Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantes...-1
Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantes...
Trop tard pour écouter la 7ème de Beethov’. Ce n’est pas de ma faute ! Un accident de personne, sur ma ligne de métro. Mais le type n’a rien voulu entendre.
- Il faut penser aux artistes, Madame.
Il a raison, bien sûr. Trois minutes, c’est trois minutes. Il faut savoir accepter les choses. Ce n’est pas grave, le ciel est bleu (une chance !), je me dirige donc vers fontaine aux lions. J’ai mal au dos. Quand j’étais gosse, je portais un corset. Quels fichus moments on peut passer dans la vie.
Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement
Peut-être qu’il faut se méfier du beau temps et des lions à gueule de pierre…
C’est comme ça qu'on s'est rencontré. Sur le bord de la fontaine aux lions, sur le parvis de la Cité de la Musique, Paris. Nous avions tous les deux notre billet pour la 7ème de Beethov’ suivie de la 9ème, nous étions tous les deux arrivés en retard, et nous nous étions tous les deux assis là, moi avec un très vieil exemplaire des Fleurs du Mal que je relisais pour la centième fois et lui avec une carte de Paris, dépliée sous une cravate Snoopy. Je suis le plus beau, disait la légende. Au dessus de la cravate ? Des yeux noisette très doux encadrés de longs cils. Ça n’a pas été plus compliqué que ça. Bientôt, nous étions installés sur la terrasse du Café de la Musique, séparés par deux choppes de bière.
Il m'a dit qu'il n’était à Paris que depuis hier mais qu'il avait déjà hâte de quitter les lieux car il ne supportait pas les grandes villes, en particulier la Capitale. Je lui ai dit que j'aimais Paris, que j'y vivais depuis une bonne quinzaine d'années. Il m'a dit savoir de quoi il parlait : il avait passé son enfance en région parisienne et s’était installé près de la Vendée, entre les marais et les grandes marées. Pour moi c'était le contraire. Grandie en province dans un village très petit je m'étais installée ici avec joie, dans la solitude et la foule, ce qui me convenait.
Il parlait assez peu en fait.
Il était d’un gabarit plutôt petit, visage quelconque mais avec des lèvres pulpeuses, presque féminines, et des yeux d’une douceur incroyable. Il avait quelque chose de gentil et de rassurant. J'ai craqué. C'est, je crois, ce qu'on appelle un coup de foudre.
Nous avons échangé nos numéros de portable, et avons filé voir la deuxième partie du concert.
Le soir, il m'a téléphoné. J'étais en train de manger des pâtes, avec beaucoup de crème fraîche et de fromage. Je n’ai jamais eu de compassion pour mon physique et mes kilos, sans parler de mon dos ; je n’ai jamais voulu faire le moindre effort, en tout et pour tout.
- C'est le destin qui nous a fait nous rencontrer, me dit-il. Je n'aime pas Paris, encore moins la musique classique, je suis plutôt jazz. Mais aujourd'hui je suis venu à la Cité de la Musique, et je t'ai rencontrée. Je te le dis, c'est le destin.
Sa voix était celle d’un petit garçon. Je revoyais pourtant son visage et c’était celui d’un adulte, souriant, un peu féminin ; j’avais l’impression qu’il était là, à me regarder piocher dans mon plat.
- Je m'appelle Patrick. Et toi ?
- Marie.
- C’est un joli prénom.
Le prénom de la Vierge… Sûr que je ne le suis plus depuis bien longtemps, pourtant c’est idiot, mais…
- Et... Qu'est-ce qui t'a amené à Paris, puisque tu m'as dit que tu détestais cette ville ?
- Eh bien... Je suis venu parce qu'il faut… Il faut que je voie mon frère.
Sa voix était redevenue celle d’un adulte, calme mais volontaire, froide, peut-être. J’imaginai en lui une force, celle qui m’avait toujours manqué. J’avais envie de le toucher. De prendre en moi un peu de cette force, de sa confiance en lui, et puis, faut-il le dire ? J'étais en ce moment en pleine décrépitude sentimentale.
- Ton frère... C'est important que tu le voies ?
- Nous n'allons pas parler de lui ! Je dois quitter Paris cet après-midi, et ça m'attriste.
« Nous devons nous revoir.
- La Vendée, c'est loin...
- Ce n'est pas loin ! Je te jure que ce n'est pas loin. Je t'en prie...
Drôle de personnage. Une voix enfantine, et derrière cette voix, le visage souriant, rassurant et sûr de lui, d’un homme.
- Que t'est-il arrivé ? On a l'impression que tu as vu le Prince Charmant !
- Qu'est-ce qui te fait dire ça ?
