Chapitre 6

3792 Mots
– Jusqu’à la vôtre, madame, répliqua le magistrat. » Elle avait compris. On lui donnait à choisir entre l’amour et la mort. Chose bizarre, mais qu’il n’est peut-être point si difficile d’expliquer, elle ne rebuta point tout de suite son terrible amant ; et celui-ci, à la suite de cette importante entrevue, pensa qu’à la longue ses affaires finiraient peutêtre par s’arranger ! Au fond, la pauvre femme ne songeait qu’à la vengeance et elle ne demandait plus à Dieu qu’une chose, c’est qu’il lui donnât assez de force pour la mener à bien. » Elle l’a écrit, et j’ai eu, moi, cette confession suprême sous les yeux. Elle voulait avoir la tête du magistrat. Il lui fallait sa tête !… Mais sa tête détachée du tronc ! Elle voulait lui couper la tête et jouer avec ses doigts dans ses cheveux ! Elle était dans un état qui confinait à la folie, et nul ne s’en étonnera, surtout si l’on songe que son exceptionnel état moral coïncidait avec cette situation physique si particulière d’un début de grossesse. Oui, la malheureuse était enceinte… c’est le dernier mot qu’elle a écrit sur ces papiers qui, par un hasard miraculeux, devaient un jour tomber entre les mains de son fils !… « J’étais enceinte !… » » Que se passe-t-il dans la petite maison de Montmartre ? Quelles orgies ! Quels supplices ! Cette femme eut un geôlier, le domestique d’Enghien, le nommé Didier. Il ne devait plus la quitter. Il observait une rigoureuse consigne. Il ne s’absentait, pour les provisions, que la nuit, lorsque ses maîtres étaient près de sa prisonnière. Elle n’avait, elle, même point le droit de se promener dans le jardin. On redoutait ses cris, ses appels. Les narcotiques, la fatigue, le sommeil factice durent la livrer souvent sans défense à ses bourreaux. Du reste ses projets de vengeance n’avaient point été difficiles à percer et sa pauvre diplomatie n’eut aucun succès. » Le magistrat vit bientôt qu’il n’avait rien à attendre de cette femme que la mort et il en joua si bien qu’il parvint à n’en prendre que l’amour ! Et il l’aima ! Mon Dieu, oui, il l’aima. Il en eut la passion ! Il était ainsi fait que l’affreuse révolte que dressait en face de lui cet être qui le haïssait de toutes ses forces, excita sa passion ! Il l’aimait à cause de la souffrance qu’il lui donnait. Il l’aimait à cause de sa haine ! Elle fut traitée comme une esclave. Il la fit attacher pour qu’elle fût à lui sans danger pour lui. Une chaise longue fut transformée en lit de supplice… Le sadisme du maître réduisit la malheureuse à n’être plus entre ses mains qu’un objet inerte d’abominable volupté ! Elle n’en mourut point, parce que déjà elle était folle. Les mémoires dont j’ai parlé tout à l’heure le prouvent… Elle n’en mourut point et ne s’en suicida point parce qu’elle se disait encore au fond du chaos de sa pensée délirante : Je le tuerai ! Je le tuerai ! Je lui couperai la tête ! Et je jouerai avec mes doigts dans ses cheveux ! » Un jour, vers midi, un jour d’été, un jour qu’elle avait reconquis quelque lucidité, elle parvint à échapper à la surveillance de Didier et à fuir le pavillon. Elle n’alla pas loin. Le geôlier la rejoignit dans le jardin et la fit rentrer, malgré ses gémissements, dans sa prison. Ce jour-là, elle fut entendue du dehors et elle perçut une voix qui disait dans la rue, derrière la porte du jardin : « Qui appelle comme ça ? » Et une autre voix répondit : « Ne t’occupe donc pas de ces histoires-là ! » » Toutes ces horreurs qui semblaient avoir eu d’abord pour but de faire mourir de sa belle mort la malheureuse furent dépassées par une horreur plus grande encore, qui consistait maintenant à faire vivre la malheureuse !