d’amitié, autant la Chassard, grenouille de bénitier invétérée, demeurée sans enfant, était connue pour ses piques et ses tirades bien senties. Mais c’était, hélas, le seul commerce où l’on pouvait trouver à peu près tout, des boîtes de conserve aux pantoufles jusqu’au savon. Autant dire que c’était un passage obligé pour beaucoup de ménagères, et celles qui comptaient dans la petite cité n’auraient boudé pour rien au monde le magasin. Si Tiennou, qui épiait les allées et venues, avait été plus âgé, il aurait pu se dire que c’était comme pour la b***e de Gérard, il fallait en être, sous peine de se sentir écarté des événements de la commune. Toutefois, bien qu’il soit loin de ces contingences de grandes personnes, il savait comme tout le monde que la mère Chassard n’était pas femme à se laisser monter sur les pieds. Aussi priait-il pour ne pas se faire attraper en train de chaparder, sinon ça barderait pour son matricule.
— Il est bientôt neuf heures, il faut y aller !
Émile avait énoncé cette évidence pour finir de décider son copain, qu’il devinait de plus en plus hésitant. Il ajouta même :
— De toute façon, même s’il n’y a pas de cliente, je serai avec toi. J’en profiterai pour prendre les deux cents grammes de café grillé commandés par ma mère. Pendant ce temps, tu n’auras qu’à te débrouiller discrètement.
Finalement, il dut pousser Tiennou, de sorte que son copain n’eut d’autre choix que de traverser la place en essayant de se faire le plus petit possible. La porte du magasin tinta, les enfants saluèrent le triumvirat féminin qui monopolisait le milieu du local. Ces dames stoppèrent net leurs propos à leur entrée.
— Bonjour, Émile ! Tu viens chercher le café pour ta maman ?
— Oui, madame, je profite de ce qu’on est en vacances.
— C’est bien, c’est bien. Mais dis-moi, c’est Étienne qui t’accompagne ? C’est si rare de le voir dans mes murs.
Puis, plus bas, tournée vers ses voisines, la Chassard ajouta :
— Faut dire que chez l’Adèle, ça mange plus souvent des châtaignes que des grives ! Et encore, heureusement que le Julien Delage lui permet de loger à la Vauloube. Enfin ça aussi, ça ne durera pas éternellement !
Le ton de fausse confidence n’avait pas échappé à Tiennou qui en tremblait de colère. À telle enseigne que la peur de dérober se dissipa presque instantanément. À présent, non seulement il volerait des soldats de plomb qui brillaient dans l’ombre, mais en plus il renverserait la pyramide de boîtes de sardines qui prenait appui contre le chambranle d’une porte. Oui, lui qui entendait les mégères se gausser de la misère où il végétait avec sa mère décida de frapper un grand coup. Et tandis qu’Émile faisait écran, il tendit prestement la main, accrocha trois silhouettes de plomb, voulut les enfouir dans ses poches, mais fut désarçonné par une série de tintements qui envahirent bientôt l’espace. Le temps de revenir de sa surprise, et il découvrit avec horreur l’échafaudage de figurines qui glissait lentement sur le sol.
Le moment de stupeur passé, la Chassard se mit à vociférer et à menacer. Bien loin de paniquer, il eut l’impression que la scène se déroulait désormais au ralenti. Et quitte à aggraver son cas, il renversa le bel ordonnancement de boîtes de sardines. Conséquence ubuesque, ces dernières recouvrirent bientôt tout le sol du magasin, ce qui eut pour effet de retenir l’attention des furies et de lui permettre de gagner la porte de sortie, loin derrière Émile qui courait déjà comme un dératé.
— Au voleur ! Au voleur… Ah, le petit voyou !
La voix de la Chassard emplissait la place de Saint-Julien, tel un tocsin alertant la population sur un risque majeur. Ses vociférations firent immédiatement apparaître des visages à l’encoignure des portes et des fenêtres. Ce fut le cas de l’abbé Baubert. Et pendant que les gosses fuyaient le découvert, le brave homme, sa petite silhouette engoncée dans ses habits noirs élimés, s’avança au-devant de la commerçante.
— Eh bien ! ma bonne Émelyne, que vous arrive-t-il de si grave ?
— Oh ! monsieur le curé, si vous saviez ce que ce garnement a osé faire, c’est le Diable en personne !
