Quelques passants s’étaient réfugiés sous les porches et riaient de cet homme qui courait en hurlant, derrière cette voiture emballée. Ainsi fut parcourue la rue Legendre jusqu’au pont du chemin de fer, par le pauvre Professeur qui avait perdu son chapeau et qui allait perdre de vue la voiture. Celle-ci avait passé sur le pont et, tournant à droite, enfilait le boulevard Pereire. Elle passa, sans le traverser, devant le pont de la rue Saussure, et le Professeur, qui était loin d’être un sot, en conclut, malgré tout le trouble de sa pensée et le désarroi de ses sens, qu’elle ne gagnait ni Asnières, ni Levallois-Perret, sans quoi elle se serait dirigée directement vers les fortifications. Elle ne semblait point non plus vouloir rentrer dans le centre de Paris, car, négligeant à sa gauche toutes les rues adjacentes, elle filait droit, toujours suivant le boulevard Péreire, toujours suivant la ligne du chemin de fer, vers la porte Maillot. Le Professeur se trouvait vers le pont du chemin de fer au milieu duquel se dresse la gare des Batignolles ; il n’eut qu’à jeter un coup d’œil sur la gare qui s’étalait à ses pieds pour y voir un train prêt à partir, dans la direction de la porte Maillot. Il se précipita comme une bombe dans la gare, renversa l’employé qui, en haut de l’escalier, voulait l’empêcher de passer sur la voie, prétextant qu’il n’avait point de billet, dégringola l’escalier sur la rampe et arriva juste à temps pour sauter sur le marchepied du fourgon de queue du train qui venait de se mettre en marche. À la gare de la place Pereire, il voulut monter sur le toit du fourgon, dans la petite cabine du serre-frein, pour voir s’il apercevait toujours la voiture sur le boulevard, car le chemin de fer occupe là un profond fossé. On le prit pour un fou et, comme il criait qu’il allait à la porte Maillot, qu’il n’avait pas eu le temps de prendre un billet et qu’il agitait sa bourse, un employé, qui le fit entrer dans un wagon de voyageurs, se chargea de le mettre en règle, grâce à sa comptabilité ambulante, avec la compagnie. Le Professeur avait la tête à la portière, pendant ce temps, et criait de temps à autre : « Arrêtez-le ! Arrêtez-le ! » Et puis il se rasseyait et disait à trois voyageurs épouvantés : « Perdue pour perdue, au moins j’ai encore une chance de la rattraper ! » Et il remettait la tête à la portière, et il recriait : « Arrêtez-le ! Arrêtez-le ! » Si bien que, à la porte Maillot, les employés, croyant avoir affaire à un fou dangereux, voulurent s’en emparer. Mais il donna un croc-en-jambe à l’un, un coup de pied dans le tibia d’un autre, un coup de poing dans la figure d’un troisième et passa comme une trombe à travers le quai, l’escalier, la salle d’attente. On courait derrière lui. Les premiers qui arrivèrent sur la place ne l’aperçurent plus. Il était, à ce moment-là, caché dans une encoignure du boulevard Péreire et regardait, le cœur battant, le visage ruisselant de pluie et de sueur, venir à lui le fiacre, son fiacre, qui, ne se croyant plus suivi, avait modéré son allure. Quand le fiacre passa près de lui, le Professeur n’eut garde de se faire voir au cocher et de se jeter brusquement à la tête du cheval ; il savait trop combien un faux geste, une tentative malheureuse de sa part entraînerait loin de lui avec la rapidité de l’éclair cette voiture, que seule son astuce lui avait fait rejoindre. Celle-ci lui avait trop bien réussi pour qu’il ne continuât point à se montrer plein d’imagination et de prudence ; et, quand le fiacre passa devant lui, il s’installa avec une agilité étonnante sur les ressorts d’arrière, en disant : – Il ne sera pas dit qu’on se sera payé la figure du Professeur ! Le fiacre arriva ainsi avenue de la Grande-Armée. Le Professeur se disait : – S’il passe la grille du Bois, j’ai des chances de faire arrêter l’équipage en appelant à mon aide les gabelous ! Mais c’était là un vain espoir. L’avenue de la Grande-Armée fut traversée dans toute sa longueur et le fiacre s’engagea dans les boulevards qui suivent les fortifications à l’intérieur de Paris. La pluie tombait toujours à verse et le Professeur était passé à l’état d’éponge. S’il maudissait la pluie, c’est qu’elle rendait plus désert encore ces boulevards peu fréquentés, et que tout espoir d’une intervention extérieure était interdit. Le boulevard Lannes suivi de bout en bout, la voiture s’engagea, toujours suivant les fortifications, sur le boulevard Suchet. On avait passé la porte de la Muette et l’on se trouvait en face de la porte