… Oui, maintenant, il voulait qu’elle vécût ! »… Il voulait qu’elle vécût ! Sans doute, la souffrance de cette lamentable créature était-elle devenue nécessaire à la joie de vivre de ses bourreaux, car l’occasion s’étant présentée d’une mort naturelle et probable pour la victime, notre substitut ne parut point tout d’abord vouloir en profiter, et malgré le danger qu’il courait personnellement en introduisant une étrangère dans une pareille aventure, il amena près de la malheureuse, dans le moment que celle-ci ne put plus lui cacher qu’elle était enceinte, une sage-femme à qui il avait fait donner la forte somme. Cette sage-femme vint deux fois, la nuit. Didier la connaissait, c’était une amie à lui. Elle consentit à se laisser b****r les yeux et fut conduite dans la maison de Montmartre avec mille précautions. La seconde fois, quand elle partit, elle emportait un paquet. Dans ce paquet, il y avait un enfant vivant qu’elle déposa, dans la nuit du lendemain, suivant les instructions qu’elle avait reçues, sur le banc devant l’administration des Enfants assistés. » Après cette complaisance, la sage-femme put se retirer des affaires. Elle avait promis de ne jamais chercher à pénétrer le mystère de la naissance de l’enfant. On s’était arrangé de telle sorte qu’elle ne sût point dans quel lieu de la capitale elle avait été appelée à donner des soins aussi exceptionnels. Toutefois, elle se rappela qu’avant de pénétrer dans un jardin, et se trouvant encore dans la rue, une voix étrange et qui ne pouvait être que celle d’un perroquet, attendu qu’une autre voix lui avait répondu : « Veux-tu te taire, Jacquot ! » lui avait soudain déchiré les oreilles, et cette voix disait : « Tu es la Marguerite des Marguerites ! Tu es la perle des Valois ! » Ici, Teramo-Girgenti s’arrêta une seconde. Il paraissait ému au delà de toute expression. Derrière ses lunettes d’or, ses yeux fixaient Sinnamari d’une façon qui eût épouvanté celui-ci, si celui-ci, qui avait la tête baissée, et qui semblait réfléchir profondément, avait pu s’en rendre compte. Quant à Régine et à Grimm, on n’eût pu dire s’ils respiraient encore. « Messieurs ! reprit le comte… messieurs, l’enfant, bien qu’il fût venu au monde bien avant terme, vécut. Mais la mère mourut en lui donnant le jour… Que s’était-il passé entre la première visite de la sage-femme et la seconde ? Il dut se produire un drame inattendu, suite de quelque horrible excès, car c’est tout à fait précipitamment qu’on alla chercher la sage-femme, la seconde fois, et sans qu’elle fût prévenue, et alors que l’on se trouvait encore loin du terme qu’elle avait à peu près fixé pour la délivrance de la mère. » Toujours est-il que la nuit qui précéda cet événement et la nuit même de l’événement, des clameurs, des cris de joie, des bruits de fête étaient venus, par-delà les murs de la maison, troubler l’ordinaire tranquillité de ce quartier tout à fait abandonné… des cris de joie qui firent place soudain à une épouvantable crise de douleur qui devait être le cri de mort de la mère donnant la vie à son enfant… – Bah ! fit tout à coup une voix tranquille et profonde… Vos trois petits satyres n’étaient que des enfants à côté de Boris Godounov ! Teramo-Girgenti reçut cette phrase de Sinnamari et il en fut, malgré toute sa présence d’esprit, étourdi, interdit, abasourdi !… Ainsi, à cette évocation tragique de ses crimes, voilà tout ce que ce géant du mal ressentait ! Voilà l’effet produit ! De l’horreur ? Non, de la blague ! Oui, de la blague ! De la blague !