— Allons, allons, Émelyne, vous savez bien que le Diable…
Mais l’épicière continua sa diatribe tout en occultant la présence d’Émile, dont la mère était bonne cliente, pour reporter sa colère contre le seul fils Fargeau. Un pauvre ! Toutefois, la proximité de l’homme d’Église la rappela à un peu plus de retenue dans les insultes. Entre deux hoquets de colère, elle tenta d’expliquer ce qui s’était passé. Les autres femmes, trop contentes d’en profiter pour agonir les Fargeau, y allèrent de leurs propos venimeux : « Rien d’étonnant ! Y a qu’à regarder la mère. Une fille-mère, je vous demande un peu ! Pas étonnant que le gosse soit de la mauvaise graine, il doit avoir de qui tenir. Même s’il est impossible de connaître le père. Pensez, avec tous les gars qui se sont succédé ! C’est qu’elle était pas farouche l’Adèle… »
Affligé, le prêtre s’employa à stopper le déferlement de fiel :
— Allons, allons, mesdames, ce qu’a fait cet enfant n’est certes pas convenable, mais je suis persuadé qu’il n’en a pas mesuré toute la portée, sinon il aurait sûrement agi autrement.
Tout en essayant de relativiser, le bon curé se sentait un peu perdu face à l’énervement de ces femmes qui se montaient le bourrichon entre elles. D’ailleurs, il se demandait comment il allait ramener le calme lorsque Léontine, sa servante, apparut, fidèle à son image, la démarche solide, les manches retroussées.
Voyant surgir du secours, l’ecclésiastique respira plus facilement, d’autant plus que les trois furies se radoucirent en découvrant la servante du curé. Tutoyant la soixantaine et toutes les ouailles de son curé, Léontine était connue pour avoir le verbe haut et ne pas hésiter, au besoin, à remettre chacun à sa place.
En général tout le monde capitulait devant cet ouragan féminin pour au moins deux bonnes raisons. La première tenait au fait que Léontine était au courant de la plupart des secrets de la commune, à croire qu’elle tendait l’oreille au confessionnal, et qu’elle ne se privait pas pour faire des allusions à untel ou unetelle qui cherchait à donner des leçons aux autres. Elle lui suggérait de se souvenir de ses propres frasques et de se montrer un peu plus circonspect, ce qui provoquait parfois de savoureuses volte-face. En réalité, jamais la servante du curé n’avait eu à utiliser cette menace. Mais dans le doute, mieux valait s’abstenir et organiser une prudente retraite. La deuxième raison qui poussait les gens à ne pas tenir tête à Léontine était que derrière sa carapace impressionnante se trouvait un cœur pétri d’humanité qui ne demandait qu’à venir en aide à son prochain. Et, en effet, elle n’hésitait pas à donner la main pour une bonne œuvre, un travail en retard, ou pour soigner quelque malade qui ne faisait pas confiance au docteur ou qui n’avait simplement pas d’argent pour payer la consultation et les médicaments.
Il résultait de tout cela qu’elle était un personnage estimé de la population et que personne ne se serait avisé de lui manquer de respect. Bonne de curé atypique, elle bénéficiait d’une image dont l’abbé Baubert, qui paraissait bien frêle à côté de ce vaisseau de chair, savait jouer pour ramener la brebis égarée dans le droit chemin. Voilà pourquoi l’ecclésiastique se sentit rassuré en voyant arriver Léontine, qui prit aussitôt la parole :
— Alors, Émelyne, que vous arrive-t-il donc de si grave que l’on vous entend crier pire que si on vous égorgeait ?
Faisant mine de regarder sa maison, elle ajouta, perfide :
— Y a tout de même pas le feu !
Et aussitôt, la Chassard, qui n’attendait que ça, raconta de nouveau ses malheurs, omettant cette fois d’utiliser des mots trop acerbes à l’encontre des Fargeau. Les récriminations de l’épicière menaçant de s’éterniser, le prêtre fit signe à Léontine d’occuper la place et s’éclipsa pour retrouver Tiennou au plus vite. En effet, le plus important aux yeux de l’homme d’Église était de venir en aide au gosse.
Pendant ce temps, Tiennou avait complètement oublié la b***e des copains ainsi qu’Émile. Il avait même jeté les figurines volées. Et maintenant il courait aussi vite que possible en direction de l’étang des Perdrix. Pourquoi ce lieu ? Il n’en savait rien, peut-être à cause de son côté secret, rassurant. Et c’est en arrivant au bord de l’eau qu’il prit conscience de la portée de son geste. Il eut aussitôt honte, pour lui et pour sa mère. Que n’allait-on pas dire encore sur leur compte ?