de Passy. Le Professeur se demandait si on allait longtemps ainsi continuer à faire le tour de Paris, à travers cette persistante inondation. Tout à coup, la voiture, sans ralentir son allure, se dirigea vers la gauche et entra rapidement dans une petite propriété isolée au coin du boulevard Beauséjour. La grille était ouverte et personne heureusement ne se trouvait là pour la refermer, sans quoi le Professeur eut été certainement aperçu. Probable que le concierge se garantissait de la pluie quelque part et le Professeur bénit la pluie. La voiture décrivant un arc de cercle autour d’une pelouse qui précédait un petit hôtel, prit à droite et pénétra dans la cour de l’hôtel située sur les derrières par une porte qui, elle, se referma aussitôt la voiture passée. Mais, comme cette porte pleine avait été refermée de l’intérieur par un personnage que le Professeur n’avait pas aperçu, celui-ci put croire en toute tranquillité qu’il n’en avait point été vu non plus. Le Professeur, avec la voiture, se trouvait enfermé dans la cour. – Justes Dieux ! murmurait-il. Quelle aventure ! Que suis-je venu faire dans cette galère ? La voiture s’était arrêtée près d’un perron et le cocher avait sauté en bas de son siège ; mais avant qu’il ne retombât sur pieds, le Professeur, leste comme un cerf, s’était rejeté derrière la porte d’une obscure remise qui était entrouverte derrière lui. De là il pouvait voir sans être vu. Ce qu’il aperçut tout d’abord l’intéressa au plus haut degré. Il aperçut le cocher qui, en sautant, avait laissé tomber son chapeau, et il reconnut un visage qui avait déjà eu le don de lui inspirer une prudente méfiance. – Oh ! oh ! se dit-il. La tête de fouine !… Nous savons maintenant pourquoi cet individu fréquentait les Trois-Pintes !… Ah ! Robert Pascal avait raison de me dire de me méfier de cette tête-là, si jamais je la rencontrais sur mon chemin !… La tête de fouine avait ramassé son chapeau, s’était recoiffée et, tirant un passe-partout de sa poche, ouvrait tranquillement la portière de la voiture. – Descendez, mademoiselle ! pria-t-il d’une voix ferme, et ne craignez rien ! Il ne vous sera fait aucun mal. Mlle Desjardies bondit hors de la voiture et voulut crier, mais apercevant tout à coup, derrière le cocher, la figure effarée du Professeur, qui avait mis un doigt sur la bouche, elle se tut… Le cocher lui montrait maintenant une porte qui venait de s’ouvrir au haut des marches. Elle obéit et pénétra dans l’hôtel en remerciant le ciel de lui avoir réservé le secours inattendu de son compagnon. Elle sentit qu’elle pouvait compter sur son compagnon et sur sa ruse, et elle résolut de garder tout son sang-froid pour l’aider… Elle entra donc dans l’hôtel et la porte se referma sur elle, mais pas si vite que le Professeur n’entendît son cri désespéré. L’hôtel n’avait qu’un étage et des mansardes. Les fenêtres du rez-de-chaussée avaient leurs volets fermés. Il n’y avait pas de volets aux fenêtres du premier étage, qui étaient garnies simplement de « jalousies », qu’on ne déroulait qu’en été. Ces volets eussent été, du reste, inutiles, car des propriétés environnantes, on ne pouvait pas apercevoir les fenêtres. Bientôt, réapparut sur le perron le cocher à la tête de fouine, qui descendait, allait à son cheval, et commençait à le dételer. L’homme épongea, bouchonna, frictionna la bête comme s’il n’avait pas eu d’autres préoccupations et puis, quand il lui eut jeté une botte de foin dans la mangeoire, retourna au perron, qu’il gravit à nouveau, frappa à la porte qui s’ouvrit et il disparut. Le jour était tombé prématurément et cette obscurité du ciel devait avoir favorablement servi le Professeur qui s’écrasait dans l’ombre contre la muraille, derrière un insuffisant attirail de harnais. Combien, cependant, durant que l’homme passait à portée de sa main, avait-il eu l’envie de lui sauter à la gorge, de l’étrangler tout net et d’en finir au moins tout de suite avec l’un de ces ennemis ! Mais la raison, la perspicacité et l’inspiration qui sans doute coopéraient au succès de son entreprise le retinrent en lui montrant le danger d’une intervention trop rapide, qui n’aurait d’autre résultat que d’avertir les complices de la tête de fouine, qu’il y avait un étrangleur inconnu dans cette demeure où ils espéraient agir en toute tranquillité. Un coup d’œil sur les lieux avait déjà renseigné le défenseur de Gabrielle Desjardies sur la façon dont il pourrait subrepticement se rapprocher de celle qui, dans ce moment, ne devait plus compter