… Oui, à cette minute où il espérait l’écraser sous la révélation de ses crimes d’autrefois, si terribles pour sa réputation d’aujourd’hui, Sinnamari blaguait ! – Oh ! Oh ! By Jove ! gémit derrière Teramo une voix chevrotante… Mange-le !… Teramo ! Mange-le… Ou je me tue ! Teramo se retourna, très pâle, et il dit, entre ses lèvres inertes, des mots que seul Macallan entendit : – Ne te tue pas encore ! Je te jure que je vais le faire trembler. – Tant mieux ! murmura l’Américain, qui caressait dans sa poche la crosse de son revolver et qui montrait à Teramo une figure affreusement ravagée par le doute et l’angoisse… Tant mieux ! Car je ne survivrais pas à une faillite ! Et Macallan, attendant les événements, s’affaissa sur un tabouret. L’interruption de Sinnamari avait été couverte de « chut » énergiques… On s’accordait à la trouver déplacée… Du reste, on ne pouvait pas admettre que quelqu’un ou quelque chose vînt, au point culminant où il en était, interrompre le récit du comte. – Après !… Après !… criait-on. Le comte s’était déjà retourné vers Sinnamari. Il se leva, et, tranquillement, alla à lui. Sinnamari le vit venir avec une tranquillité au moins apparente. Mais leurs regards à tous deux se croisèrent avec un tel éclat que certains qui les surprirent, comprirent aussitôt qu’un duel à mort venait de s’engager entre ces deux hommes, et osèrent se rappeler aussi que parmi les trois convives de Chatou, il y avait un magistrat. Le comte s’était donc avancé jusqu’au procureur. – Monsieur, dit-il, je vois que vous êtes au courant de l’histoire russe, ce qui fait que vous trouvez peut-être la mienne très peu intéressante. Je ne connais que bien vaguement les crimes de la cour de Moscou. – Mon cher comte, c’est ce que nous appelons en France de la mauvaise littérature ! – Je ne la connais que vaguement, répéta le comte, qui, penché sur son interlocuteur, semblait vouloir le dévorer des yeux, mais le roi des Catacombes sait ce qu’un magistrat a fait souffrir à sa mère ! Il a juré de se venger de telle sorte que si celui qui a commis l’atroce forfait, et ceux qui l’ont aidé, pouvaient soupçonner cette vengeance, ils tomberaient à genoux et demanderaient en grâce qu’on les tuât tout de suite ! – Diable ! gouailla le Procureur. Comme vous y allez, mon cher comte ! Ce sont donc là des gens qui ne tiennent point à la vie !… Et votre roi des Catacombes serait, en vérité, bien bon de leur accorder une grâce pareille ! Êtes-vous bien sûr qu’il serait disposé à la leur faire ? – Peut-être ! fit d’une voix sourde Teramo. Peut-être… si ceux-là osaient lui dire… La voix du comte était alors devenue si éclatante que toute l’assistance s’attendait à quelques révélations plus affreuses encore. – Osaient lui dire ?… répéta curieusement Sinnamari. – Osaient lui dire ce qui s’est passé entre la première visite que la sage-femme fit à sa mère et la seconde, pour qu’à la seconde la malheureuse apparût à la sage-femme épouvantée avec des cheveux blancs !… Teramo avait si étrangement, si superbement lancé la phrase « pour que la malheureuse apparut à la sage-femme épouvantée avec des cheveux blancs ! » qu’un frisson d’enthousiasme, alors que tout le monde frémissait d’horreur, secoua cet étrange petit être de Macallan, qui sursauta sur son tabouret, grimpa dessus pour mieux voir Teramo et se prit à gesticuler et à crier : – Bravo ! Bravo ! It is truly magnificent ! Il est plus beau que le comte de Saint-Germain ! On dut lui mettre la main sur la bouche pour le faire taire et il mordait les doigts qui voulaient être bâillon. Le comte reprit, semblant tout à coup oublier Sinnamari pour ne s’occuper que de la foule des invités qui l’entouraient : « J’ai