Tandis que la réaction de l’épicière aux frasques de Tiennou mettait un peu d’animation sur la place, Amédée se dirigeait vers Saint-Julien. Laissant une rangée de bouleaux sur sa droite, il grimpa sur un petit tertre rocheux et aperçut les grappes rouges formées par les toitures de la bourgade. Et alors qu’il observait les mouvements de terrain, son regard fut soudain attiré par une petite silhouette qui filait, un peu plus loin sur sa gauche. Intrigué, il se demanda quelle pouvait être la cause d’un pareil empressement, puis, comme rien ne semblait justifier cette sorte de fuite, il reprit son cheminement. Il posait le pied sur un replat lorsqu’il aperçut la soutane noire du curé qui venait dans sa direction. L’ecclésiastique esquissa un sourire, se dirigea vers lui et en profita pour souffler un peu.
— Alors, comme ça, vous avez laissé votre moto au repos. Vous avez raison, la marche c’est meilleur pour la santé.
Tout en bavardant, l’abbé Baubert s’épongeait le front, tandis que son regard fixait un point imaginaire dans le lointain. Amédée demanda :
— Vous semblez bien pressé ?
— Oh, m’en parlez pas ! Je cours derrière Tiennou. Le gosse a commis une petite bêtise, mais il a plus besoin de réconfort que d’engueulade. D’ailleurs, je ne sais pas encore bien comment je vais m’y prendre.
— Un enfant dites-vous ? Ça doit être celui que j’ai entrevu tout à l’heure.
Et aussitôt, il donna quelques explications au prêtre, lequel se montra rassuré.
— Mais dites-moi, vous descendez au bourg ?
— Oui, j’ai besoin de me constituer un petit stock de nourriture, et puis ça me permettra de mieux connaître le pays et ses habitants.
— Voilà une riche idée. Et si vous n’êtes pas trop pressé, profitez-en pour passer à la cure en repartant, on aura plus de temps pour discuter.
— Ce sera avec plaisir, d’autant que j’aurais une ou deux questions à vous poser au sujet des coutumes en usage dans la commune.
— Des coutumes ?
— Oui, des coutumes. Par exemple, est-ce une habitude de recevoir une décharge de plombs dans ses volets lorsqu’on vient s’installer par ici ?
Le prêtre sembla tomber des nues. Il soupesait son interlocuteur du regard pour vérifier s’il avait toute sa tête.
— Vous voulez dire… Mais enfin, que me contez-vous là ?
— Mais rien d’autre que ce qui est arrivé hier au soir !
Le visage du curé reflétait une telle incrédulité qu’Amédée préféra continuer sa route.
— À tout à l’heure, monsieur le curé.
Il se retourna et s’amusa de voir la silhouette noire qui restait figée sur le chemin.
Un peu plus tard, la porte de l’épicerie à peine refermée derrière lui, le visage furibond d’Émelyne Chassard lui fit face et il dut attendre que l’avalanche de mots se tarisse pour passer commande. Et lorsqu’il énonça la liste de ses achats, cela eut pour effet d’éveiller l’intérêt de l’épicière. Son courroux se transforma en un calme de façade. Elle allait faire des affaires et son esprit pratique reprenait le dessus :
— Alors, comment trouvez-vous la Ribière ? Vous ne vous y sentez pas trop perdu ? Après votre départ, l’autre jour, je me suis dit : « Aller vivre là-bas tout seul… Une femme encore, je dis pas, la nourriture, la lessive tout ça, mais un homme ! » Enfin, chacun ses idées, pas vrai ? Les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas !
Elle avait dit ça autant par principe que pour essayer d’en savoir un peu plus sur le curieux personnage et obtenir des nouvelles avant tout le monde, ce qui ne manquerait pas d’intéresser sa clientèle.
— Rester longtemps ici, je ne sais pas trop, mais j’ai tellement besoin de repos.
— Alors, vous ne pouviez pas mieux tomber en vivant à la Ribière. Comme vous avez pu le constater, ce ne sont pas les habitants qui vous dérangeront ! Pour trouver plus calme, ça sera difficile !