que sur son intelligente et victorieuse intervention. Une corniche longeait le premier étage au-dessus des fenêtres, et il ne semblait point impossible, avec un peu d’adresse et d’agilité, d’atteindre cette corniche par le truchement d’une gouttière massive et retenue par des crochets de fer dans l’encoignure du mur de l’hôtel et du mur de la remise. Arrivé sur la corniche, il briserait un carreau et pénétrerait dans l’hôtel. Justement comme il regardait les vitres du premier étage, celles-ci s’illuminèrent. Un flambeau passa de fenêtre en fenêtre et s’arrêta devant la dernière croisée, celle qui se trouvait près de l’encoignure du mur, à côté de la gouttière. Une ombre vint à cette fenêtre. Quand le Professeur l’aperçut, il ne put retenir une sourde exclamation, car il venait de reconnaître dans cette noire silhouette l’homme au manteau et au chapeau de feutre qui l’avait arrêté au coin de la rue Legendre par le mot de passe : Connaissez-vous la chanson des Saules ? L’homme inconnu dont il avait vu la tête quelque part. L’homme fit un geste, qui eût pour résultat de décrocher l’embrasse d’un lourd rideau qui retomba sur la croisée, masquant la lumière intérieure. Le Professeur décida alors d’agir. Son imprudence naturelle, le besoin qui était toujours latent chez lui de se dévouer, et une curiosité excessive qui n’avait d’égale que son inépuisable bavardage, lui dictèrent qu’il avait déjà attendu trop longtemps, et il sauta comme un singe sur la gouttière, qu’il gravit avec des genoux de quinze ans. Les crochets de fer lui furent d’un secours dont il remercia le ciel, tout en s’excitant au combat. Et il parvint à poser le pied sur le haut de la fenêtre du rez-de-chaussée. Quand il fut sur la corniche, le rideau de la fenêtre, mal tiré, lui permit d’apercevoir ce qui se passait dans la chambre. Il y avait dans cette pièce trois personnages : Mlle Desjardies, l’homme au manteau noir qui lui tournait le dos, et dont il ne put voir le visage, bien qu’il tînt son chapeau à la main, car il ne se retourna point une seule fois de son côté et puis la tête de fouine. Mlle Desjardies s’était laissée tomber sur un fauteuil, dans une attitude de lassitude et de découragement parfaite, que le Professeur jugea simulés pour mieux tromper « ses persécuteurs ». L’homme au manteau noir parlait, et il n’était point difficile de deviner à ses gestes qu’il devait demander pardon à la belle Gabrielle de la liberté qu’on avait prise de l’amener dans cet hôtel sans lui en avoir préalablement demandé la permission. Mlle Desjardies ne répondait pas. La tête de fouine ne disait pas un mot. – Si seulement, se disait le Professeur, j’étais sûr qu’ils ne fussent que tous deux dans la maison, je descendrais chercher dans l’écurie un manche à balai, je leur sauterais sur le casaquin et je les ferais passer de vie à trépas avant même qu’ils ne s’en doutent ! Comme si le hasard s’était chargé de le renseigner et de le garder d’une néfaste aventure, l’homme au manteau noir appuya sur un timbre et la porte de la pièce s’ouvrit. Deux hommes et une femme entrèrent. C’étaient évidemment des domestiques et on les montrait certainement à Mlle Desjardies, moins pour lui dire qu’ils étaient à sa disposition que pour la prévenir qu’elle n’avait aucun espoir de s’évader. La porte entrouverte faisait voir une autre pièce illuminée ; ce devait être la chambre qu’on réservait à Mlle Desjardies, car on y voyait un lit. À ce moment l’homme au manteau noir fit un geste brusque qui dérangea le rideau de la fenêtre et le Professeur ne vit plus rien, mais il en avait assez vu et il redescendit rapidement dans son écurie, où il resta tapi jusqu’à dix heures du soir, heure à laquelle toutes les lumières étant éteintes et un silence parfait régnant dans l’hôtel, il lui sembla qu’il pouvait avoir quelque chance d’oser mettre ses projets à exécution. La pluie avait cessé et la lune, en éclairant sa haute silhouette, debout sur la corniche, le gênait. Il fallait faire vite. Il parvint, au risque de se rompre le cou, jusqu’à la fenêtre du milieu et frappa trois petits coups. Il pensait bien que la prisonnière ne dormait pas ; en effet, à son appel, la fenêtre s’ouvrit tout doucement. – Mademoiselle ! dit-il tout bas, si bas qu’elle ne l’avait peut-être pas entendu, mademoiselle !… Mais elle ne répondit pas. Alors il enjamba l’appui de la fenêtre et se trouva dans la chambre obscure.