déjà raconté à quelques-uns d’entre vous comment j’ai été amené à faire la connaissance de R. C. et ce qu’un tel événement me coûta. Je ne saurais regretter en vérité l’aventure puisqu’elle m’a permis d’approcher un de ces hommes dont l’existence ne semble possible que dans les romans et qui commande à l’une des plus formidables puissances occultes qui se soient constituées depuis longtemps en marge de la société. Tout ce qu’on a raconté de R. C. est encore au-dessous de la vérité. Je l’ai vu à l’œuvre et son œuvre m’a intéressé, moi que si peu de chose intéresse ici-bas. Je ne vous narrerai point par le détail l’effort superbe qu’il accomplit pendant ces dix dernières années, pour devenir le plus redoutable bandit – dans le sens de chef de b***e – des temps modernes et peut-être de l’histoire. Il faut avoir comme moi pénétré dans ces souterrains mystérieux et terribles comme les cercles de l’Enferdu Dante où il a établi les principaux rouages du mécanisme merveilleux qu’il dirige et qui en fait l’un des maîtres du monde. Comment le petit abandonné en est-il arrivé à ressusciter en plein XIXe siècle le pouvoir des Cartouche et des Mandrin ? Qui lui a procuré cette force ? Qui l’a aidé ? » Certes ! Ayant appris par quelque hasard miraculeux uni par l’indiscrétion de la sage-femme qui avait assisté sa mère à ses derniers moments, de quel supplice il avait à la venger, ayant reconstitué tout le drame qui avait fait de lui le fils d’un guillotiné, il dut sentir bondir en lui une énergie surhumaine et bouillonner dans son cœur l’irrésistible et impétueux désir de rendre coup sur coup à l’injustice des hommes !… » Mais les rois de l’ombre ont besoin pour vaincre, comme les rois dont la puissance s’étale au soleil, d’argent, de beaucoup d’argent ! Qui lui en a donné ? Qui lui en a donné assez ?… Ses crimes ?… Peut-être !… Qu’importe !… Il n’admet d’autres juges que Dieu et lui ! Et tout semble prouver aujourd’hui que Dieu est avec lui ! Car après avoir satisfait, par son amour des humbles et le secours dont il les a comblés, la haine qu’il a vouée à la société des forts, voilà qu’il touche aujourd’hui au but de toute sa vie, au châtiment terrible de ceux qui firent mourir son père sur l’échafaud, sa mère dans les tourments, et qui livrèrent sa sœur, enfant pure qu’on vola toute jeune à sa protection fraternelle, à la prostitution ! » Le comte sembla ne pas entendre la plainte douloureuse que, derrière lui, laissait échapper Liliane. Il regardait à nouveau Sinnamari, Régine et Eustache Grimm. Ces deux derniers n’essayaient même plus de dissimuler la terreur qui les avait peu à peu envahis. Ils attendaient… ils attendaient le mot, la phrase, le geste qui allait les condamner, les vouer au supplice promis. « Oui, continua-t-il, la vengeance de R. C. est prochaine, et j’en sais qui, s’ils ne sont pas devenus subitement fous, doivent trembler ! Si l’A. C. S., la société fondée par R. C., a prospéré, il en est une autre qui jouit d’une pleine faveur ! L’association des trois malfaiteurs a réussi !… Qui étonnerai-je ici en disant que tous les trois sont parvenus aux sources même du pouvoir ?… Les connaissez-vous ?… Certainement !… Les reconnaissez-vous ? Peut-être pas !… Car ils sont si puissants qu’il faut être plus courageux qu’intelligent pour les reconnaître, et j’ai autour de moi la société la plus intelligente de la terre !… » Un mauvais murmure s’éleva : mais, se dressant soudain au-dessus de la foule, d’un geste de commandement suprême, Teramo ordonna et obtint le silence. « Silence !… Écoutez-moi bien !… La preuve du crime existe !