Pour du calme, elle en avait de bonnes ! Mais sans bien savoir pourquoi, il ne parla pas du coup de fusil, pas plus que de l’ombre aperçue. Il se demandait d’ailleurs s’il n’y avait pas un rapport entre les deux. Pendant ce temps, l’épicière continuait à papoter dans l’espoir que son interlocuteur se dévoilerait un peu plus.
— Enfin, tant qu’il fait bon, ça va. Mais quand l’hiver sera là, ça sera autre chose ! La Ribière, c’est un coin à attraper la crève, surtout pour un gars de la ville comme vous.
Cette remarque sonna étrangement aux oreilles d’Amédée. Il y devina, peut-être à tort, une manière d’avertissement, de sorte qu’il se tint instinctivement sur la défensive, se montrant d’un seul coup plus évasif.
— D’ici l’hiver, il y a le temps de voir venir. Et puis rien ne dit que je serai encore là !
— Bien sûr, bien sûr. En tout cas, ce que j’en dis, c’est histoire de causer. Après tout, c’est votre affaire, n’est-ce pas ?
Amédée garnit son sac et paya avant de prendre le chemin du retour. En passant, il avisa la cure. Se rappelant l’invitation du prêtre, il hésita, puis, finalement, décida de s’y arrêter. Il fit tinter la cloche du portillon et, quelques instants plus tard, le battant s’ouvrit sur Léontine dont les joues rondes et lisses esquissèrent un sourire de bienvenue.
— Vous devez être le nouveau dont l’abbé m’a parlé, finissez donc d’entrer.
Ce qu’il fit et, apercevant un tranchou calé le long du mur, il se douta que la robuste femme devait s’en servir pour entretenir les plates-b****s de rosiers dont les premiers boutons éclairaient la façade de l’austère construction. Comme ce devait être là une de ses passions, il choisit d’engager la conversation sur ce terrain :
— Vos rosiers sont magnifiques.
Il nota avec satisfaction le mouvement de jabot de Léontine qui se rengorgeait.
— Oh ! pour la plupart ce sont des créations récentes que M. le curé a fait venir tout exprès. Elles font partie des rares variétés à refleurir plusieurs fois dans l’année. C’est bien pratique pour décorer l’église. J’aimerais en avoir qui soient plus rouges, mais, hélas ! elles n’ont pas le même éclat ni le même parfum.
Amédée, qui avait baissé la tête vers une grappe de fleurs blanchâtres, inspira doucement, ferma les yeux, s’enivra du parfum subtil exhalé. Cette odeur lui rappela celle du vieux rosier qui poussait contre la façade des Buffetaud, ces braves parmi les braves qui lui avaient permis de sortir de l’ornière où la vie l’avait plongé. Presque ses parents. En tout cas sa seule famille. Aussitôt, des images anciennes surgirent, il lui semblait entendre leurs voix, en même temps que leurs visages se dessinaient.
— N’est-ce pas qu’elles sont belles ?
La question le sortit de ses pensées.
— Hein ? Ah oui ! vraiment, elles sont magnifiques. Vous devez avoir un don.
— Oh non ! c’est simplement une passion. Mais je discute et je vous fais perdre votre temps. Vous veniez peut-être voir M. le curé ?
Amédée expliqua que l’abbé Baubert lui avait proposé de venir le rencontrer avant de retourner à la Ribière. Mais Léontine lui apprit qu’il n’était toujours pas rentré.
— Tel que je le connais, il doit sermonner Tiennou. Enfin, sermonner ! Il est trop bon, il lui aura trouvé toutes les excuses, comme d’habitude.
Ce que la brave femme n’ajouta pas c’est qu’elle était complice avec le prêtre. Après quelques échanges de banalités, Amédée estima qu’il était temps de partir. Tout en la saluant, devant le portillon, ses yeux se portèrent sur l’enseigne de l’auberge Bourdelas qui semblait pour le moins défraîchie. Comme il en faisait la remarque, Léontine prit une voix empreinte de tristesse pour répondre :
— Ah çà ! c’est bien du malheur. Une si brave femme pourtant ! Le monde est ingrat. Ici-bas, on oublie facilement ceux qui vous ont aidé !
Amédée se demanda ce qu’elle voulait dire, mais comme visiblement elle ne souhaitait pas s’étendre plus avant sur le sujet, il décida de rejoindre la Ribière avant que ses amis n’arrivent.
— Bon, il faut que je me dépêche. On doit me livrer quelques affaires.