Dans le salon de Teramo-Girgenti, le malaise soudain d’Eustache Grimm avait paru assez significatif. La pâleur cadavérique du général Régine n’échappait plus à personne. Et la colère évidente de Sinnamari devant la défaillance de ses anciens complices aurait corroboré tous les soupçons, si les soupçons eussent eu besoin d’être corroborés. Si on n’osait encore former d’hypothèses sur la personnalité du comte, il ne faisait de doute pour aucun des invités que Teramo, pour une raison qui restait obscure, prenait en mains les intérêts de R. C. et d’une façon si énergique qu’il n’eût pas montré plus d’ardeur ni d’animosité s’il se fût agi de lui-même… Il se dressait en face des Trois, comme un ennemi terrible, prêt à porter des coups décisifs. Allait-il vaincre ? Sinnamari, de toute l’assemblée, apparaissait le moins ému. Il attendait ce nom de Robert Carel… il le voyait venir… et quand il éclata dans le silence angoissant du salon, il le reçut d’un front serein cependant que Régine sentait une sueur froide l’envahir, et que Grimm s’effondrait sur le parquet, l’imbécile !… Le docteur Mackensie se pencha sur ce corps énorme, ventripotent et flasque, en déclarant qu’une congestion mortelle devait être tôt ou tard l’aboutissement du régime alimentaire du directeur de l’Assistance publique. Il lui arracha son col et sa cravate et constata que cette fois-ci encore, Eustache Grimm « en réchapperait ». Après qu’on lui eût fait respirer des sels, Grimm poussa un soupir, et Teramo-Girgenti, qui semblait très amicalement contrarié de voir l’un de ses convives dans ce pénible état, prononça comme toujours les paroles qu’il fallait pour que le malade revînt tout à fait à lui. Il l’invita à déjeuner pour le lendemain !… L’effet fut foudroyant. Quelle phrase mieux que celle-ci : « Je vous invite à déjeuner » pouvait ramener Eustache Grimm à la vie ? Dans les plus tristes circonstances, dans les heures les plus moroses, elle était toujours venue, cette phrase, éclaircir son destin… Mais tout à coup il se rappela… il se souvint que celui qui l’invitait ainsi était l’homme qui avait prononcé ce nom : Robert Carel !… Et alors il lui sembla qu’il n’aurait plus jamais faim de sa vie… Teramo, en faisant cette invitation macabre, avait ri, mais son rire était apparu à tous si diabolique que pas un invité ne se fit l’écho de cette joie lugubre… C’était la deuxième personne qui se trouvait mal chez le comte depuis que le comte avait commencé son récit… et l’on sentait que ce qui s’était passé jusqu’alors n’était rien à côté de ce qui allait se passer peut-être… – Mon cher comte, fit soudain Sinnamari en allumant un cigare, mon cher comte, je serais tout à fait curieux de savoir où vous voulez en venir. Vous ne me raconteriez point cette histoire inouïe, à moi procureur impérial, si vous n’aviez le dessein de m’y intéresser d’une façon particulière. – N’en doutez point, répliqua Teramo, un peu désarçonné par tant d’audace. – Et pourrais-je savoir à quoi je puis vous être utile ?… L’affaire me paraît bien lointaine. Il y a certainement prescription. En vérité, je ne vois pas du tout comment mon intervention… – Ah ! Vous ne voyez pas, monsieur le procureur impérial ! gronda Teramo, qui avait peine à contenir la fureur léonine qui l’embrasait… Ah ! Vous ne voyez pas… Eh bien, si vous me le permettez, je vais vous faire voir, moi ! Sinnamari fit tomber la cendre de son cigare d’un petit geste négligent et dit : – Faites ! Et il ajouta : – Croyez bien que je vous suis tout dévoué. Je vous ai trop d’obligations pour ne point mettre ma personne et mon ministère à votre entière disposition… Teramo vit, derrière Sinnamari, Liliane qui pleurait… Il lui sembla que ses larmes lui faisaient un bien infini. Il en fut comme rafraîchi et il reconquit tout le sang-froid que l’ironie outrageante du procureur était sur le point de lui faire perdre. – Je vous ai dit, monsieur le procureur, que la preuve du crime existe. – En quoi consiste-t-elle ? demanda Sinnamari. – Dans un cadavre, répliqua le comte. – Comment, dans un cadavre !… Qu’est-ce qu’une preuve qui consiste dans un cadavre ? – Je vais vous l’expliquer, monsieur le procureur, car ce soir je suis désolé de constater que, si vous ne voyez que difficilement ce que je veux vous faire voir, vous ne comprenez pas mieux ce que je veux vous faire entendre. Écoutez-moi donc et vous allez suivre toute l’affaire. La malheureuse femme dont je vous ai parlé n’est jamais sortie de la petite maison de Montmartre. – Vous commencez à m’intéresser… – Son cadavre s’y trouve encore. – Parfait ! – C’est là que les misérables l’ont enterré !…