… Et je ne vous ai réunis ici, tous, que pour venir vous dire, de la part du roi des Catacombes : « Le jour est venu où les hommes vont connaître le crime qu’ils ont commis en faisant tomber la tête de Robert Carel ! La tête du père de R. C. ! » Ces derniers mots n’étaient pas plutôt prononcés qu’on entendit la lourde chute d’un corps sur le parquet. C’était Eustache Grimm qui venait de perdre connaissance. – Ce n’est rien ! fit remarquer d’une voix légèrement voilée Sinnamari. C’est encore cet imbécile qui aura trop mangé ! Et il regarda la fenêtre, qu’il avait maintenue fermée. Quelques heures avant les événements que nous avons retracés dans les chapitres précédents, le Professeur et Mlle Desjardies se trouvaient sur le seuil de l’Hostellerie de la Mappemonde. Ils se disposaient à sortir. Il était deux heures. Le temps n’était point beau. Comme on dit, il était « menaçant ». – Allons ! dit-il… et que Dieu nous protège ! Il offrit l’appui de son bras à Gabrielle, et tous deux descendirent la rue Lepic. Ils se rendaient, ainsi que tous les jours, chez le peintre Raoul Gosselin, qui habitait rue de Rome, et, ainsi que tous les jours, ils suivirent la route qui leur avait été tracée. Pendant cette promenade qui leur était devenue fort agréable à tous les deux, à cause même de la conversation qu’ils y entretenaient, ils parlèrent de Robert Pascal comme de coutume, et de cela ils ne se lassaient point, elle parce qu’elle l’aimait et lui parce qu’il trouvait à ce jeune homme un talent indéniable et aussi un air de mystère qui l’intriguait et l’amusait fort. Pour des raisons de sécurité, nos promeneurs ne descendaient point jusqu’aux boulevards extérieurs, mais remontaient derrière le cimetière Montmartre. La promiscuité de ces tombes et de tous ces marbres mortuaires déposés en pleine vie de la capitale, les invitait quotidiennement à des réflexions auxquelles, ce jour-là comme les autres, ils furent fidèles. Cependant, il ne faudrait point croire que la parfaite tranquillité avec laquelle jusqu’à ce jour la promenade s’était accomplie, avait endormi la vigilance du Professeur. Tout en tenant ces propos raisonnables – ils parlaient de ces morts qui leur étaient du reste indifférents et du seul vivant qui les intéressât – le Professeur ne manquait point de surveiller le voisinage. Son œil averti faisait rapidement le tour des choses et des gens et, autant que possible, le Professeur évitait les rencontres. Pour rien au monde il n’eût permis à quiconque de l’aborder ou, tout au moins l’ayant abordé, de le retenir. Il savait qu’il ne devait s’arrêter devant un étranger qui lui adresserait la parole, que si celui-ci donnait d’abord le mot de passe, dont, tous les matins, le Professeur se trouvait muni par les soins de Robert Pascal. Enfin, le Professeur ne se mettait jamais en route sans avoir tâté dans la poche de son gilet le sifflet qui devait être le signal qui les sauverait, sa compagne et lui, si l’occasion se présentait pour eux d’être sauvés. Le Professeur et Gabrielle devisaient donc. Le Professeur disait : – La pensée des morts ne m’effraie pas et l’aspect de leurs demeures ne me remplit pas d’épouvante, mais m’incite à goûter davantage le prix de la vie ! N’espérons point de vivre toujours, mademoiselle ; chaque saison est pour nous un avis. Qui sait si les dieux ajouteront à la somme de nos jours le jour de demain ? – Touchez du bois ! fit Mlle Desjardies, légèrement effrayée par cette philosophie qui s’accommodait si vite de la fin de Tout, pourvu qu’on ait su jouir du commencement. Et elle frappa elle-même du bout de son index gauche le manche de son parapluie qu’elle tenait de la main