J’ai dans la main un pinceau à poils de lapin que je vais vite nettoyer dans l'évier, provoquant une coulure de sang bleu. Je suis dans un atelier collectif monté avec des amis plasticiens car je suis plasticienne, ou plutôt artiste peintre, et je vis de mes tableaux, en connivence mystérieuse avec un marché de l’art auquel je ne comprends rien. Mais je m’en contente. Mes œuvres commencent à remporter un certain succès, à ramper comme des jolies petites couleuvres vers la lumière dorée des galeries.
Celui qui vient de me parler s'appelle Mohammed. C'est un beau garçon avec une chevelure qui grisonne « artistiquement ».
- Ce qui me fait dire ça, c'est les couleurs que tu utilises...
- Ah bon ?
- Ça hurle et ça saigne mais ça explose à la vie ; c’est...
« C’est... Moins morbide.
Ennuyeuse, sa remarque. La morbidité est mon fonds de commerce.
- Eh bien change de commerce, car tu as l'air heureuse aujourd’hui, prononce-t-il comme une sentence.
Joséphine, à demi planquée derrière un gros chevalet, nous observe d’un œil bienveillant, maternel, presque. Nous travaillons ensemble pour des raisons pratiques (rares sont ceux qui peuvent se payer un atelier en région parisienne), mais aussi parce que nous nous apprécions, ce qui est un luxe rare.
Musique country de mon portable (my bonnie is over the océan) : je me précipite dehors.
- Allô ?
Quelques secondes de silence.
- C'est Patrick.
- Ah ! Je suis contente de t'entendre.
- C'est vrai ? (Sa voix est angoissée, malheureuse... )
Je m’empresse.
- Bien sûr que c'est vrai.
- Tu as l'air... gaie. Euphorique.
J'éclate de rire.
- Bien sûr que je suis gaie et euphorique. Je suis en plein travail.
- Ah bon ? Et que fais-tu ?
- Je peins.
Encore du silence. Puis :
- Je rêve de toi.
- Je... J'en suis contente.
- J'ai envie de te faire l'amour.
Je regarde la fenêtre éclairée de l'atelier, et les silhouettes qui s’agitent au milieu des têtes de rapaces et de fauves (œuvres de Joséphine), des figures géométriques de Mohammed, des formes et des couleurs tonitruantes.
- Pourquoi ne dis-tu rien ?
Voix suppliante, encore celle d'un enfant, qui réclamerait une friandise insensée. Pourquoi pas ? Être le bonbon, la « chose » sucrée d'un homme charmant... Charmant et sûr de lui...
- Il faut que je retourne à l'atelier. Je…J’ai plein de choses à faire. Mais tu peux me rappeler ce soir, vers minuit. Je serai chez moi.
- Minuit ? Tu ne rentres chez toi qu'à minuit ? Mais c'est dangereux !
- Mais non. Ne t'inquiète pas. A ce soir. Mon chéri.
Eh oui.
Mon chéri.
- J'ai envie de te faire l'amour... De te sentir contre moi... Je t'aime, Marie.
- Moi aussi je t'aime, Patrick.
- Alors viens chez moi à Nantes, viens demain !
- Demain, je ne peux pas. D'abord, je ne te connais pas !
- Que veux-tu savoir ?
- Eh bien... Tu sais que je suis artiste. Mais toi, je ne sais pas ce que tu fais.
- Je suis professeur. Professeur de lettres.
- Alors tu pourrais revenir à Paris ! Nous sommes en août, c’est les vacances, et après tout, tu n'as pas pu faire ce que tu voulais, c'est-à-dire, rencontrer ton frère.
- Ce n'est pas grave. Ce que je voulais vraiment, c’était visiter la Cité des Sciences.
- C'est donc pour ça que tu as atterri à la Cité de la Musique ? Parce que tu voulais visiter la Cité des Sciences ?
- En quelque sorte. Je devais faire des recherches pour mon IDD.
- Ton quoi ?
- IDD. Itinéraire De Découverte. (Voix sérieuse, même un peu froide…). C'est un projet pédagogique pour des élèves de collège, une matière destinée à leur apprendre à travailler à la fois en équipe et en autonomie à l'intérieur de leur équipe. On les initie à la recherche documentaire. Chaque trimestre on choisit un thème. Pour ce trimestre, c'est le monde sous-marin. Je cherchais des informations sur ce sujet et il y avait une expo sur le micro-monde des bas-fonds, des êtres qui vivent à plus de mille mètres sous la mer : une expo passionnante, que je te recommande (silence)... après que tu sois venue me voir en Vendée, bien sûr. (Voix qui remonte vers cette tessiture bizarre et enfantine qui me trouble... ). J'ai tellement envie de te revoir. Je t'en supplie...
- Je... vais réfléchir. Je te l'ai dit, j'ai plein de choses à faire et Nantes, ce n’est pas à côté !
- A trois heures seulement de Paris.
Léger murmure, souffle, respiration accablée... Quelques secondes...
- Marie. Si tu ne viens pas je... Je bois toute ma bouteille de vodka.
- Quelle bouteille ?
- Celle que j'ai achetée pour toi, pour fêter ta venue. Une vodka polonaise...