droite. Le docteur, non seulement pour lui faire plaisir, mais encore par humilité d’esprit devant le destin qui veille et rôde autour de nous, toucha le bois du parapluie, lui aussi. Quand ils arrivèrent au coin de l’avenue de Saint-Ouen, il se prit à pleuvoir. Alors Mlle Desjardies ouvrit son parapluie, et quelque temps ainsi ils cheminèrent. Comme la pluie redoublait, le Professeur dit : – On fera peut-être bien de prendre un fiacre… Et il ajouta : en voici justement un qui nous attend ! De ce fait, ce fiacre semblait les attendre. Le cocher était sur son siège et la voiture était vide. Enfin, le cocher leur faisait signe qu’il était prêt à charger !… – Où faut-il vous conduire, bourgeois ?… Ce n’était plus de la pluie qui tombait, c’était le déluge qui allait noyer la Terre. Le Professeur bénit les dieux qui avaient mis sur sa route cet aimable automédon, fit monter dans le fiacre Mlle Desjardies et expliqua au cocher le chemin qu’il devait prendre. Le cocher, ruisselant, fit un signe de la tête qui prouvait qu’il avait compris, et le Professeur s’apprêta à rejoindre dans la voiture Mlle Desjardies, mais dans le même moment, il entendit derrière lui une voix qui disait : – Connaissez-vous la Chanson des Saules ? Il se retourna précipitamment. Ce qu’il venait d’entendre, c’était le mot de passe. Ce mot venait d’être prononcé par un homme de haute taille enveloppé d’une lourde pèlerine noire, rejetée de telle sorte sur le visage qu’on ne voyait de celui-ci que les yeux. Cette tête, il sembla au Professeur qu’il l’avait déjà vue quelque part, mais il lui eût été impossible de dire où. Le chapeau de feutre aux larges ailes du mystérieux personnage descendait très bas sur le front. Et la pluie tombait toujours. Le Professeur, étonné d’avoir entendu l’inconnu, s’étonnait maintenant de son silence. Pourquoi l’avait-il abordé, lui avait-il dit le mot de passe et maintenant se taisait-il ? Que lui voulait-il ? C’est ce qu’il lui demanda, un peu impatiemment. Mais aussitôt il entendait un petit bruit derrière lui : il se retourna et vit que la vitre du fiacre venait d’être close automatiquement par un volet de fer. Il voulut s’élancer, mais déjà le cocher avait enveloppé son cheval d’un coup de fouet terrible qui le fit partir comme la foudre. Tout de même, sans plus s’occuper du personnage qui lui avait crié le mot de passe et qu’il bouscula rudement dans le moment où celui-ci tentait audacieusement de le retenir, le Professeur bondit. Et, en bondissant, il se souvint qu’on lui avait donné un sifflet pour en user dans des circonstances aussi exceptionnelles. Il fouilla dans la poche de son gilet, en tira le sifflet, le porta à ses lèvres, y souffla éperdument, mais n’obtint aucun son. Le sifflet était muet ! Le Professeur, stupéfait de ce phénomène, ne perdit point de temps à en chercher l’explication. La coïncidence de l’arrivée de l’inconnu et du malencontreux mot de passe prononcé, pendant que la voiture où se trouvait Mlle Desjardies s’éloignait au triple galop, le renseignaient suffisamment sur la nature de l’événement qui venait de se produire. On enlevait Mlle Desjardies !… Malgré le vent, malgré la pluie, il courait avec une vélocité dont on n’eût point cru capable un être humain, qui ne dispose que de deux jambes… Malheureusement le cheval avait quatre pattes et augmentait son avance dans des proportions telles que le Professeur commença à désespérer de l’atteindre. Il appela. Il cria. Nul ne lui répondit. La pluie avait fait le vide dans la rue et laissait le champ libre à l’équipage, qui en profitait.
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