- Ce n’est pas raisonnable !
- Alors dis-moi que tu viens. Je t'en supplie. J'ai besoin de toi. Sinon…
Sinon quoi ?
Toute la nuit j'ai cogité, autant dire que j'ai à peine dormi. Cet homme m'aime. Je pense à celui que je fréquente en ce moment, une espèce de crétin garde du corps avec de beaux muscles et quelques neurones qui lui font croire qu'il a une tête bien remplie de synapses. En tant que femme libre j'ai toujours été adepte des amours libres, et amour libre est synonyme pour moi (c'est stupide, je le sais), d'amour physique. Peu importe que Monsieur Muscle me prenne pour une gourde, pourvu qu'il me prenne tout court. J'en ai assez de cette vie. Depuis un an je prends des antidépresseurs, et même des anxiolytiques. J'en ai étrenné presque autant de marques que d'hommes.
Celui-là, il n'a pas de gros muscles. Il a, apparemment, des neurones bien connectés. Et il m'aime.
Tu comprends ce que ça veut dire, idiote ?
C’est fort, c’est rapide.
C’est sans appel.
Le matin de très bonne heure, je trouve un message sur le répondeur de mon portable. C'est Patrick. Il m'indique l'itinéraire pour venir jusqu'à lui, j’admire la précision, RER E jusque Gare du Nord, puis ligne 13 jusqu’à la gare Montparnasse. Connaissant déjà mon goût pour les grasses matinées (ce matin, ça a été bien vu), il m'indique un horaire, départ 15h, arrivée à Nantes à 18h15. Il m'attendra sur le quai côté sortie sud. Si je ne viens pas, il fera une bêtise (une bouteille de vodka polonaise, toute une bouteille…).
Pas de doute, il faut que je vienne à lui.
Sinon je ferai, et il fera, une belle bêtise.
J'arrive à la gare de Nantes avec juste un petit sac à dos sur moi. Un tout petit, histoire de me persuader que je ne serai pas déçue s'il ne m'attend pas. Cette histoire est tellement folle. La sueur coule dans mon dos. Il fait très chaud. Je cherche la sortie sud. Je monte un passage noyé dans une belle foule ; Nantes est une ville fréquentée. Je regarde à droite, à gauche, pas rassurée tout de même. J'ai pas mal voyagé dans ma vie, me prenant pour une baroudeuse, mais je ne suis pas baroudeuse du tout en réalité, loin s'en faut. J'aspire à l'aventure, mais quand elle vient vers moi, j'ai plutôt envie de me réfugier dans les bras d'un homme fiable qui saura me protéger. Je suis une femme libre, libre, mais faible. J'ai toujours fait front, seule, à pas mal de choses, mais toujours avec une secrète envie d'être protégée, choyée.
Il est bien là, au milieu de la cohue, minuscule, incroyablement chétif mais droit, sûr de lui. Ses cheveux sont coiffés en arrière d'une manière stricte, coiffure de cadre dans un service de ressources humaines. Ça se marie mal avec son costume trop grand qui lui donne une allure un peu clownesque ; ses doigts disparaissent dans les manches et son cou exhibe sa fameuse cravate Snoopy.
Tout le monde m’aime, dit la légende.
Je me précipite.
Il me serre, fort.
Comme s'il craignait que des ailes ne crèvent mon dos...
Le trajet vers son village, paraît-il connu pour avoir été dirigé par un grand Connétable de France, est magnifique. Il est à la frontière de la Vendée, à côté de Montaigu, village fameux où il enseigne, les IDD entre autres. Nous suivons la Loire, pas très goulue en cette saison mais qui caresse ses îlots de terre sèche et les pontons qui fendent ses rivages. Tout ceci était visible du train, mais je n'avais pas la tête à regarder. D'ailleurs, même maintenant, alors qu'il conduit sa longue voiture (une Ford Break) et qu'il me fait des commentaires sur sa patrie, j'ai encore du mal à me concentrer. Je regarde un ours en peluche qui se balance, accroché à son rétroviseur. On dirait qu'il s**e son pouce. Toute mon attention est centrée sur cette chose souriante et lui, il continue ses explications inutiles, m'indiquant le cycle des crues, en quelle année cette petite Loire que nous voyons aujourd'hui devint une grande Loire dévorant de nombreuses maisons et troupeaux, puis nous arrivons dans son village, Clisson, dominé par une église à l'architecture étrange et surtout par un gros château moyenâgeux, ancienne demeure du Connétable Olivier de Clisson. Après un petit pont de pierre nous entrons dans une minuscule ruelle traversée de part en part par un gros arbre, courbé comme une tonnelle. La longue voiture de Patrick louvoie dans tout cela, passe entre deux bistrots où, m'avoue-t-il, son célibat le poussa à boire seul des bières et des kirs. Période terminée, me suis-je dit entre mes dents de loup.